« 24.8 C’est en prenant appui sur deux vérités que les Buddha enseignent la Loi, d’une part la vérité conventionnelle et mondaine, d’autre part la vérité de sens ultime.Nāgārjuna aurait développé l’idée de la double vérité à partir du Kaccānagotta Sutta (SN 12.15)[3]
24.9 Ceux qui ne discernent pas la ligne de partage entre ces deux vérités, ceux-là ne discernent pas la réalité profonde (gambhīra)[1] qui est la doctrine des Buddha.
24.10 Faute de prendre appui sur l’usage ordinaire de la vie (vyavahāra), on ne peut indiquer le sens ultime (paramārtha). Faute d’avoir pénétré le sens ultime, on ne peut atteindre à l’extinction (nirvāṇa). »[2]
« – Le monde, Kaccāna, dépend en majeure partie d'un dilemme: la notion d'existence et la notion de non-existence. Mais pour celui qui, avec la sagesse correcte, voit l'apparition du monde tel qu'il est vraiment, il n'y a pas de notion de non-existence en rapport au monde, et pour celui qui, avec la sagesse correcte, voit l'extinction du monde tel qu'il est vraiment, il n'y a pas de notion d'existence en rapport au monde. »S’abstenir des deux extrêmes est aussi le message de la doctrine (Sarvadharma)-pratiṣṭhānavāda (T. chos thams cad rab tu mi gnas pa)[4]. Comme toute doctrine bouddhiste, elle ne fait que pointer, il appartient à soi de voir ou ne pas voir (ce que l’on préfère). Il ne s’agit pas de réifier ou imaginer deux extrêmes, être et non-être, et de « se » tenir au milieu. Ces mots ne sont que des repères provisoires sans existence propre. Ils ne doivent pas être pris comme des affirmations par le Bouddha qu’il y a bien être et non-être ou une voie du milieu. Ce ne sont que des façons de parler.
« 'Tout existe' est une vue extrême; 'rien n'existe' est l'extrême opposé. S'abstenant des deux extrêmes, le Tathāgata enseigne le Dhamma par le milieu. »
Mais d’autres doctrines sont apparues, où l’union des deux vérités (une façon de parler rappelons-le) devient une gnose permanente spontanément présente. Aucun problème, tant qu’il s’agit d’une autre façon de parler ou d’un upāya. Cette gnose est représentée par une lumière, une lumière pure, invisible, noire, béryl. La Lumière de la non-existence (med pa), qui préexiste à toute matière, « dont l’acte actualise sa propre matière »[5] C’est cette lumière qui est à l’origine (façon de parler) des Lumières de Majesté (inaccessibles et actives) et des Lumières de Beauté/théophanies (accessibles)[6]. On peut faire correspondre les Lumières de Majesté au stade où l’un devient multiple, où l’éclat de la lumière noire est fractionné en cinq lumières. Éternelles et actives comme la lumière noire qu’elles sont au fond. Ces cinq lumières constituent la Base. Et les Lumières de Beauté sont les théophanies, les parures de cette Base. Elles ne sont pas actives, mais des lumières réfléchies (comme celle de la lune), et elles sont évanescentes.
Nous sommes toujours dans une façon de parler. Mais il y a déjà eu un glissement. Dans la théorie des deux vérités, il n’y a pas question d’un retour implicite à une origine une, mais plutôt d’un « milieu » qui dépasse les deux tout en les englobant. Avec la théorie d’une gnose unique qui se fractionne, l’idée d’un Un et de ses « agents actifs » reste très présente. Et elle sera le point de départ de toute une série de méthodes théistes, qui, en théorie, sont des upāya ou des « façons de parler ». Et il y a aussi une dualité plus forte[7] que dans l’union des deux vérités. Certes, les parures (théophanies, Lumières de Beauté) ne sont que les reflets de la Base (Lumières de Majesté) et doivent être reconnues comme tels, mais en utilisant des images théistes on introduit ou on préserve aussi l’idée d’une hiérarchie.
A partir d’ici, la façon de parler (si c’est toujours le cas) théiste restera et sera exploitée au fond. Moyen habile ? Pas si sûr. La façon de parler théiste dira qu’en fait ce n’est que la première moitié du chemin (« se familiariser avec l’aspect sapiential (shes cha), le Discernement (rig pa) »)[8] qui a ainsi été accomplie. Reste à développer « les principes véritables avec son aspect visionnaire (snang cha) » « et de parachever à terme la Voie de la Grande Perfection, en manifestant des signes de réalisation complète, comme par exemple, le Corps d’Arc-en-ciel (‘ja’ lus). »[9]. C’est quoi le corps d’arc-en-ciel ? C’est rejoindre la Base (Lumières de Majesté), c’est devenir un corps de lumière, l’homme de lumière (Corbin) et ainsi rejoindre les immortels. Les méthodes de cette deuxième partie sont données dans des révélations (T. gter ma) faites à des prophètes (T. gter ston) par des Corps de Majesté de différentes façons.
***
[1] Terme repris dans le Sūtra du Cœur.
[2] Stances du milieu par excellence, trad. Guy Bugault, pp. 306-309
[3] Source
[4] Voir
[5] L’homme de lumière dans le soufisme iranien, Henry Corbin, p. 111. Cette lumière des lumières, la lumière noire révélante est l’ipséité du Deus absconditus selon Corbin, notion qui correspond à celle de « med-pa » (l’indéterminé, non-être) chez Longchenpa.
[6] Termes utilisés par Naïmoddine Abdallah Assadî RÀZI ( + 1256 ), disciple de Naïm Kobra.
[7] Je me rends compte de l’incongrue de cette expression. Il n’y a pas de degrés de dualité. Il y dualité ou non.
[8] Trekchö (khregs chod)
[9] Thögel (thod rgal)
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