Le Dalai-Lama a rédigé un petit texte intitulé "Méditation tantrique simplifiée pour débutants" (publié en annexe du livre La méditation au quotidien[1]). Le centre du cercle de divinités est Bouddha Shakyamûni avec à ses côtés Shariputra et Maudgalyayana. A sa droite Avalokiteshvara, à sa gauche Mañjushri, derrière Arya Tara. Les questions qui suivent se rapportent à cette pratique. Voici la réponse du Dalai-Lama.
[90] C. QUESTIONS - RÉPONSES."Q. - Quand on a atteint à des niveaux de méditation élevés comme les êtres supérieurs en connaissent, est-il encore nécessaire de passer par la visualisation du Bouddha et de sa suite, comme Tara et les autres, avec tous leurs attributs? Quelqu'un parvenu à un degré supérieur peut-il directement se focaliser sur le Bouddha dans la méditation ?Dalaï-Lama : Dans la pratique tantrique, on s'engage dans différentes sortes de méditation en fonction des aspects divers des attributs du Bouddha. C'est pourquoi j'ai expliqué ces différentes visualisations.En ce qui concerne le chemin, il n'est pas absolument nécessaire de visualiser le Bouddha. On peut simplement méditer, sans la moindre visualisation, la vacuité ou l'esprit d'éveil. Méditer simplement la vacuité pour l'aspect sagesse, et l'esprit altruiste pour la méthode.Pour une pratique tantrique cependant, il est généralement nécessaire d'accomplir des visualisations, car il en résulte un état comprenant aussi bien le Corps formel que le Corps de vérité.Le motif fondamental qui nous pousse à la bouddhéité est d'aider les autres. La vraie qualité de Bouddha qui aide et sert tous les êtres est le Corps formel, non pas le Corps de vérité. Si bien que les bodhisattvas cultivant une aspiration véritable à l'éveil se concentrent essentiellement sur l'obtention du Corps formel.Afin de l'acquérir, il faut accumuler les causes et conditions nécessaires selon les lois de la cause et de l'effet qui régissent tous les phénomènes impermanents, y compris l'état de Bouddha. Il faut amasser une cause substantielle en vue du Corps formel, que la pratique de la sagesse ne saurait apporter. Son accomplissement est comme une empreinte découlant du mérite accumulé.Même si, selon les sûtras, des pratiques de générosité, de discipline, etc., peuvent également être causes du Corps formel, elles ne sauraient être leur cause substantielle. Le facteur qui joue ce rôle et complète le Corps formel est celui pratiqué dans le tantra. Il s'agit d'une énergie particulière, les vents.En revanche, la sagesse réalisant la vacuité est une cause substantielle de l'obtention du Corps de vérité. Comme il existe deux sortes de corps résultants, il y a également deux causes différentes. Si cette énergie particulière, les vents, n'est pas générée en même temps que la sagesse, il ne saurait y avoir de combinaison de la méthode et de la sagesse.Par conséquent, il convient de développer un type d'esprit qui, tout en étant un, ait à la fois l'aspect de la méthode et celui de la sagesse en vue de la réalisation aussi bien du Corps formel que du Corps de vérité, complets au sein d'un seul esprit.Dans l'ensemble, si l'on se demande de quoi a l'air le Corps formel, il n'y a pas de réponse précise. On ne peut pas dire qu'il ressemble à une statue, mais on peut [91] au moins avoir l'idée de quelque chose susceptible d'être imaginé par des êtres humains de ce monde.On peut prendre pour objet telle ou telle forme, une divinité qui a des traits analogues au Corps formel, et en se concentrant sur elle, réfléchir à la vacuité. Nous avons alors l'apparence d'une déité, et, en même temps, une compréhension du vide de sa nature. Donc, un tel esprit a les deux qualités, à la fois la visualisation de la déité et la compréhension de sa totale vacuité.C'est pourquoi il est utile de visualiser déités et mandalas dans la pratique tantrique."
