Figure 1
La cosmogonie est un "ensemble de récits mythiques ou de conjectures scientifiques, cherchant à expliquer l'origine et l'évolution de l'univers". La cosmogonie indienne est racontée dans les Purāṇa qui traitent traditionnellement de cinq sujets (S. pañcalakṣaṇa): la création de l'univers (S. sarga), les créations secondaires (S. pratisarga), la généalogie des dieux et des sages (S. vaṃśa), la création de la race humaine et des premiers hommes (S. manvantara), et les histoires dynastiques (S. vaṃśānucarita). Il existe dix-huit purāṇa dont la plupart furent composés entre 400 et 1200. On peut distinguer deux axes mythologiques qui s'inscrivent dans ou sont à l'origine de deux approches antagoniques ou complémentaires. L'un passe par l'effort (yoga), le deuxième par une "connaissance" difficile à définir[1]. Elle n'est pas intellectuelle et dite intuitive, mais pour la susciter la foi et l'amour sont nécessaires.
Dans la première version, il y a l'océan de lait et un serpent (S. nāga) qui porte le nom Ananta (Infini) ou Śeṣa (Vestige, reste ou résidu), ou encore Ananta-Śeṣa. Il est l'ainé de mille serpents[2], nés de l'union entre le sage Kaśyap[3] et sa femme Kadrū. Il symbolise le résidu de l'Univers entre deux périodes cosmiques et le germe de la création nouvelle. Les trois tours que fait le nāga (Vasuki) autour du cou de Śiva symbolisent le passé, le présent et le futur. Il se peut que ce qu'il reste après la déstruction d'un univers est le Temps, qui est infini. Traditionnellement ce résidu est l'empreinte (S. samskāra) laissé par le cycle précédent de laquelle se produira le cycle suivant.
La première approche est plutôt réaliste et dualiste. L'objectif est la production de nectar d'immortalité (S. amṛta). L'océan de lait semble être la "matière première" de l'Univers qui afin d'être féconde doit être barattée. Tout comme le barattage du lait sépare la matière grasse contenue dans la crème du petit lait, le barattage de l'océan de lait sépare le nectar (S. amṛta) des impuretés. Ces impuretés ont produit le poison Halāhala ou Kālakūṭa, qui était tellement toxique qu'il aurait pu détruire toute la création. C'est alors que le dieu Śiva, le Seigneur du yoga, est appelé à l'aide. Prêt à se sacrifier, il avale le poison, mais grâce à l'action de sa compagne Parvatī, le poison reste dans sa gorge qui sous l'effet du poison devient bleue. Il y a donc une dualité entre nectar d'immortalité et de poison (mort), et le Seigneur de yoga, Śiva, possède une méthode qui lui permet d'ingérer le poison, d'utiliser le monde, sans en être affecté.
Dans la deuxième version, nous retrouvons l'océan de lait et le serpent Ananta-Śeṣa. Nous retrouvons également Viṣṇu, qui dans la première version était présent sous la forme de son avatar tortue (S. Kūrma) qui soutenait l'axe du monde. Ici Viṣṇu est représenté dans sa forme de dieu védique. Il n'y a plus question de nectar d'immortalité ni de poison, ni d'effort (barratage) et le serpent ne sert plus de "courroie de transmission", mais simplement de support qui offre un refuge. Si le serpent Ananta-Śeṣa symbolise toujours l'infini, transcendant les trois temps, sa protection consiste sans doute justement en cette transcendance. Viṣṇu est couché et rêve. De son nombril est sorti un lotus sur lequel est assis Brahmā. La nature de cet univers n'est autre qu'un rêve, même si c'est un rêve divin. S'il y a un Sujet et une Nature originelle, une évolution et une involution, ceux-ci ont perdu un peu de leur réalité et font partie intégrante du rêve divin. Voilà en ce qui concerne la nature de l'univers que raconte ce mythe.
