vendredi 14 novembre 2014

Marions les tous, dans ce corps de chair*


Les noces de Thétis et de Pélée avec Apollon et le Concert des Muses ou
le Festin des Dieux. Figures de Van Balen, paysages de Jan I Brueghel
Le terme saṃyama, tel qu’on le trouve dans les Yogasūtra dePatañjali, désigne la pratique simultanée de la concentration (dhāraṇā), la méditation (dhyāna) et du recueillement (samādhi). C’est la pratique simultanée des trois branches intérieures du yoga, qui produit la connaissance (prajñā).
« Fixer la pensée en un point est la concentration. Diriger un flot stable d’attention vers le même point ou région est la méditation. Quand l’objet de la méditation envahie le méditant, qui apparait comme le sujet, la conscience du soi se perd. C’est le recueillement. Ces trois constituent ensemble l’intégration (saṃyama). La maîtrise de l’intégration produit la connaissance (prajñā). »[1]
Cette "réintégration" peut être appliquée à diverses sphères à toutes fins utiles.[2] Cette idée est à l’origine de la clairvoyance et d’autres pouvoirs (siddhi). En fixant une faculté, un élément, une terre…, on pourrait l’atteindre et accéder à sa complète maîtrise, comme on peut lire dans la suite du chapitre 3 des Yogasūtra.

Dans la collection pāli, on trouve un discours sur le développement du recueillement (Samādhibhāvanāsuttaṃ, AN IV.41)
« Moines, il existe quatre types de développement du recueillement, lesquels ? Il y a le développement du recueillement qui, lorsqu’il est développé et poursuivi, conduit à un état plaisant ici et maintenant (diṭṭha·dhamma·sukha·vihārāya). Il y a le développement du recueillement qui, lorsqu’il est développé et poursuivi, conduit à l’obtention de la connaissance et de la vision (ñāṇa·dassana·ppaṭilābhāya). Il y a le développement du recueillement qui, lorsqu’il est développé et poursuivi, conduit à la pleine conscience et à la vigilance (sati·sampajaññāya). Il y a le développement du recueillement qui, lorsqu’il est développé et poursuivi, conduit à la fin des souillures (āsavānaṃ khayāya). »[3]
Dans le mahāyāna, le terme samādhi s’applique à des vérités, des qualités que l’on veut atteindre pour certaines raisons, pratiques ou non, et il serait possible de le traduire par « intuition ». Un exemple est l'égalité (ou non-différence, adiaphoria) de tous les dharmas dans leur essence du Samādhirāja sūtra (sarvadharmasvabhāvasamatāvipañcitasamādhirāja), que l’on atteint par ce samādhi particulier.

J’ai déjà écrit sur ce sujet dans mon blog Étapes et transformations. La plupart de méthodes spirituelles qui cherchent à réintégrer l’Esprit seul en excluant la Nature/Māyā etc., ou à réaliser l’union de l’Esprit et de la Nature, procèdent par degrés et s’inscrivent le plus souvent dans un cadre mythologique. Dans ce cas, on voit des allers-retours entre les pôles, et des messies avec des missions messianiques sous une forme ou une autre. Même si le cadre mythologique est dit être un expédient (upāya), utiliser des images, c’est se soumettre à leur influence. Se dire ou croire à l’abri des images et de leur influence serait évidemment faire preuve d’aveuglement, mais perdre de vue qu’il s’agit d’images (qui relèvent souvent de mythes anciens) l’est autant.