Les tantras sont apparus dans le prolongement de la pratique de bouddhisme mahāyāna. Ils se centrent toujours sur la pratique d'une divinité ou d'un être éveillé. La divinité pratiquée représente sous forme anthropomorphe le fruit qu'il convient de réaliser. Le corps de la divinité et ses attributs symbolisent des qualités éveillées. En s'identifiant à la divinité, c'est-à-dire en pensant que la nature de la divinité est notre véritable nature, et en réussissant cette identification, la divinité est "réalisée". Ce processus d'identification est accompagné d'une pratique de récitation de mantra et selon la classe de tantra, de la pratique sur les canaux subtils, les énergies et les gouttes du corps subtil. La pratique tantrique composée par le Dalai-Lama ne comporte d'ailleurs pas ce dernier type de pratique.
Le mahāyāna avait enseigné la nécessité de la pratique combinée de la sagesse (prajñā) et de la méthode (upāya). Initialement la méthode (upāya) se réfère à tout ce qui accompagne un engagement actif dans le monde dans le but de venir aux besoins des êtres. Evidemment dans l'optique de les conduire à l'éveil, mais aussi de soulager leurs souffrances temporairement. C'est par son utilisation de "la méthode" qu'un bodhisattva se distingue d'un bouddhiste qui n'aspire pas au "plein éveil" mais à l'état d'arhat.
Un bodhisattva peut donc utiliser tous les moyens (upāya) dont il dispose pour soulager la souffrance des êtres, sans aucune limite. Il y a des exemples de bodhisattvas qui vont jusqu'au meurtre pour empêcher l'assassinat d'un plus grand nombre d'êtres. Un bodhisattva peut évidemment pratiquer la médecine. La science médicale au moyen-âge en Inde n'étant pas ce qu'elle est maintenant, elle comportait des rituels d'offrandes aux dieux et aux asura. Dans son engagement altruiste, un bodhisattva "exerçant la médecine" pouvait donc être amené à faire le culte de certains dieux et demi-dieux. Par nécessité, par habitude, par conviction personnelle, parce que cela faisait partie de la pratique de la médecine, parce que de toute façon la séparation entre la science et la religion n'existait pas et que les traditions religieuses étaient plus imperméables et moins dogmatiques.
Dans l'optique d'un bodhisattva, l'état de bouddha est réalisé pour pouvoir mieux venir en aide aux êtres et donc accessoirement pour devenir plus efficace soi-même. Il est donc permis au bodhisattva de profiter de toutes les méthodes (upāya) qui peuvent le rendre plus efficace en attendant de devenir un bouddha. Quand il y a des méthodes qui permettent au corps de devenir plus fort voire indestructible, ou pour produire l'élixir de jouvence pour vivre plus longtemps, ou des méthodes de yoga qui permettent de susciter des expériences spirituelles à partir du contrôle de fonctions physiques grossières et subtiles et ainsi d'avancer plus vite ou de façon plus tangible sur le chemin vers la bouddhéité, elles sont permises. Les tantras sont des textes où ce genre de méthodes sont inclues toujours dans le cadre de la pratique d'une divinité. Cette pratique fait suite à une consécration, avec un rattachement à celui qui transmet la pratique et à sa lignée. L'engagement de loyauté pris à cette occasion court jusqu'à l'obtention du plein éveil. Ce sont les conditions que stipulent les tantras transmis.
Le sens premier de la méthode (upāya) était l'engagement altruiste dans le monde. Plus tard l'accent était mis sur les méthodes utilisées pour cet engagement et sur les méthodes tantriques en particulier. Il faut tenir compte de ce glissement sémantique en utilisant le mot méthode (upāya).
Pour revenir sur les réponses du Dalai-Lama. Il explique que pour être un bodhisattva il faut développer la sagesse et pratiquer la méthode, ce qui s'appelle développer l'esprit d'éveil (bodhicitta). Il n'y a pas besoin pour cela de visualiser le Bouddha, c'est-à-dire dans ce contexte de faire une pratique de style tantrique qui le prend comme le centre d'un maṇḍala dans le but d'une identification. Rappelons que le véritable Bouddha, que cible le bodhisattva, est le corps spirituel (dharmakāya) et que celui ne s'accède pas à travers une visualisation ou toute autre activité intellectuelle. Elle peut en revanche être un moyen qui facilitera le déclic d'un éveil. Mais la signification de "moyen" dans ce sens est différente que du "moyen" (upāya) dans le sens de l'engagement altruiste. Le Dalai-Lama dit donc que l'on peut "méditer simplement la vacuité pour l'aspect sagesse, et l'esprit altruiste pour la méthode" sans passer par une pratique de type tantrique centrée sur le Bouddha historique.
