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lundi 13 juillet 2015

Religion-isation du bouddhisme : est-il en train d’être réduit à un acte de foi ?


Samson, Marc Chagall, 1958
La vue correcte (p. sammā-diṭṭhi) est une des huit branches de l’octuple voie bouddhiste, qui constitue la quatrième noble vérité de la voie qui mène à la cessation de la souffrance (p. dukkha).
« Et qu'est-ce que la vue correcte? Connaissance par rapport à la souffrance, connaissance par rapport à l'origine de la souffrance, connaissance par rapport à la cessation de la souffrance, connaissance par rapport à la Voie de la pratique qui mène à la cessation de la souffrance: C'est ce qu'on appelle vue correcte. » (Les grands cadres de Référence, Maha-satipatthana Sutta, Digha Nikaya 22)
Dans le Discours sur la vue correcte (Sammādiṭṭhi Sutta, Majjhima Nikāya 9), le Bouddha explique la vue correcte concernant différents éléments essentiels de sa doctrine à savoir le sain et le malsain, les aliments, les Quatre Nobles Vérités, et chacun des douze causes interdépendantes.

Par exemple, la vue correcte sur la vieillesse et la mort :
« Lorsqu'un noble disciple a ainsi compris la vieillesse et la mort, l'origine de la vieillesse et la mort, la cessation de la vieillesse et la mort, et le chemin menant à la cessation de la vieillesse et la mort, il abandonne complètement la tendance sous-jacente au désir, il abolit la tendance sous-jacente à l'aversion, il extirpe la tendance sous-jacente à la vue et la vanité 'Je suis,' et par l'abandon de l'ignorance et l'apparition de la vraie connaissance il met fin à la souffrance ici et maintenant. De cette façon un noble disciple est de vue correcte, de vue droite, d'une confiance inébranlable dans le Dhamma, et arrivé à ce vrai Dhamma. »
Le Bouddha avait invité tous de vérifier pour eux-mêmes la véracité de sa méthode : Ehipassiko, venez et voyez ! Et en effet, à travers la pratique du repos mental (śamatha) et de la perspicacité (vipaśyanā), chacun pourra vérifier par lui-même.

En revanche, on change de registre dans le Discours « Les grands Quarante » (Mahācattārisaka Sutta, Majjhima Nikāya 117). La vue correcte change de nature : la simple observation ne suffit plus. Le Bouddha y parle non seulement de la vue correcte, mais également de la vue incorrecte et il y fait une distinction entre la vue correcte « sans fermentations »[1] (sct. āsrava), transcendante et plutôt du domaine de la vérité ultime, et les vues correctes mondaines (p. lokiya) « avec fermentations », que l’on pourrait dire appartenir au domaine de la vérité apparente, et qui « vont de pair avec le mérite, et résultent en acquisitions ». Voici comment le Bouddha définit les vues correctes « mondaines » (avec fermentations) :
« Il y a ce qui est donné, ce qui est offert, ce qui est sacrifié. Il y a des fruits et des résultats des bonnes et des mauvaises actions. Il y a ce monde et le monde suivant. Il y a mère et père. Il y a des êtres renés spontanément; il y a des prêtres et des contemplatifs qui, se comportant correctement et pratiquant correctement, proclament ce monde et le suivant après l'avoir directement connu (abhiññā) et réalisé pour eux-mêmes. »[2]
Ce sont là, selon ce sutta, les vues correctes qui ont des « fermentations » (p. lokiya sammādiṭṭhi), vont de pair avec le mérite, et résultent en acquisitions. Ici sont introduits tous les éléments véritablement religieux, qui permettent aux individus d’accumuler du mérite par des actes religieux et d’obtenir ainsi une meilleure renaissance. Ces actes méritoires permettent aux pratiquants d’obtenir une meilleure existence prochaine et aux bénéficiaires des actes méritoires, la Sangha ou toute autre institution religieuse, d’avoir de meilleures conditions ici et maintenant. Le bonheur futur de l’un fait le bonheur actuel de l’autre.

