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mardi 24 janvier 2012

Méditation, contemplation et oraison perpétuelle


Il faut distinguer la méditation de la contemplation :           
La méditation consiste dans des actes discursifs qui sont faciles à distinguer les uns des autres, parce qu'ils sont excitez par une espèce de secousse marquée, parce qu'ils sont variez par la diversité des objets auxquels ils s'appliquent, parce qu'ils tirent une conviction sur une vérité de la conviction d'une autre vérité déjà connue, parce qu'ils tirent une affection de plusieurs motifs méthodiquement rassemblez. Enfin parce qu'ils sont faits et réitérés avec une réflexion qui laisse après elle des traces distinctes et sensibles dans le cerveau. Cette composition d'actes discursifs et réfléchis est propre à l'exercice de l'amour intéressé, parce que cet amour imparfait qui ne chasse point la crainte a besoin de deux choses. L'une est de rappeler souvent tous les motifs interessés de crainte et d’espérance.           
L'autre est, de s'assurer de son opération par des actes bien marqués et bien réfléchis. Ainsi la méditation discursive est l'exercice convenable à cet amour mélangé d'intérêt. L'amour craintif et intéressé ne pourrait jamais se contenter de faire dans l'oraison des actes simples, sans aucune variété de motifs interessés. Il ne pourrait jamais se contenter de faire des actes dont il ne se rendrait à lui-même par réflexion aucun témoignage. Au contraire, la contemplation est selon les théologiens les plus célèbres, et selon les saints contemplatifs les plus expérimentés, l'exercice de l'amour parfait.
Le pur amour est l’amour désintéressé « toujours inviolablement attaché à toutes les volontés de Dieu, et particulièrement à sa volonté écrite fait tous les mêmes actes et exerce toutes les mêmes vertus distinctes que l'amour intéressé, avec cette unique différence qu'il les exerce d'ordinaire d'une manière simple, paisible, et dégagée de tout motif de propre interêt. »[1] N'oubliez pas l'upāya ! La contemplation est alors un état d’amour pur, « un état habituel, certes, mais pas toujours actuel »[2], quasi-inconscient. Une contemplation infuse, une oraison perpétuelle. « Elle est nommée un regard simple et amoureux, pour la distinguer de la méditation qui est pleine d'actes méthodiques et discursifs. » La contemplation pure est un acte continu.

« La nature inquiète et empressée voudrait se donner à la fois tous les plus saints désirs et tous les actes les plus distincts pour se consoler par la vue et par le sentiment de ces pratiques. On voudrait contempler comme les chérubins, quand il ne s'agit que de souffrir un délaissement sensible. On voudrait être toujours fervent, toujours occupé d'un amour vif, d'une foi explicite, d'une abondance de vertus distinctes, quoique la grâce ne demande de nous en certains moments qu'un amour presque insensible et obscurci par les nuages des tentations.           
On voudrait à toute heure s'exciter pour faire certains sacrifices et pour vaincre certaines tentations dont les cas sont éloignés et n'arriveront peut-être jamais. On veut trouver en soi à point nommé la volonté pleine et formelle de tous ces sacrifices dont il ne s'agit pas, et que la grâce ne doit pas donner hors de l'occasion. On s'inquiète, on se trouble, on se tourmente pour sentir ce qu'on ne sent pas. En voulant se donner ce que la grâce ne donne ni ne demande, alors on se distrait pour les choses qu'elle inspire actuellement, et on manque l'occasion d'y coopérer. Plus on veut tirer de son cœur ce que la grâce n'y met pas et n'y doit pas mettre alors, plus on se dessèche, on se distrait, et on se dissipe par ces efforts superflus. Ainsi ce contretemps a l'égard de l'attrait de la grâce nuit à notre progrès au lieu de le faciliter. Ce n'est pas un péché, car ce n'est qu'un empressement naturel que beaucoup d'auteurs ont nommé vertueux parce qu'il se mêle avec le principe de vertu surnaturelle et qu'il a pour objet des choses vertueuses. C'est l'inquiétude de Marthe qui est louable puisqu'elle ne s'agite que pour le service du fils de Dieu, mais qui est moins parfaite que l'amour paisible et efficace de Marie. »
Voir aussi dans ce contexte les trois types d'absorption chez Ramana Maharshi.



[1] Examen des maximes des saints sur la vie de Fénelon
[2] (Gouhier, 1977), p. 100

dimanche 22 janvier 2012

Y a-t-il un pilote dans l'avion ?




François de Salignac de la Mothe-Fénelon

« L'homme tient à la fois au monde sensible et au monde intelligible. Platon distingue en lui trois parties ou plutôt trois puissances différentes : le désir, le coeur et la raison. Le désir, ensemble des appétits charnels et sensibles, préside aux fonctions de nutrition et de reproduction, et réside dans la partie inférieure du tronc, au-dessous du diaphragme ; le coeur, comme son nom l'indique, a pour siège la partie supérieure du tronc ; c'est l'instinct noble et généreux (S. sattva T. snying stobs), mais incapable de se donner par lui-même une direction ; au-dessus, dans la tête, siège la raison, la raison qui peut connaître la vérité, diriger vers elle le coeur et ses forces actives, et maitriser par là les passions inférieures. Dans son poétique langage, Platon a comparé l'homme a un attelage, composé d'un cocher, symbole de la raison, d'un cheval généreux et docile, image du coeur, et d'un autre cheval fougueux et indompté, image des appétits et des passions. »[1]
“ Connais le corps comme étant un chariot et l’”Atman”-le Soi- comme étant le maître de ce chariot; connais l’Intellect (S. buddhi T. blo) comme étant le conducteur du char et le mental (S. manas T. yid) comme en étant les rênes. / L’homme qui a pour cocher l’Intellect (buddhi) et pour rênes la pensée (manas) atteint le terme de son voyage -qui est à une longue distance.” Katha Upanishad. III 5, 9
« Le mental est l'avant-coureur des conditions, le mental en est le chef, et les conditions sont façonnées par le mental. Si avec un mental impur, quelqu'un parle ou agit, alors la douleur le suit comme la roue qui suit le sabot du bœuf. »[2]