Ensuite, il ajoute que cela ne suffit pas dans la pratique des tantras. Dans les tantras, les corps formels (rūpakāya) "s'édifient" contrairement au corps spirituel (dharmakāya), qui est naturellement présent. Le corps spirituel est accessible à travers une purification, mais les corps formels sont à construire et ils se construisent à l'aide des tantras. Il faut noter que le mot corps, qui signifiait au départ un "ensemble" de qualités plutôt que le corps individuel, subit un glissement à cause du développement iconographique. Le Dalai-Lama explique que ce qui fait qu'un bouddha soit un véritable bouddha, ce sont ses corps formels, car c'est avec ceux-ci qu'il peut aider les êtres. Le corps spirituel d'un autre bouddha ne leur étant pas accessible. Selon ce raisonnement, le passage par les tantras est donc obligatoire.
Maitrīpa et Gampopa enseignent que le véritable Bouddha est le corps spirituel (dharmakāya). Le corps spirituel qui est naturellement présent en chacun de nous. Ce "bouddha véritable" est donc le seul "bouddha" qui soit véritablement accessible à chacun. Chercher un bouddha ailleurs serait de la folie. Ce serait courir d'après un mirage dirait Saraha.
Reprenons le fil du Dalai-Lama. Pour obtenir les corps formels d'un bouddha, "il faut accumuler les causes et conditions nécessaires selon les lois de la cause et de l'effet qui régissent tous les phénomènes impermanents, y compris l'état de Bouddha". Si le véritable Bouddha est le corps spirituel (dharmakāya), et donc l'état de Bouddha, celui-ci n'est pas régi par la loi de cause à l'effet, car il est inconditionné. Pour rappel, selon Maitrīpa les corps formels sont le dynamisme inhérent du corps spirituel, selon Gampopa ils sont la conséquence de trois facteurs réunis[2]. Le Dalai-Lama suit une autre doctrine dans laquelle la pratique de la sagesse ne peut pas aboutir aux corps formels du bouddha. Les qualités spirituelles (pāramitā etc.) développées ne peuvent pas être leur "cause substantielle". Les corps formels d'un bouddha ont donc besoin d'une "cause substantielle" qui est développée par la pratique des tantras en général et par la maîtrise de l'énergie "des vents" (vayu) en particulier. Il s'agit ici de la pratique du système des canaux subtils (nāḍī), des souffles (prāṇa) et des gouttes (bindu) du corps subtil.
Le Dalai-Lama ajoute, contredisant par là la première partie de sa réponse : "Si cette énergie particulière, les vents, n'est pas générée en même temps que la sagesse, il ne saurait y avoir de combinaison de la méthode et de la sagesse." Dans ce raisonnement qui est celui de la justification de la nécessité et de la supériorité des tantras, le sens de "méthode" (upayā) qui signifiait au départ "l'esprit altruiste" a pris le sens de la pratique de la maîtrise du corps subtil dans le cadre d'une consécration, et qui est la seule "cause substantielle" possible pour développer les corps formels (rūpakāya) et pour devenir un bouddha pleinement éveillé (samyakbuddha).
Cette conception des corps formels est donc différente de celle de Maitrīpa et de Gampopa. La ligne de fracture est semblable à celle de la conception de l'intuition.
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[1] Tenzin Gyatso XIVe Dalai-Lama, La méditation au quotidien, traduit de l'anglais (Cultivating a daily meditation) par Claude B. Levenson, Editions Olizane pp. 90-91
[2] le dynamisme de l'élément des qualités (S. dharmadhātu), la perception des êtres à guider, les objectifs formulés (praṇidhāna) par les candidats buddha.
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