Mais ce bonheur futur est toujours un bonheur « mondain » « avec fermentations », il n’est pas le bien-être et bonheur ultime (p. paramaṭṭha hita-sukha), et il n’est pas non plus le bien-être et le bonheur ici et maintenant (p. diṭṭha-dhamma-hita-sukha). Il est la récompense à venir (p. paramaṭṭha hita-sukha) pour les actes méritoires ici et maintenant. Cette récompense est garantie par la véracité de la vue juste « avec fermentations ». Ce n’est pas une « vérité » que l’on peut vérifier ici et maintenant, car ses effets ne seront obtenus que dans l’existence suivante. C’est une « vérité » à laquelle on adhère, en faisant confiance aux « prêtres et contemplatifs qui […] proclament ce monde et le suivant après l'avoir directement connu (abhiññā) et réalisé pour eux-mêmes. » Cette « vue correcte » est un acte de foi en les éléments religieux mêmes qui la constituent.

Ceux qui n’ont pas foi en les éléments qui constituent la « vue correcte » mondaine, sont considérés comme des nihilistes/matérialistes, tout comme Ajita Kesakambalin. Nier ces thèses-là n’est pas forcément nier toute croyance ou toute doctrine. Mais pour les bouddhistes qui considèrent la croyance en la renaissance et le karma, comme les piliers du bouddhisme[3], c’est la foi en cette croyance spécifique qui fait que l’on est ou pas un matérialiste/nihiliste. C’est cet acte de foi et les actes méritoires qui en procèdent qui sont la marque distinctive du bouddhiste orthodoxe, qui est conforme au dogme.

Voyons de près la doxa en question.

1. l’efficacité des dons (aumônes), des offrandes et des sacrifices (Il y a ce qui est donné, ce qui est offert, ce qui est sacrifié).
2. la réalité des effets des bonnes et mauvaises actions (Il y a des fruits et des résultats des bonnes et des mauvaises actions).
3. la réalité de la renaissance (Il y a ce monde et le monde suivant)[4].
4. la réalité des effets de la piété filiale (Il y a mère et père)[5]. Pour moi cela veut dire les effets des actes faits pour le bien de ses parents durant leur vie et après leur mort (rites, honorer leur souvenir…). Mais un moine theravāda Thaï m’a assuré que pour le theravāda, cela ne concerne, en Thaïlande, que les actes de piété filiale de leur vivant. Les rituels post-mortem étant des rites de type brahmaniste.
5. la réalité des êtres qui naissent spontanément, p.e. les mondes célestes et infernaux (Il y a des êtres renés spontanément)[6]
6. la réalité du rôle, de l’autorité et de la compétence du clergé (il y a des prêtres et des contemplatifs qui, se comportant correctement et pratiquant correctement, proclament ce monde et le suivant après l'avoir directement connu (p. abhiññā) et réalisé pour eux-mêmes).[7]

Selon l’interprétation orthodoxe de cette définition de la vue correcte « mondaine », l’invitation du Bouddha devrait donc être adaptée en « Venez et croyez ! », « Venez et voyez par clairvoyance » ou « Venez et voyez pour vous-mêmes après votre mort ! »

Quoi qu’il en soit, c’est ce passage canonique qui justifierait le point de vue des « bouddhistes classiques » d’un Dharma et d’une fondation morale qui s’écrouleraient sans les deux piliers que seraient le karma et la renaissance, et qui ne seraient pas uniquement des croyances existant de l’époque du Bouddha, mais qui feraient partie intégrale de son enseignement et sans lesquelles, celui-ci n’aurait plus de raison d’être.

Quand nous regardons de plus près l’histoire du bouddhisme, nous voyons que celui-ci avait adopté des formes, où la fertile combinaison « karma et renaissance » était de moindre importance, un simple expédient (sct. upāya), n’était pas un élément crucial de l’efficacité de la doctrine (Ch’an), où était même considéré comme contreproductif ! (Discours du roi pancréateur). Certes, il s’agit de formes de bouddhisme, qui ne sont pas forcément considérées comme orthodoxes par toutes les écoles bouddhistes. Ces formes de bouddhisme, millénaires, sont-elles cependant « classiques », dans le sens où l’entend un Bhikkhu Bodhi ?