Dans les Sāṃkhya kārikā, la buddhi, traduite ici par intelligence, est définie ainsi :
« 23 L'Intelligence, c'est la détermination : vertu, connaissance, renoncement, souveraineté [constituent] sa forme lumineuse; [il existe une forme] ténébreuse à l'opposé de celle-ci. »[3]
Pour les Sāṃkhya kārikā et les Dhammapada le cocher de l’intellect peut se tourner dans deux directions contraires : une direction éveillée (S. Bodhipakṣa T. byang phyogs) et une direction affligée (S. saṃkleśa-pakṣa T. nyon phyogs). Il n’est pas un hasard que dans la Bhagavad-gīta, Kṛṣṇa se manifeste comme le cocher d’Arjuna pour l'aider à prendre la bonne direction.

L’intellect est la pointe de l’esprit (T. blo rtse) et une véritable charnière entre l’Esprit et la Nature, l’esprit et la matière, le sujet et l’objet, Dieu et la création, l’être et l’existence…, en fonction du cadre narratif qui sert de référence. Pour Platon, l’âme est à la fois mouvante et mue et se divise ainsi en une partie supérieure et une partie inférieure. La première serait alors occupée par l’entendement et la volonté et la deuxième par les sensations, les images, la mémoire et les passions.

Chez Malebranche, l’entendentement se rapporte à la matière et a pour fonction de recevoir les perceptions, qui peuvent être « pures », c’est-à-dire intelligibles. Celles-ci restent à la surface de l’âme sans la pénétrer ou modifier. Et les perceptions sensibles, les plaisirs, la douleur, les perceptions sensorielles etc. qui pénètrent et modifient l’âme. Ces dernières Malebranche appelle les modifications de l’âme. La fonction de la volonté, qui se rapporte à l’esprit, est de recevoir les inclinations ou de vouloir différentes choses. Elle est donc davantage l’élément spirituel.
« C’est l’entendement qui aperçoit ou qui connaît, puisqu’il n’y a que lui qui reçoive les idées des objets ; car c’est une même chose à l’âme d’apercevoir un objet que de recevoir l’idée qui le représente. » (La recherche de la vérité) 
C’est aussi l’entendement qui reçoit les modifications de l’âme (définies ci-dessus). L’entendement reçoit les idées, les plaisirs, la douleur, les données sensorielles en les apercevant. Il « transforme » pour ainsi dire les idées et les données sensorielles en informations intelligibles qu’il traite et digère sous cette « forme ». « C’est l’entendement qui imagine les objets absents et qui sent ceux qui sont présents. » Le traitement égal des idées et des données sensorielles fait d’ailleurs également partie de la théorie de Maitrīpa et de son maître Jñānaśrīmitra, qui permet le développement de la méthode du non-engagement mental (S. amanasikāra T. yid la mi byed pa).
En se plaçant dans la « pointe de l’esprit » et en traitant les données sensorielles (« les modifications »), capables de pénétrer et modifier l’âme comme des représentations, des idées, elles sont traitées comme des perceptions pures qui restent à la surface de l’âme sans la pénétrer.
« Les choses ne touchent pas l’âme. » « Elles n’ont aucun accès à l’âme ».[4]
Mais cela constitue comme un divorce entre la partie supérieure et la partie inférieure de l’âme. Cette dissociation était reprochée à des quiétistes comme Molinos. Dans le procès qui lui était fait, Fénelon devait se défendre contre le même type d’argument.

Chez Fénelon, la partie supérieure de l’âme s’appelle le  « fond intime de la conscience » qui est dénudé de toute réflexion. « La partie supérieure de l’âme est celle qui subsiste quand l’âme est délivrée du moi et où s’opère la substition de la volonté divine à la sienne. »[5] Fénelon fait une distinction entre les actes simples et directs, qui découlent spontanément de la partie supérieure de l’âme, et les actes réfléchis, qui sont des actes intéressés, des retours sur soi, et qui sont le fait de la partie inférieure de l’âme. C’est l’absence et la présence du moi, de la conscience et de l’amour de soi-même, qui détermine si un acte est simple et direct ou réfléchi. La volonté qui se substitue à la volonté réfléchie et intéressée n’est autre que la volonté de Dieu, de la Nature universelle… C’est alors le règne de Dieu. Les facultés de l’âme sans le moi et les intérêts du moi.




[1] Louis Liard, Platon,
[2] Dhammapada, Les dits du Bouddha, Albin Michel p. 29. Le verset suivant : « Le mental est l'avant-coureur des conditions, le mental en est le chef, et les conditions sont façonnées par le mental. Si avec un mental pur, quelqu'un parle ou agit, alors le bonheur le suit comme l’ombre qui jamais ne le quitte. »
[3] Traduction de Bernard Bouanchaud
[4] Citations de Marc-Aurèle dans La citadelle intérieure, Pierre Hadot, p. 123
[5] Henri Gouhier, Fénelon philosophe (Vrin, 1977), p.106