Si nous prenons ce Viṣṇu comme l'Homme cosmique et donc dans l'optique du yoga (avec son macrocosme et microcosme), comme le modèle de tout un chacun, nous avons un modèle dont l'action procède du non-agir et se déroule sans effort. Le nom Viṣṇu se traduit en tibétain par "khyab 'jug", ce qui rappelle son caractère universel, son ubiquité. L'ubiquité est aussi la qualité principale du Corps spirituel (S. dharmakāya) qui constitue par là le potentiel d'éveil (S. tathagatagarbha) de tout être. Selon la doctrine de Maitrīpa et de Gampopa, les deux corps formels d'un bouddha, ne sont pas le résultat d'un effort (édification d'un corps indestructible par l'alchimie rasāyana, par le haṭhayoga , par la pratique de yogatantras supérieurs où le fruit – corps formels – doit avoir une cause – pratique des deux phases, etc.), mais sont le dynamisme naturel du corps spirituel (S. dharmakāya). Ce qui veut dire que l'action d'un bouddha, et donc l'apparition de ses corps formels (qui ne sont pas des corps au sens propre, rappellons-le), est spontanée.
Si je devais me représenter iconographiquement ce rapport entre le corps spirituel et les corps formels, je ferais bien un emprunt à ce Viṣṇu endormi. Petit détail intéressant par rapport à la description de Śavaripa que donne Pema Karpo.
Il existe une représentation (Figure 3) de Viṣṇu entouré de ses deux parèdres Lakṣmī et Bhū devi (la Terre). Śavaripa est représentée en compagnie de deux yoginī chasseresses (Figure 5). Cela change de la représentation classique de divinités yab-yum. Nous avons à faire à un trio dans ce cas. Sur certaines représentations iconographiques, quand Viṣṇu est ainsi en repos en rêvant l'univers, il se fait masser les pieds par Lakṣmī ou ailleurs par la nāgī Ila. On retrouve dans le recit de Pema Karpo le massage du pied de Śavaripa par une des yoginī. Ce massage a-t-il un sens particulier ? Ou s'agit-il tout simplement de peindre un décor ? Dans ce cas, aurait-il pu y avoir une influence iconographique consciente ou inconsciente ? Rappelons aussi que les deux moitiés de laie à l'un et à l'autre bout de l'arc, représentent (Vajra)Vārāhī, l'aspect féminin de Varāha, troisième avatar de Viṣṇu. Nous avions déjà vu d'autres éléments vishnuïtes dans l'œuvre d'Advayavajra. Bcom ldan ral gri (1227-1305) écrit dans son commentaire sur le dohākośagiti que Maitripa, avant de se reconvertir au bouddhisme, était Vaishnavist et qu'il avait reçu de la part de son maître Bharka l'initiation de Mahāviṣṇu. Il s'agirait d'une information de première main [4]…
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Barattage symbolique : "Comme une corde conçue pour faire tourner la roue des mondes, Mahāśakti, la Grande Energie de Śiva apparaît. C'est la prise de conscience qui s'ébranle (vimarśa saṃrambha)." Mahārtha mañjarī, verset 26.
[1] Advayavajra écrit : "On appelle "intuition" ce qui n'est pas accessible à l'entendement, ce qui est non-discursif et parfaitement authentique. Mais il s'agit [simplement] de donner un nom à ce qui n'a pas de nom, lequel nom est donc erroné". Commentaire sur les Distiques de Saraha
[2] Vasuki, Airavata et Takshaka sont ses cadets
[3] Un des sept sages (S. saptaṛṣi)
[4] Dreaming the Great Brahmin, Tibetan Traditions of the Buddhist Poet-Saint Saraha, Kurtis R. Schaeffer p.134
Figure 1 : Fragment de tympan: le barattage de la mer de lait, Cambodge, Prasat Phnom Da, style d'Angkor Vat, première moitié du XIIème siècle, grès.
Figure 2 : Vishnu Sleeping on the Cosmic Ocean Northern Madhya Pradesh, possibly Khajuraho. 11th century Sandstone 2001.1.14 Ester R. Portnow Collection of Asian Art, a Gift of the Nathan Rubin-Ida Ladd Family Foundation
Figure 3 : Vishnu, surmonté du serpent Ananta, assis entre ses parèdres Lakshmi et Bhudevi, réside au Vaikuntha. Extrait d’un album de cent quatre-vingt-douze illustrations de l’Histoire de Krishna ou Incarnation de Vishnu constitué par Abraham Pierre Porcher des Oulches Karikal (Tanjore), entre 1742 et 1758
Figure 4 : Galerie de Terrell Just
Figure 5 : Shavaripa
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