Pourquoi des formes de bouddhisme « laxistes » ont-elles pu être possibles dans le passé et ne seraient-elles plus possibles aujourd’hui, au risque de faire s’écrouler non seulement le bouddhisme orthodoxe, mais aussi « le Dharma » ? Le Dharma serait-il si fragile ? Pourquoi certains bouddhistes semblent ne pas pouvoir concevoir un bouddhisme sans renaissance ? Cette croyance, qui semble avoir été la motivation principale de la conversion des premiers bouddhistes occidentaux et qui a nourri les intérêts ésotériques que l’occident porte à l’orient depuis le XIXème siècle, joue-t-elle un rôle indispensable dans la définition de la vue correcte ?
« Et qu'est-ce que la vue correcte? Connaissance par rapport à la souffrance, connaissance par rapport à l'origine de la souffrance, connaissance par rapport à la cessation de la souffrance, connaissance par rapport à la Voie de la pratique qui mène à la cessation de la souffrance: C'est ce qu'on appelle vue correcte. »
Pourquoi vouloir donner une si grande importance à une définition très spécifique d’une seule des huit branches de la voie octuple, en la transformant en une sorte de crédo ? Serait-ce peut-être parce que nous occidentaux avons grandi dans des cultures avec des racines monothéistes ? Dans une société en crise, le repli identitaire est un réflexe fréquent. Mais le bouddhisme, justement, a, théoriquement, toujours cherché à se libérer des réflexes, notamment identitaires. Et pourtant, il semble être en train de développer les mêmes réflexes que les religions monothéistes. Est-ce dû au fait qu’il soit désormais invité à toutes les réunions œcuméniques, qu’on lui a imparti un temps de diffusion le dimanche dans le cadre des émissions religieuses du service public audiovisuel, qu’on lui permet l’implantation d’aumôneries en milieu carcéral et en milieu hospitalier etc. etc. ? Quand on est considéré et traité comme une religion, y compris au niveau de l'état, ne doit-on pas se comporter comme une religion ? Sommes-nous en train de vivre, dans le bouddhisme, le grand partage dont parle Bhikhhu Bodhi ?

***

MàJ 27022017 Bodhgaya Finder App. Ma réaction sur facebook

[1] Voir le Sabbasava Sutta.

[2] Ce passage est censé prendre le contrepied de la vue incorrecte du matérialiste/nihiliste Ajita Kesakambalin. Source Thanissaro Bhikkhu.

[3] « S’ils sont écartés au profit d’un naturalisme matérialiste, il existe un réel danger que ces véritables piliers qui supportent le Dharma s’effondrent, en nous laissant en naufrage dans la jungle de nos opinions personnelles et en réduisant la pratique bouddhiste à une sélection de techniques thérapeutiques. » Facing the Great Divide de Ven. Bhikkhu Bodhi.

[4] « There is no such thing as the next world,’ i.e., being mentally established in this world he takes it that there is no next world. » The Expositor: Atthasalini: Buddhaghosa's commentary on the on the Dhammasangani, the first book of the Abhidhamma Pitaka. Pali Text Society.

[5] « There is no such thing as mother or father,’ i.e., he knows the existence of mothers and fathere, and takes it that there is no fruit, no ripening on account of anything done to them. » The Expositor

[6] « There are no such beings as spring into birth without parents,’ i.e., he takes it that there are no beings who after decease are reborn. » The Expositor

[7] « i.e., he takes it that there are in the world no righteous recluses and brahmins who have observed practice suitable [for Nibbâna]. 4 Who having understood and realized, by themselves alone, both this world and the next, make known the same,’ i.e., he takes it that there is no omniscient Buddha who, knowing this world and the next by his own spécial insight, is able to make them known. It is proper to take these Graspings in due order as Corrup- tions and of the Paths. In the former case sensual grasping is put away by the four Paths, the remaining three by the Stream-winning Path. In the latter case ail but the first are put away by the Stream-winning Path, sensual grasping by the Four Paths. » The Expositor

samedi 4 juillet 2015

Bhikkhu Bodhi reserre les rangs



Avant les grands succès de la mouvance de pleine conscience, le bouddhisme « classique » dut subir le défi de ce qu’il appelait « bouddhisme protestant », puis « bouddhisme sans croyances » ou « bouddhisme séculier » d’un Stephen Batchelor et d’autres. Devant chaque avancée de troupes ennemies, les bouddhistes « classiques », souvent des bhikkhus, sont montés au front pour rappeler les bons principes de la doctrine. Face à la montée du « bouddhisme séculier », c’est Bhikkhu Bodhi (Jeffrey Block, BB), un bouddhiste theravada américain (né en 1944) qui s’y colle. BB tient à la pureté de la doctrine du bouddhisme, mais peut aussi être qualifié de bouddhiste engagé. Il est notamment le fondateur de l’ONG Buddhist Global Relief, qui combat la faim dans le monde.

