La voie du milieu, qui n’est pas le «
milieu intermédiaire » (T.
dbu ma ‘bring po tsam), évite les extrêmes, ni
saṁsāra ni
nirvāṇa, mais aussi un milieu objectivé. Les extrêmes sont le produit du fonctionnement binaire du mental et donc du langage. Le langage et les injonctions sont piégés, et en s’asservissant au langage on s’asservit au mental et on tombe dans un des extrêmes.
« Mon Grand Véhicule n’est pas un véhicule.
Il ne peut se dire ni s’écrire.
Il n’est pas vérité, il n’est pas libération,
Mais il n’est pas non plus inapparence pure. »[1]
Quand le réverend Subhūti mendie sa nourriture et qu’il rencontre Vimalakīrti, ce dernier le teste en lui remplissant son bol des meilleures nourritures à la condition que Subhūti sache faire face à toute une série de paradoxes. «
si tombant dans toutes les vues fausses (S. dṛṣṭigata), tu n’arrives ni au milieu (S. madhya) ni aux extrêmes (S. anṭa) ; » «
si tu te joins à tous les Māra et si tu t’associes à toutes les passions (S. kleśa) », et plus haut «
si par l’égalité des cinq péchés à rétribution immédiate (S. ānantaryasamatā), tu pénètres l’égalité de la délivrance (S. vimuktisamatā), sans être ni délivré (S. vimukta) ni entravé (S. baddha) ».[2]
Il ne lui demande pas de renier sa foi, mais de ne pas fonder celle-ci sur la lettre. Les cinq péchés à rétribution immédiates/actes sans intermission (T.
mtshams med pa lnga) sont ce qu’il ya de pire pour un bouddhiste. Ils se nomment ainsi car celui qui les commet, tombera en enfer dès sa mort, sans
stade intermédiaire. Ce sont le meurtre de sa mère, de son père, ou d’un arhat, le schisme créé dans la communauté des moines du Bouddha et la blessure intentionnelle d’un Bouddha.
Le Soûtra de l’Entrée à Lankâ donne déjà une interprétation symbolique, aussitôt suivi d’un avertissement (non cité ici) de ne pas confondre sens inéterieur et extérieur :
« Mahāmati, qui est la mère de tous les êtres ? La soif et l’appropriation[3], lesquelles sont comparables à une mère qui élève [ses enfants]. Qui est leur père ? L’ignorance, car elle engendre le hameau des six sources[4]. Couper ces deux racines fondamentales, c’est tuer père et mère.
Tuer un arhat ? Les émotions négatives latentes (T. bag la nyal S. anuśaya) frappent comme le poison du rat (spirillose)[5] avant d’être ultimement éliminées : on dira alors qu’on a « tué un arhat ».
Semer la discorde dans la communauté ? La combinaison, l’accumulation et l’agrégation[6] de toutes les particularités des agrégats méritent bien d’être détruites à loa fin, et c’est cela que « semer la discorde dans la communauté ».
Faire couler le sang d’un bouddha pour lui nuire ? [Le bouddha] désigne ici le corps avec ses huits consciences (T. rnam par shes pa 'dus pa brgyad) dont la méprise engendre pensées et impressions sous l’aspect d’objets extérieurs à l’esprit, pourvus de caractères généraux et particuliers [réellement existants]. La malveillance immaculée des trois portes de la libération (T. rnam par thar pa gsum) finira par achever le bouddha du corps avec ses huit consicences : et c’est cela que « faie couler le sang d’un bouddha pour lui nuire ».
Mahamāti, celui qui commet l’un de ces crimes d’ordre intérieur atteindra immédiatement la réalisation manifeste du réel (T. mngon par rtogs pa'i chos can yin te). »[7]
Lin tsi/Linji, maitre ch’an chinois connu (IXème s.) pour ses provocations renchérit au niveau du langage, tout en donnant son interprétation. Notons que les actes ne sont pas exactement les mêmes et que leur ordre a changé.
