mercredi 24 février 2016

Réalité et/ou idéologie


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C’est à Antoine Destutt de Tracy[1] (1754-1836) que nous devons le terme « idéologie », pour désigner une science ayant pour objet l'étude des idées afin de remplacer la métaphysique traditionnelle.
« Dans le prolongement des Lumières et du sensualisme (toute connaissance découle de la sensation) de Condillac (1715-1780), le groupe des Idéologues, constitué autour de Destutt de Tracy, de Cabanis et de Volney voulait démonter les mythes et l'obscurantisme par une analyse scientifique de la pensée et de ses origines. »[2]
Antoine Destutt de Tracy est également l’auteur de l'Analyse raisonnée de l'origine de tous les cultes, ou Religion universelle, qui reprend l’œuvre de Charles-François Dupuis.

Dans son livre Éléments d’idéologie il explique qu’il ne distingue pas entre « sentir et penser » (tout comme d’ailleurs Antonio Damasio) et il présente (au moins) quatre facultés de la pensée :
« On appelle sensibilité la faculté de sentir des sensations ; mémoire, celle de sentir des souvenirs ; jugement, celle de sentir des rapports ; volonté, celle de sentir des desirs. »
Voici quatre types d’idées qui contribuent à construire notre monde (idéologie). La définition d’idéologie a beaucoup évolué par la suite et prend désormais différents sens, moins psychologiques. Voici par exemple la définition de Karl Jaspers
« Une idéologie est un complexe d'idées ou de représentations qui passe aux yeux du sujet pour une interprétation du monde ou de sa propre situation, qui lui représente la vérité absolue, mais sous la forme d'une illusion par quoi il se justifie, se dissimule, se dérobe d'une façon ou d'une autre, mais pour son avantage immédiat. »
Le réel étant inaccessible, nous le représentons par un réel idéologique. Et un réel idéologique peut être avancé comme le support d’une imposition (as-sujet-issement). Une idéologie peut être imposée à l’aide d’« appareils idéologiques », qui « apparaissent comme des superstructures, des formations que l'on pourrait qualifier de "psycho-sociale" du fait qu'elles ont pour but d'inculquer des "façons de voir", d'évaluer les choses, évènements et relations des classes sociales entre elles » (Wikipédia).

Quand une communauté est assujettie à une idéologie, celle-ci devient comme invisible, totalement intégrée : « ce qui est, ce qui sera, ce qui fut. »[3] Comme l’eau est invisible pour les poissons qui y vivent. Destutt de Tracy cite Hobbes[4]
« Quand les hommes ont une fois acquiescé à des opinions fausses, et qu’ils les ont authentiquement enregistrées dans leurs esprits, il est tout aussi impossible de leur parler intelligiblement que d’écrire lisiblement sur un papier déjà brouillé d’écriture »
Dans la collection d’essais « The Faithful Buddhist » de Tom Pepper, celui-ci décrit le saṁsāra comme un royaume idéologique[5], et il rappelle le premier sens du mot saṁsāra qui est de « tourner en rond en cercles ».[6] Il rappelle également que le fait que le bouddhisme (Nāgārjuna) enseigne deux vérités, une vérité ultime et une vérité conventionnelle (sct. saṁvṛiti-satya), ne veut pas dire que seule la première est vraie et que la deuxième est une illusion. La vérité conventionnelle est très réelle, mais elle est entièrement construite et peut évoluer (sct. pratītyasamutpāda), contrairement à la vérité ultime. Nous pouvons intervenir sur elle et en même temps nous pouvons être as-sujet-tis à elle.

Tournons-nous maintenant vers le Sūtra de la marche héroïqueŚūrāṅgamasūtra », Taishô n° 945) aussi connu comme le Buddhoṣṇīṣa-sūtra (Fo-ting king), considéré comme la source canonique de l’expression « regarder la pensée » (tib. sems la blta ba), car Mañjuśrī[7] y dit : « Une seule des facultés sensibles étant retournée à sa source, les six facultés sensibles parfont leur délivrance. »[8]