BB est un grand érudit et un excellent polémiste. Il vient de publier l’article « Facing the Great Divide » publié dans Inquiring Mind, Vol. 31, #2 Printemps 2015 (hémisphère nord). Il s’agit d’un article, dans lequel il tente de « clairement discerner » les différences entre le « bouddhisme classique » et le « bouddhisme séculier », tout en créant ou renforçant « le grand partage » par ses propres catégories et définitions, tout en prenant des précautions[1]. On pourrait prendre une à une ses définitions et affirmations pour montrer en quoi elles sont subjectives et il annonce dès le départ que les deux alternatives sont incompatibles.[2] Il nous invite en fait à choisir notre camp, « classique » ou « séculier ». Nous sommes prévenus.

Il commence par définir le « bouddhisme classique » et le « bouddhisme séculier ». Le « bouddhisme classique » se tourne vers les textes canoniques du Bouddha pour illuminer la condition humaine, tandis que le « bouddhisme séculier » se tourne pour cela vers la science moderne et les systèmes de valeur de la société séculière. Si le bouddhisme « classique » n’a jamais été une religion du Livre, il le deviendrait presque par la définition de BB. Et à en juger par sa définition, on peut se demander en quoi le « bouddhiste séculier » est bouddhiste. BB nous présente ici deux définitions subjectives, qui impacteront le reste de l’article.
« Le bouddhisme classique continue l’héritage du bouddhisme asiatique, tout en faisant des adaptations mineures pour parer aux défis de la modernité. [Le bouddhisme séculier] marque une rupture avec la tradition bouddhiste, et procédé à une ré-vision des enseignements anciens afin de les adapter à la culture séculière de l’occident. »[3]
En à peine deux paragraphes, BB réussit à opposer tradition et modernité, l’orient et l’occident, bouddhisme « classique » et « séculier », comme s’il s’agissait d’oppositions très nettes et, je répète, nous demande de choisir entre deux « alternatives incompatibles ».[4]

Le ton est donné. Veut-on se tourner vers le Bouddha et ses paroles canoniques, ou vers la science moderne et les systèmes de valeur de la société séculière pour illuminer la condition humaine ? BB nous rappelle alors quelques articles de foi du credo du « bouddhiste classique ». Il choisira pour cela les définitions les plus clivantes du saṃsāra, du nirvāṇa, du karma et de la renaissance. Le saṃsāra et le nirvāṇa ne sont pas présentés ici comme des états respectivement sous l’emprise de, ou libres des trois poisons (convoitise, aversion, aveuglement), mais comme des plans cosmomythologiques. Le saṃsāra est le cycle des renaissances (le re- est de BB)[5] avec leurs cinq destinées, et la sortie définitive de ce cycle par l’atteinte de la dimension inconditionnée de liberté spirituelle, appelée nirvāṇa.[6] Toute autre interprétation symbolique, psychologique, philosophique, biologique vous renvoie sans pardon dans le camp des « bouddhistes séculiers ».[7]

L’occident et les « bouddhistes séculiers » ont souvent célébré en le Bouddha, l’homme ordinaire, arrivé par ses propres moyens à la libération spirituelle, sans doute de par leurs racines gréco-romaines et un certain goût pour l’individualisme et l'héroïsme, mais en fait ce serait, selon BB, méconnaître que cet homme ordinaire avait une série infinie d’existences de bodhisattva derrière lui. Avec évidemment l’accent sur « série infinie d’existences » au premier degré. Il n’est pas seulement le Guide des hommes, mais aussi celui des dieux et d’autres classes d’êtres. Retenez en bon « bouddhiste classique » les dieux et les autres classes d’êtres, non le Guide universel, comme le ferait un « bouddhiste séculier ». Etc. etc.