- « Vénérables, ‘c'est seulement en commettant les cinq actes sans intermission, que l'on peut obtenir la délivrance '. »
- On demanda : « Quels sont les cinq actes sans intermission ? »
- Le maître dit : « Tuer son père, tuer sa mère, faire couler le sang d'un Buddha, briser la communauté unie, brûler des Textes ou des icônes : voilà les cinq actes sans intermission. »
- On demanda : « Qu'est-ce que le père ? »
Le maître dit : « Le père, c'est l'inscience (S. avidyā). Si vous savez ne pas rechercher, fût-ce dans la mesure d'une seule pensée, tout ce qui est soumis à production et à destruction, et que vous vous rendiez pareil à l'écho qui répond au vide, et sans affaires en quoi que ce soit, vous tuez le père. »
- On demanda : « Qu'est-ce que la mère ? »
- Le maître dit : « La mère, c'est la concupiscence (S. rāga T. ‘dod chags). Si, entrant, fût-ce dans la mesure d'une seule pensée, dans le Plan du Désir (T. ‘dod khams S. kāmadhātu) pour y chercher les objets de la concupiscence, vous n'y voyez que le caractère vide de toutes choses et que vous sachiez être sans attachement à quoi que ce soit, vous tuez la mère. »
On demanda : « Qu'est-ce que faire couler le sang d'un Buddha ? »
- Le maître dit : « Si vous ne vous livrez à aucune pensée d'interprétation concernant le domaine des choses pures (S. dharmadhātu ?), mais que vous vous teniez à tous égards dans la ténèbre (S. nirvikalpa ?), vous faites couler le sang d'un Buddha. »
- On demanda : « Qu'est-ce que briser la communauté unie ? »
- Le maître dit : « Si d'une seule pensée vous comprenez que les passions (S. kleśa), ces émissaires qui vous lient, sont sans appui comme le vide, vous brisez la communauté unie. »
- On demanda : « Qu'est-ce que brûler des Textes ou des icônes ? »
- Le maître dit : « Voir la vacuité de la causalité, la vacuité de la pensée, la vacuité des choses, et prendre d'une seule pensée la décision d'y couper court afin de se tenir au large et sans affaires, c'est là brûler les Textes et les icônes. » [Les entretiens de Lin-tsi, Paul Demiéville, n° 36 pp 156-157]
Non seulement, Lin tsi interprète symboliquement les cinq actes sans intermission, mais il réussit à leur donner une cohérence qui couvre tout le chemin bouddhiste du mahāyāna qui n’est donc comme nous l’avons vu ci-dessus « pas un véhicule », voire un « élément » (
Naissance de la foi). Au départ l’inscience/méscience conduit à attribuer à tort une réalité/existence indépendante à «
ce qui est soumis à production et à destruction ». C’est la sortie de la non-dualité et l’entrée dans la dualité. Ensuite par la concupiscence, les objets conçus sont convoités et c’est l’entrée dans le Plan du Désir (S.
kāmadhātu). C’est l’apparition d’un monde figé où l’on tente de trouver la satisfaction en ce qui ne peut nous la procurer. Comment en sortir ? Par l’éveil direct (
la première porte d’accès), en accueillant la réalité, qui au fond est « le domaine des choses pures » (S.
dharmadhātu) sans l’interpréter (S.
aprapañca), c’est-à-dire en restant dans la non-discursivité (S.
nirvikalpa), "
ténèbre". De cette façon, on se débarrasse de la
double obnubilation par les passions (S.
kleśa), qui n’ont plus d’appui, et par les connaissables (S.
jñeya T. shes bya), qui sont des causes et des conditions interdépendantes et donc vides d’essence. Débarrassé de cette double obnubilation, c’est l’éveil, qui se prolonge en l’activité spontanée «
sans affaires ».
Dans les tantras, comme p.e. le
Hevajra Tantra, il est enseigné que l’identification (S.
yogayuktātmā) à la déesse Nairātmyā (T.
bdag med ma, personnification du
non-soi), la partenaire de Hevajra, à l’exclusion de toute autre identification, est la meilleure façon d’accomplir le bien de soi et celui d’autrui. Cela protége le yogi contre ne serait-ce qu’un instant infernal, et rend accessible la réalisation de la
Mahāmudrā même « à ceux qui ont commis les cinq actes sans intermission, ceux qui aiment tuer (S.
prāṇivadharatāś), ceux de basse naissance (S.
janmahīnā), les sots (S.
mūrkhāḥ), les gens cruels (S.
krūrakarmiṇaḥ) et les gens
difformes et infirmes (S.
kurūpa vikalagātrāś). »[8]
C’est une autre approche, un autre expédient (S.
upāya), où un certain degré de réalité est attribué au symbolique.
Article en anglais sur
l'importance du langage dans le Soûtra de l'entrée à Lankâ
Article en anglais sur les
cinq actes sans intermission
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Illustration : Lin-tsi/Linji par Hakuin
[1] Soûtra de l’Entrée à Lankâ, Patrick Carré, p. 158
[2] Vie et enseignement de Vimalakīrti, Etienne Lamotte, p. 156-158
[3] dga' ba'i 'dod chags dang ldan pa'ang 'byung ba can gyi sred pa
[4] Les cinq facultés sensorielles ainsi que la sixième, la faculté mentale.
[5] (Patrick Carré, p. 159) « Un homme mordu en hiver par un rat aquatique « infectieux » ressent seulement une morsure, en aucun cas une infection. Mais quand, avec les coups de tonnerre du printemps, l’infection se déclare, il comprend qu’il a été contaminé en se faisant mordre. » Comprendre la vacuité, p. 25 et 131.
[6] phung po phan tsun du mtsan nyid mi mthun pa 'dus pa
[7] Soûtra de l’Entrée à Lankâ, Patrick Carré, p. 159-160
[8] The concealed essence of the Hevajra Tantra, G.W. Farrow, I Menon, p. 153-157