Ānanda était parti avec son bol d’aumônes, pour permettre à tous, quel que soit leur rang, d’accumuler du mérite. Il s’est donc aussi rendu dans le quartier des prostitués, mais « il tomba au piège d'un puissant sortilège. Par la force du mantra de Kapila, qui venait du ciel de Brahma, la fille de Matangi l'attira sur une couche impure. » Le Bouddha se trouva ailleurs au même moment, mais fut conscient du danger imminent.
« 97 Alors, l'Honoré du Monde, du sommet de son crâne, émit des centaines de rayons de lumière précieuse qui dispersent toute crainte. Au coeur de la lumière apparût un lotus aux mille pétales, sur lequel était assis un Bouddha au corps de transformation en posture de lotus complet, proclamant un mantra spirituel. 
100 Le Bouddha Çakyamuni ordonna à Manjusçrì de prendre le mantra et d'aller fournir protection, et, lorsque le mauvais mantra fut dissipé, d'aider Ananda et la fille de Matangi et de les encourager à retourner là où se trouvait le Bouddha. »
Le corps émané produit par le Bouddha pour sauver Ānanda n’est pas le véritable corps du Bouddha, bien qu’il ait pu sauver Ānanda… Ānanda a pu être sauvé par ce qu’il avait vu de ses yeux charnels ou de ses yeux de l’esprit. Mais qu’avait-il vu au juste ? S’ensuit un dialogue intéressant sur ce que c’est vraiment de voir et de voir le Bouddha ou la Pureté, et où le Bouddha montre comment retourner la vision vers l’intérieur, pour se libérer.
« 114 Ananda dit au Bouddha: "J'ai vu les trente-deux marques spécifiques de l'Ainsi-Venu, qui étaient si suprêmement merveilleuses et incomparables que son corps tout entier en avait une translucidité luisante juste comme celle du cristal.
«J'ai souvent pensé que ces marques ne pouvaient avoir été le fruit du désir et de l'amour. Pourquoi donc? Les vapeurs du désir sont fortes et enivrantes. De la copulation infecte et putride sort une trouble mixture de pus et de sang qui ne peut donner une concentration aussi magnifique, pure et brillante de lumière pourpre et or. Alors j'ai passionnément regardé en l'air, j'ai suivi le Bouddha, j'ai laissé tomber mes cheveux de ma tête
" »
Le corps aux trente-deux marques du Bouddha, son sambhogakāya, est un corps pur, où le « pus et le sang » du corps impur sont une « lumière pourpre et or ». Il ne s’agit pas de voir l’aspect impur, ni l’aspect pur, mais de retourner la vision sur ce qui voit, et ce qui voit est également vide.

Le fait qu’Ānanda a failli succomber aux charmes de la courtisane est évidemment condamnable, mais l’enseignement du Bouddha porte surtout sur le fait qu’il s’est laissé entraîner par « l’idéologie » au sens de Destutt de Tracy. Le Bouddha demande à Ānanda où se situe sa pensée ? Elle ne se situe ni dans le corps, ni en dehors du corps, ni entre les deux, ni ailleurs, ni la faculté visuelle, ni se produit-elle en s’associant avec des objets. Il lui explique ensuite qu’il y a deux types de pensée, l’ordinaire, prisonnière de l’idéologie, et une pensée éveillée qui est celle des Bouddhas.

Après cette introduction, le Bouddha entame avec Ānanda une discussion sur la vision, qu’est-ce que c’est que de voir et qu’est-ce qui voit les yeux ou la pensée. Ils commencent par parler de la vision du corps qu’eut Ānanda du corps émané du Bouddha venu pour le sauver du lit de la courtisane. Comment Ānanda avait-il vu le Bouddha produisant des rayons de lumières ? Pas avec ses yeux, ni avec sa pensée, mais avec ses « processus mentaux qui attribuent des attributs faux et illusoires au monde d’objets perçus. Ces processus t’induisent en erreur au sujet de ta nature véritable et depuis les temps sans commencement, jusqu’à maintenant ils t’on fait prendre un voleur pour ton enfant, et t’ont éloigné de ta pensée originelle, en t’assujettissant au cycle de morts et de naissances. »[9] Autrement dit au royaume idéologique…

Ce n’est pas davantage en s’assujettissant à des idéologies bouddhistes que l’on s’en sort selon le Bouddha du Śūrāṅgamasūtra chinois.
« Les individus qui suivent une pratique spirituelle, mais qui passent à côté de l’éveil ultime. Par exemple, les auditeurs (śravaka), les auto-éveillés (pratyekabuddha) et les sages solitaires (ṛṣi ? 16 arhats ?), les êtres célestes et les autres comme les rois de démons et les membres de leurs suites, qui suivent des chemins erronés. Tous échouent, car ils ne comprennent pas ces deux fondements et se méprennent sur leur pratique. Ils sont comme quelqu’un qui fait cuire du sable en espérant préparer un met délicieux. Mais même en faisant cuire des tas de poussière durant des éons sans nombre, il n’en sortira pas de met délicieux. »[10]

From time without beginning, all beings have mistakenly identified themselves with what they are aware of. Controlled by their experience of perceived objects, they lose track of their fundamental minds. In this state they perceive visual awareness as large or small. But when they're in control of their experience of perceived objects, they are the same as the Thus-Come Ones. Their bodies and minds, unmoving and replete with perfect understanding, become a place for awakening. Then all the lands in the ten directions are contained within the tip of a fine hair.” The Śūrāṅgamasūtra, Buddhist Text Translation Society