Le cycle des renaissances et les diverses destinées (dieux, enfers etc.) sont nécessaires au « bouddhisme classique », car il en est le moteur.[8] Le bouddhiste « classique » sait que, tout comme le Bouddha avant lui, il a un long trajet devant lui, et qu’il progressera par étapes sur le long chemin vers la libération spirituelle. Ici, il faut penser à des renaissances progressives dans des existences favorables, conditionnées par ses actions dans la vie actuelle.

Selon BB, les bouddhistes « séculiers » en revanche tournent le dos à la cosmologie bouddhiste et fondent leur pratique sur une psychologie existentielle, en diminuant l’importance des pratiques dévotionnelles et rituelles. La méditation est la fondation de leur voie, leur permettant de confronter les incertitudes de la vie et d’alléger leur stress. Le sens de la vie se situe pour eux dans l’ici et maintenant, vécue avec curiosité, ouverture et pleine conscience.

En bhikkhu, BB regrette évidemment le rôle mineur que le « bouddhisme séculier » accorde aux clercs et qu’il se tourne plutôt vers des instructeurs laïcs. Il regrette également que le mot Sangha comprend pour les « séculiers » tous les pratiquants, moines et laïcs confondus.[9]

Après ce rappel à l’ordre, il se montre plus conciliant dans le reste de l’article. Après avoir mis de l’huile sur le feu, il craint que les deux camps ne s’éloignent l’un de l’autre et rappelle que chaque camp a ses propres points forts et faibles.

Les points forts du « bouddhisme classique » sont « la fidélité aux paroles du Bouddha » en gardant « intacte » l’héritage du Dharma et le potentiel d’une pratique et un accomplissement « profonds ». Comme il aspire à une « libération transcendante », il encourage le renoncement et le contentement, qui s’opposent à la convoitise et l’égocentrisme encouragés par le capitalisme du marché libre. Oui, hormis son fervent traditionalisme, BB est un bhikkhu engagé avec des caractéristiques plutôt « de gauche ». La vie monastique, telle qu’elle fut définie par le Bouddha, favoriserait cela.

Ses points faibles sont ceux d’autres religions traditionnelles selon BB. Le bouddhisme est donc bien une religion traditionnelle. Il précise néanmoins que le « bouddhisme classique » met en valeur, au niveau populaire, l’examen critique, encouragé par le Bouddha lui-même, envers la ferveur dévotionnelle et les formules doctrinales vénérées.[10] Il aime donc se présenter comme une religion où l’examen critique, y compris de ses propres expressions, est encouragé, à la différence des autres religions (du Livre). Les « bouddhistes classiques » aiment le Kalama sutta quand cela leur convient et expliquent qu’il est mal compris quand cela ne leur convient pas.

La plus grande force du « bouddhisme séculier » est sa capacité de donner un sens au Dharma auprès de personnes qui ont été élevées dans une culture laïque avec une profonde méfiance envers les institutions religieuses, sceptique envers toute doctrine sortant de l’ordinaire (« normal experience »). Elle ouvre ainsi la porte à des empiristes dur-à-cuire. Sa plus grande force est donc une force prosélyte : ouvrir une porte vers le « bouddhisme classique » ? Un autre point fort est son engagement : travail dans la santé, éducation, aumônerie, psychothérapie etc., anciennement appelés les œuvres charitables.

Les points faibles du « bouddhisme séculier » sont en premier sa trop grande confiance en ses propres principes « naturalistes »[11], qui « peut conduire à négliger ou même mépriser les principes issus de la réalisation du Bouddha lui-même ».