Il existe des méthodes « non-graduelles » qui, même s’ils peuvent utiliser le langage du cadre mythologique, semblent ne pas y adhérer. Comme par exemple la méthode proposée par le sixième patriarche du Ch’an, Houei-neng (638-713). Sa méthode est fondée sur une sorte de saṃyama du recueillement (samādhi) et de la connaissance (prajñā). De ces deux éléments, le recueillement (samādhi ou dhyāna) correspond au corps, et la connaissance (prajñā) à l’esprit. La méthode réunie (saṃyama) donc le corps et l’esprit. Houei-neng précise que le recueillement et la connaissance « constituent une seule substance et non deux, car le recueillement est précisément le corps (t’i ou tǐ) de la connaissance et la connaissance exactement l’activité (yong ou yòng) du recueillement. »[4] Tout comme « la flamme est le corps de la lumière et la lumière est l’activité de la flamme. »[5] Une seule substance et non deux comme chez Descartes selon qui le corps et l'âme sont deux substances réellement distinctes. La "réintégration" (saṃyama) se centre dans le cas de cette méthode sur l’essence ou le cœur de l’Éveillé, et l’atteint ainsi. La façon de l’atteindre est de « se réaliser (jô) comme présence (gen) » (J. genjô), terme utilisé par Dôgen,[6] ou on l’atteint par « l’éveil naturel » (self-awakening, tseu-wou) terme utilisé par Houei-neng.

Houei-neng souligne à plusieurs reprises que le recueillement et la connaissance sont égaux[7]. Il n’y a donc pas de hiérarchie entre les deux, il n’y en pas un qui est supérieur ou antérieur, la cause ou l’origine de l’autre.

La méthode naturelle proposée par Houei-neng a pour principe (yòng) le sans-pensée (C. wunang T. mi rtog pa S. nirvikalpa), pour corps/essence () le sans-signe (C. wuxiang T. mtshan ma med pa S. animitta[8]) et pour fondement (C. běn ? T. gzhi ) le sans-fixation (C. wuzhu T. mi gnas pa S. apratiṣṭhita).[9] Le sans-fixation était au centre de nombreux débats au début du deuxième millénaire et était une notion centrale du système d’Advayavajra, ensemble avec le sans-engagement mental et le sans-remémoration. Au sujet de ce dernier, on voit que pour Dr. Ting-Fou-pao, commentateur chinois du Soûtra de l’Estrade, la non-remémoration, ‘ne rien se remémorer’, correspond au dhyāna et samādhi.
« Bien que la méditation tch’an soit dite ‘assise’, elle ne dépend nullement de cette position. ‘Ne rien se remémorer, lit-on dans le Traité de l’Illumination dans l’Essence’, voilà ce qu’on appelle ‘concentration et receuillement’ (tch’an-ting). »[10]
Traditionnellement, les méthodes pour développer le recueillement (‘le corps’) et la connaissance (‘la sagesse’, ‘l’activité’), sont les pratiques du repos mental (S. śamatha T. zhi gnas) et du discernement (S. vipaśyanā T. lhag mthong), śamatha correspondant au dhyāna, et vipaśyanā au prajñā. Il faut l’union (S. samāpatti T. mnyam bzhag) des deux pour produire le recueillement (samādhi). Il y eut de nombreux débats en Inde, au Tibet et en Chine sur l’ordre de pratique de ces méditations. D’abord le recueillement pour avoir la stabilité nécessaire à la naissance de la connaissance, mais comme cela pourrait prendre un certain temps en fonction des dispositions individuelles, peut-être valait-il mieux commencer par un aperçu de la connaissance afin de ne pas développer le recueillement dans l’obscurité. Ou bien encore, le recueillement et la connaissance pouvaient se méditer ensemble dès le départ[11], comme dans la méthode de Houei-neng. La première méthode est celle des gradualistes, la deuxième méthode semble avoir été enseignée par divers maîtres comme le tibétain Gampopa, le coréen Chinul etc. et la dernière méthode est plutôt celle suivie par les adeptes de la méthode simultanée ou « subitiste », bien que Houei-neng se dit lui-même ni gradualiste, ni subitiste (Estrade, p. 36).

