lundi 20 janvier 2014

L'Expérience



Dans le bouddhisme l’expérience prend une place centrale. L’expérience est nourrie par les perceptions qui constituent ensemble « le tout » (S. sarva T. kun). « Le tout » est tout ce que l’on peut connaître par les sens ou par l’intellect, concrètement ou par des images. L’ensemble des connaissances forme notre monde (S. loka T. ‘jig rten). Partout où s’étendent ces six antennes (« sièges de contact » - P. phassāyatana), s’étend aussi la différenciation, l’objectivation, l’élaboration, la diffusion, ces quatre termes étant différentes traductions d’un même mot : prapañca.

Ce mot contient le mot pañca, cinq. Le réel qui se tient « autour de soi » n’est accessible qu’à travers les cinq « orifices » correspondantes de nos sens (S. indriya T. dbang po lnga). Il doit « passer » à travers cette grille afin de pouvoir être « perçue », pour ensuite être interprétée par le sens interne. Notre expérience, notre monde est le produit d’un quintuple processus perceptuel (S. skandha T. phung po lnga). La chose/qualité ( S. rūpa) perçue au premier stade produit une sensation (S. vedanā) quand la conscience sensorielle s’y associe. C’est en attribuant une réalité à l’image du réel passé ainsi à travers la grille perceptuelle que l’on crée un décalage.

Quand s’arrêtent les apparitions-disparitions de cette différenciation, objectivation, élaboration, diffusion (prapañca) du processus perceptuel, que reste-il ? Ce n’est pas la bonne question dit Sāriputta à Koṭṭhita[1]. Car ce « il » ou « autre chose » est une réification de trop qui réactiverait la différenciation, objectivation, élaboration, diffusion (prapañca) et qui transformerait le non-différencié, le non-objectivé etc. en un objet.

Sans attribuer ou nier (etc.) une réalité à l’expérience, et sans s’installer dans la complication (prapañca) ou la simplicité (aprapañca), on transcende la dualité/opposition (être/non-être, complication/simplicité) en laissant l’expérience se dérouler. Ce qui n’empêche ni la réflexion ni l’action, qui sont intégrées. Mais le bouddhisme s’arrête là.

Il n’y a pas comme chez Platon et tous ceux qui croient en un esprit indépendant de la matière, une lumière sans matière, ou forme pure, qui passerait directement d’un intellect premier à un autre. Du moins si cette union de lumière sur lumière est à prendre au premier degré. Dans ce sens, il me semble que le bouddhisme, le dzogchen jusqu’à Rongzompa et la mahāmudrā jusqu’à Gampopa s’arrêtent à l’Expérience (qui dépasse à la fois la complication de l’expérience et l’expérience brute). On instruit, on guide et l’autre voit ou pas (même si ce n’est pas de voir qu’il s’agit). Il n’y a pas d’autre transmission.

Le bouddhisme visionnaire semble emprunter beaucoup aux religions de Lumière (la philosophie illuminative d’un Suhrawardî d'Alep ? les expériences visionnaires d’un Najmoddin Kobra ? le manichéisme ? le nāthisme ? le taoisme religieux ? ) et a des caractéristiques nettement plus théistes. Il s’intéresse aussi beaucoup à l’immortalité. L’immortalité de qui ou de quoi dans le flot de l’Expérience ? Arrêtons-nous là, car Sāriputta nous gronderait.

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Tableau : Jacques Linard, Les cinq sens et les quatre éléments (1627)

[1] (AN IV. 173)

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