Nous arrivons au cœur du « partage » et de l’objet de l’article de BB. Les principes « issus de la réalisation du Bouddha lui-même » que négligeraient ou mépriseraient certains « bouddhistes séculiers » sont ceux de la « re- »naissance et du karma. Le « re- » est quasi systématiquement ajouté dans les traductions d’un terme qui signifie simplement « naissance » (jāti). La renaissance et le karma sont alors considérés comme des accessoires, des bagages culturels, de l’héritage bouddhiste asiatique. Pour le « bouddhiste classique » en revanche, la renaissance et le karma sont un élément essentiel, souvent mentionnés en un seul souffle, des « principes issus de la réalisation du Bouddha lui-même », que celui-ci aurait inclus dans la vue juste de l’octuple chemin.
« S’ils sont écartés au profit d’un naturalisme matérialiste, il existe un réel danger que ces véritables piliers qui supportent le Dharma s’effondrent, en nous laissant en naufrage dans la jungle de nos opinions personnelles et en réduisant la pratique bouddhiste à une sélection de techniques thérapeutiques. »[12]
De l’autre côté, si le « bouddhisme classique » maintient son point de vue original, il pourrait, selon BB, élargir les horizons de la science, au-delà du réductionnisme matérialiste, en ouvrant la pensée scientifique à des dimensions de réalités plus subtiles.[13] A condition sans doute que les nouvelles découvertes scientifiques s’accordent avec les « principes issus de la réalisation du Bouddha lui-même », et notamment avec la renaissance et le karma. Espérons pour le « bouddhisme classique » que son voeu se réalise et que la science lui ouvrira en effet cette porte par laquelle pourraient entrer les « bouddhistes séculiers » et autres pleins-conscients et ainsi atteindre une libération transcendantale.

BB finit par suggérer des points que les uns pourraient apprendre des autres. Les « séculiers » pourraient apprendre l’orthodoxie des « classiques », et les « classiques » pourraient apprendre les principes de démocratie et d’égalité des « séculiers », ainsi que la non séparation entre le sacré et le profane en plaçant la pratique au centre de la vie. Les « classiques » pourraient encore apprendre la parité homme-femme et le respect pour les autres orientations sexuelles.

« Classiques » et « séculiers » se retrouvent néanmoins selon BB dans leur condamnation de l’approche « McMindfulness » de certains instructeurs de Dharma, qui veulent dissocier l’identité bouddhiste de techniques de pleine conscience, afin de les rendre plus adaptées au courant culturel principal. Ce qui semble distinguer la pleine conscience de ces derniers de celle des « bouddhistes séculiers » est le maintien des pratiques du refuge dans les Trois Joyaux et de l’octuple chemin. Probablement sans la vue juste

Il existe différents propos du Bouddha sur la vue juste. Celle à laquelle fait référence BB et qui associé des éléments surnaturels à la vue juste se trouve dans le Mahācattārisaka Sutta (majjhima nikāya 117)[14].

Ailleurs,[15] BB revient sur le rôle central qu’il accorde à la renaissance et le karma. Le Dharma a trois sortes de bénéfices. Il est bénéfique ici et maintenant (p. diṭṭha-dhamma-hita-sukha), pour le bien-être et le bonheur des vies futures (p. samparāyika hita-sukha), et pour le bien-être et le bonheur ultimes (p. paramaṭṭha hita-sukha). Sans la doctrine de la renaissance et du karma, qui correspond au deuxième type, tout cet édifice s’écroulerait, et pour certains, avec lui, toute fondation morale et éthique.

Pour éviter l’écroulement de tout l’édifice, il suffirait cependant d’adopter la solution proposée dans La marche vers l'Éveil (sct. Bodhicaryāvatāra) de Śāntideva (vers 685-763). Śāntideva propose de dépasser le soi individuel et de considérer le corps des autres, tous les autres dans les trois temps comme on dit, comme « moi ».
112. Pourquoi ne pas considérer
Les corps des autres comme « moi » ?
Transférer [l’idée] de « mon corps »
A celui des autres n’est guère plus difficile
.

113. L’idée d’un moi individuel est vicié
Tandis que l’altruisme est un océan de qualités
Aussi je rejetterai la saisie d’une essence individuelle (ahaṃkāra)
Et je développerai l’altruisme
.

114. Tout comme les mains etc.
Sont considérées comme des parties du corps
Pourquoi ne pas considérer ceux qui ont un corps (dehinaḥ)
Comme des parties de l’univers (jagat) ?


115. Tout comme ce corps sans essence individuelle (nirātmaka)
A pu produire l’idée de « moi », à force d’habitude
Pourquoi ne pas produire l’idée de « moi »
[En l’appliquant] à tous les autres êtres ?
Agir pour le bien-être et le bonheur des autres (p. samparāyika hita-sukha), que le « bouddhisme classique » voudrait associer à la doctrine de la renaissance et du karma appliquée individuellement, deviendra tout simplement agir pour le bien de tous les autres, maintenant et à venir. Se soucier de « l’autre monde » (jagat)[16] devient se soucier du monde qui dépasse notre petit cadre ici et maintenant, passer à une échelle plus grande, écologique au sens le plus large. Cela préserverait le triple bénéfice du Dharma si cher au "bouddhisme classique", sans imposer une vue cosmomythologique de la naissance et du karma et éviterait que l'on fasse des « bouddhistes séculiers » des bouddhistes de seconde catégorie.