Quoi qu’il en soit, la pratique conjointe du recueillement et de la connaissance permet accessoirement de marier Ciel et Terre, l’Esprit et la Nature/Matière, les maṇḍala du Vajra et de la Matrice, le Bon Père et la Bonne Mère…, sans besoin d’un cadre mythologique avec ses mystères associées, que l’on soit assis, debout, en marche, ou couché. Le recueillement purifie les voiles des passions, la connaissance le voile des connaissables et l’union des deux donne accès au cœur de l’Éveillé.

***
*Formule de refuge de Houei-neng :
"Dans ce corps de chair, j'ai trouvé le sublime refuge du corps absolu du Bouddha, qui est absolue pureté.Dans ce corps de chair, j'ai trouvé le sublime refuge des millions et des milliards de corps d'apparition du Bouddha.Dans ce corps de chair, j'ai trouvé le sublime refuge des corps futurs du Bouddha, où seront parfaites toutes les jouissances." (Estrade, p. 43)

[1] Yoga Sutras of Patanjali 3.1 – 3.5 deśabandhaścittasya dhāraṇā .. 1 tatra pratyayaikatānatā dhyānam .. 2 tad evārthamātranirbhāsaṃ svarūpaśūnyam iva samādhiḥ .. 3 trayam ekatra saṃyamaḥ .. 4 tajjayāt prajñālokaḥ .. 5

[2] tasya bhūmiṣu viniyogaḥ .. 6

[3] Source bilingue

[4] Le Soûtra de l’Estrade du sixième Patriarche Houei-neng, traduction de Patrick Carré, p. 31. Pour les notions tǐ yòng

[5] Le Soûtra de l’Estrade du sixième Patriarche Houei-neng, p. 173

[6] Le Shôbôgenzô de maître Dôgen, Yoko Orimo p. 62

[7] Le Soûtra de l’Estrade du sixième Patriarche Houei-neng, p. 31

[8] « It describes the state of nirvana in which the 10 marks (matter, sound, smell, taste, contact, birth, stability, differentiation, male and female) are absent. » Patrick Carré remarque la ressemblance du deuxième principe du sans-signe avec le deuxième samādhi des trois samādhi ou portes de la libération (T. rnam thar sgo gsum) de Nāgārjuna dans son grand traité de la sagesse (Mahāprajñāpāramitāśāstra).

[9] No-thought, no-mark, no-dwelling. « This doctrine of mine has from the beginning set up “no-thought” as the guiding principle, no-mark as the essence, and non-dwelling as the foundation, for both sudden and gradual methods. » « "No-thought” emphasizes the state of being unattached to thoughts; “no-mark” is non-attachment as it relates to one’s environment, and non-dwelling emphasizes the activity of thought-flow. Despite the negative formulation of these doctrines, they are not meant to imply nihilism, which seems to have been a very common misinterpretation even in Huineng’s day. » Towards a Philosophy of Tranquillity: Pyrrhonian Skepticism and Zen Buddhism in Dialogue. Carlo JaMelle Harris

[10] Le soûtra de l’Estrade du sixième Patriarche Houei-neng, p. 180. D'ailleurs voici comment Houei-neng explique le terme 'méditation assise' :
"Dans notre méthode, rien ne fait obstacle : quand, à l'extérieur, aucun concept ne vient se surajouter aux objets, on parle d'être 'assis' ; lorsque, à l'intérieur, on voit son essence originelle sans la moindre confusion, on parle de 'méditation'." Soûtra de l’Estrade, p. 41

[11] Zhi lhag gi sgom skyong tshul ‘di la// zhi gnas sngon du btang nas lhag mthong sgom pa dang*// lhag mthong sngon du song ba’i zhi gnas sgom tshul dang*// thog ma nyid nas zhi lhag zung ‘brel du sgom tshul te gsum du yod// Le Flambeau de la libération (zhi lhag gi ting nge ‘dzin sgom tshul thar lam sgron me) de Déchoung Rinpoché, le sage de Seattle (voir A Saint in Seattle: The Life of the Tibetan Mystic Dezhung Rinpoche de David P. Jackson)

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