Le Śūrāṅgamasūtra enseigne que la seule sortie possible du « royaume idéologique » est de se réfugier dans une sorte de royaume libre d’idéologie. Mais est-ce vraiment possible de se dé-sujet-tir du royaume idéologique ?
« Il n’y a, au fond, que deux idées de la subjectivité : celle de la subjectivité vide, déliée, universelle, et celle de la subjectivité pleine, enlisée dans le monde, et c’est la même idée comme on le voit bien chez Sartre, l’idée du néant qui ‘vient au monde’, qui boit le monde, qui a besoin du monde pour être quoi que ce soit, même néant, et qui dans le sacrifice qu’il fait de lui-même à l’être, reste étranger au monde. »
« La subjectivité est une de ces pensées en deçà desquelles on ne revient pas, même et surtout si on les dépasse. »[11] (Merleau-Ponty) 
Le bodhisattva est le sujet du « royaume idéologique » et ne cherche pas à en sortir. Ce n’est pas un sacrifice de sa part, même si on parle de « marche héroïque », car il connaît la nature de ce royaume et il sait qu’il peut le transformer à cause de la coproduction conditionnée. Rien n’est « absolu » dans ce royaume. En langage mythologique bouddhiste, Mañjuśrī, bodhisattva de la dixième terre, tout en « résidant » dans la dixième terre (libre d’idéologie)[12], se met au service des autres en « créant des corps de métamorphose (nirmāṇa) », pour « enseigner la Loi aux hommes ». Il s’engage dans la « marche héroïque ».

Afin d’agir dans le monde et d’y exercer son influence bénéfique (Śantideva, Nāgārjuna…), le bodhisattva s’as-sujet-tit dans le « royaume idéologique », qu’il partage avec tous les autres, et le transforme très concrètement dans l’intérêt de tous. Pas le contraire. La « marche héroïque » ne consiste pas à imaginer la dixième terre à longueurs de journée, tout en résidant physiquement sur la terra pestifera, ni à enseigner à d’autres comment faire de même.

Śantideva parle très bien de ce que pourrait être le « sujet du royaume idéologique » dans le huitième chapitre de sa Marche vers l'Eveil (Bodhicaryāvatāra). Le bien n’est pas un idéal qui se limite à un seul individu.
103. Que la douleur de tous
Doit être évitée n’est contesté par personne
Si elle doit être évitée, évitons toute souffrance
Même celle qui n’est pas mienne, celle de tous les êtres
113. L’idée d’un moi individuel est vicié
Tandis que l’altruisme est un océan de qualités
Aussi je rejetterai la saisie d’une essence individuelle (ahaṃkāra)
Et je développerai l’altruisme
.

114. Tout comme les mains etc.
Sont considérées comme des parties du corps
Pourquoi ne pas considérer ceux qui ont un corps (dehinaḥ)
Comme des parties du monde (jagat
) ?

***

[1] En 1796 dans « Mémoire sur la faculté de penser ».

[2] Source

[3] Hésiode, Theogonie, 32 et 38

[4] Hobbes, Traité de la Nature humaine, traduction du baron d’Holbach

[5] « It will be my claim that many of the conceptual difficulties and apparent contradiction in Buddhist thought dissolve once we understand samsara as the realm of ideology. »

[6] « If we understand the term “samsara” in its literal sense of “going around in circles,” then we can see the sense in which it refers to the stagnant reproduction of a social formation that is not open to change. »

[7] Mañjuśrī n’est cependant pas l’interlocuteur du Bouddha dans le Śūrāṅgamasūtra apocryphe, mais Ānanda. Mañjuśrī est l’interlocuteur du Bouddha dans le Śūrāṅgamasamādhisūtra.

[8] Concile de Lhasa, Demiéville, p. 52

[9]It is merely your mental processes that assign false and illusory attributes to the world of perceived objects. These processes delude you about your true nature and have caused you, since time without beginning and in your present life, to mistake a burglar for your own child — to lose touch with your own original, everlasting mind — and thus you are bound to the cycle of death and rebirth.” The Śūrāṅgamasūtra, Buddhist Text Translation Society

[10]People who undertake a spiritual practice but who fail to realize the ultimate enlightenment — people such as the Hearers of the Teaching34 and the Solitary Sages, as well as celestial beings and others, such as demon-kings and members of the demons' retinues, who follow wrong paths — all fail because they do not understand two fundamentals and are mistaken and confused in their practice. They are like someone who cooks sand, hoping to prepare a delicious meal. Even if the sand were cooked for eons numberless as motes of dust, no meal would result from it.” The Śūrāṅgamasūtra with Excerpts from the Commentary by the Venerable Master Hsüan Hua, Buddhist Text Translation Society Burlingame, CA

[11] Extraits de Éloge de la philosophie, Merleau-Ponty p. 190-191

[12] « Le corps du Bodhisattva est pareil à la lune du quatorzième jour; celui des Buddha à la lune du quinzième. La différence est si minime que la Prajñāpāramitā affirme: „Le Bodhisattva, le grand être, qui se trouve dans la dixième terre doit être appelé purement et simplement un Tathāgata” »

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