Et par la même occasion, on évitera l’effondrement des fondations morales de Bhikkhu Bodhi, la destruction des deux piliers du Dharma et on sauvera les « bouddhistes séculiers » du naufrage.. N'est-ce pas merveilleux ?

***

[1] « They do not define fixed categories but stand as the end points of a spectrum of possibilities that may blend and merge in any given individual’s personal commitment to the Dharma. »

[2] « Nevertheless, at certain key points the two branch off in different directions, presenting us with a choice between incompatible alternatives. »

[3] « The former continues the heritage of Asian Buddhism, with minor adaptations made to meet the challenges of modernity. The latter marks a rupture with Buddhist tradition, a re-visioning of the ancient teachings intended to fit the secular culture of the West. »

[4] « Nevertheless, at certain key points the two branch off in different directions, presenting us with a choice between incompatible alternatives. »

[5] « Classical Buddhism sees human existence as embedded in the condition called samsāra, understood literally as the beginningless chain of rebirths. »

[6] « Thus the final goal, the end of dukkha, is release from the round of rebirths, the attainment of an unconditioned dimension of spiritual freedom called nibbāna. ».

[7] « But Secular Buddhists generally do not regard rebirth as the problem the Dharma is intended to resolve. Accordingly, they interpret the idea of samsāra as a metaphor depicting our ordinary condition of bewilderment and addictive pursuits. The secular programme thus re-envisions the goal of Buddhist practice, rejecting the idea of irreversible liberation from the cycle of rebirths in favour of a tentative, ever-fragile freedom from distress in this present life itself. »

[8] « Where classical Buddhism grounds practice in the cosmology of the Buddhist scriptures,… »

[9] « The word sangha is in fact broadened in scope to designate all practitioners. »

[10] « The weaknesses of Classical Buddhism are typical of other forms of traditional religion. These include a tendency toward complacency, a suspicion of modernity, the identification of cultural forms with essence, and a disposition to doctrinal rigidity. At the popular level, Classical Buddhism often shelves the attitude of critical inquiry that the Buddha himself encouraged in favour of devotional fervour and unquestioning adherence to hallowed doctrinal formulas. »

[11] Doctrine, système qui considère la nature comme principe fondamental. Dans un sens rare, vieilli. Doctrine philosophique qui considère la nature comme principe unique, à l'exclusion de toute intervention divine ou idéale. Synon. matérialisme; anton. spiritualisme, idéalisme. (Atilf)

[12] « If they are discarded in favour of materialistic naturalism, there is a real danger that the very pillars that sustain the Dharma will collapse, leaving us stranded in the wilderness of personal opinion and reducing Buddhist practice to an assortment of therapeutic techniques. »

[13] « On the other hand, if Classical Buddhism holds fast to its original standpoint, it may well expand the horizons of science beyond materialist reductionism, opening the scientific mind to subtler dimensions of reality. »

[14] « And how is right view the forerunner? One discerns wrong view as wrong view, and right view as right view. This is one's right view. And what is wrong view? 'There is nothing given, nothing offered, nothing sacrificed. There is no fruit or result of good or bad actions. There is no this world, no next world, no mother, no father, no spontaneously reborn beings; no brahmans or contemplatives who, faring rightly & practicing rightly, proclaim this world & the next after having directly known & realized it for themselves.' This is wrong view...
"One tries to abandon wrong view & to enter into right view: This is one's right effort. One is mindful to abandon wrong view & to enter & remain in right view: This is one's right mindfulness. Thus these three qualities — right view, right effort, & right mindfulness — run & circle around right view. »

[15] Interview with Bhikkhu Bodhi, https://discourse.suttacentral.net/t/interview-with-bhikkhu-bodhi/64

[16] « Atthi ayaṃ loko, atthi paro loko. » « Il y a ce monde, il y a l’autre monde ».