jeudi 27 octobre 2016

Ogresses, félines, vamps, muses, ...


La ḍākinī à tête de chacal à la langue rouge (tib. mkha' 'gro gtso mo lce spyang dmar), reine des ḍākinī 

L’épisode[1] du roi Kalmāṣapāda et son différend avec Śakti le fils de Vasiṣṭha dans le Mahābhārata (Vasiṣṭhopākhyāna), ou les versions des Jātaka, avaient peut-être inspiré Amoghavajra (705-774) dans sa retraduction[2] de l’apocryphe sūtra chinois Sūtra du roi bienveillant (Renwang-king) du Vème ou VIème siècle, où l’on voit Kalmāṣapāda («Pieds Tachetés»[3]) chargé par un maître non-bouddhiste de décapiter mille rois et d’offrir leurs têtes au dieu de charnier Mahākāla. Le dernier à décapiter, Samantaprabhāsa, est un roi bouddhiste qui lui parle de l’impermanence et de la vertu. Kalmāṣapāda se repentit, relâche tous les 1000 rois et devint moine. Il est aussi mentionné dans le Laṅkāvatāra[4], dans le Sūtra des sages et des fous (tib. mdo mdzangs blun)[5] et dans Le traité de la grande vertu de sagesse de Nāgārjuna (Mahāprajñāpāramitāśāstra, volume I, Chapitre VIII - Les Bodhisattvas). Il en existe au moins une version dans le Mahābhārata, et une autre dans le Viṣṇu-purāṇa. La version sanskrite (tardive ?) du Laṅkāvatāra précise d’ailleurs que le roi Kalmāṣapāda eut des enfants qui étaient des ḍāka et des ḍākinī. Dans les versions chinoises ces enfants étaient des rākṣasa, dont le roi Rāvaṇa fut le chef. Rappelons que Kalmāṣapāda était lui-même le fils d’un roi (Balamatar[6]) et d’une lionne. Dans le Mahābhārata, Kalmāṣapāda est un roi Saudāsa (un déscendant d’Ikṣvāku, transformé en un rākṣasa par le sage Vasiṣṭha). Dans le Sūtra des sages et des fous, le Bouddha explique que ce roi fut en fait une naissance précédente d’Aṅgulimāla

Or, un certain Liangbi 良賁, avait écrit un commentaire sur la retraduction par Amoghavajra du Sūtra du roi bienveillant (Renwang-king), donnant des détails intéressants sur l’instruction que le roi Kalmāṣapāda reçut du « faux rishi » (mais néanmoins Vasiṣṭha dans le Mahābhārata…). C’est intéressant comme un texte apocryphe au départ, composé en Chine et en Corée, intégrant des éléments hétéroclites indiens, peut s’enrichir de maṇḍalas, mantras et dhāraṇīs dans une deuxième mouture (Amoghavajra au VIIIe siècle) et se trouver encore davantage enrichi dans un commentaire sur cette dernière mouture. Le processus créatif est ininterrompu et le « texte » semble toujours s’adapter aux derniers développements. Tout comme la nature, les hagiographies (ou encore les spin-offs) ont horreur du vide, et avec le temps, chaque détail qui semblait manquer est ajouté.

« Dans le commentaire de Liangbi, composé sur l’ordre impérial, et basé sans doute sur l’enseignement d’Amoghavajra, on peut lire ce qui suit sur la phrase 
« [Le faux rishi] ordonna [au roi Kalmāṣapāda] d’[aller] prendre les têtes de mille rois, pour les donner en offrande au Dieu-génie Mahākāla-Grand-Noir [habitant] dans le cimetière » :
Le Sūtra dit : «Il lui ordonna d’[aller] prendre les têtes de mille rois, pour les donner en offrande au Dieu-génie Mahākāla-Grand-Noir [habitant] dans le cimetière» :

Explication : «Dans le cimetière», cela désigne l’endroit où habite [le Dieu]. [...] Ce Dieu-génie Grand-Noir [= Mahākāla] est un génie des combats. Si on le vénère, sa puissance s’augmente, et en tout ce qu’on entreprend, on remporte la victoire ; c’est pourquoi, on lui rend culte.
 
Comment peut-on le savoir ? Le Maître des Trois Corbeilles [Amoghavajra], citant un livre particulier en sanskrit, dit, en effet : Dans le Mahāmāyūrī-sūtra, il est dit :
«A l’Est de la ville du pays Ujjayinī, il y a une forêt appelée Śmaśāna [“charnier”] — ce qui se dit ici [en langue chinoise] “Forêt des Cadavres” [Śītavana, qui est le nom d’un cimetière de Rājagṛha]. Cette Forêt a la longueur d’un yojana et autant de largeur. Il y a là le Dieu-génie Grand-noir : c’est un Corps de transformation [nirmāṇakāya] de Maheśvara [“Grand Seigneur”, l’un des noms les plus communs de Śiva] ; il circule toujours de nuit dans la Forêt avec d’innombrables démons-génies qui sont ses acolytes. Ceux-ci [celui-ci ? — le sujet des phrases suivantes reste ambigu] possèdent une grande puissance surnaturelle et de nombreux trésors rares ; ils ont aussi une médecine qui dissimule la forme, et une médecine de longévité ; et ils circulent dans les airs. [En livrant leurs] médecines fantasmagoriques, ils trafiquent avec les hommes ; [mais] ils ne prennent en [contre-partie] que du sang et de la chair des hommes vivants. Ils se font promettre par avance un certain poids [de sang et de chair] et font le trafic des médecines et d’autres choses. Les hommes qui désirent s’y rendre se font d’abord [protéger] le corps par le Pouvoir sacramentel (sk. adhiṣṭhāna) de Charmes, et ensuite vont faire le trafic. A ceux qui ne [se protègent] pas par le Pouvoir sacramentel, ces démons-génies, en dissimulant leur forme, leur dérobent le sang et la chair, qui sont [par ce fait] diminués. Ils prennent ainsi [cette quantité de] sang et de chair sur le corps de ces hommes-là ; autant ils en prennent et autant cela diminue ; et pourtant, comme ils ne destinent pas [cette quantité de sang et de chair à l’accomplissement du] contrat préalable, ils en arrivent à la fin à prendre le sang et la chair de toute une personne, et le poids [promis à l’avance] n’ayant toujours pas été rempli, on ne peut obtenir aucune des médecines [désirées]. Ceux, [par contre,] qui se sont appliqués le Pouvoir sacramentel, peuvent trafiquer et obtenir des coquilles précieuses, des médecines et d’autres choses ; [alors,] tout ce qu’ils font se réalisera entièrement selon leurs désirs. Si l’on veut rendre culte [à ces démons-génies (ou à Mahākāla ?)], le sang et la chair d’hommes seuls [peuvent convenir]. Il [= Mahākāla, ou ils = les démons-génies ?] possède une grande force et protège les hommes, [dont] les actions seront vaillantes et farouches ; en matière de combats et autres choses [semblables] ces hommes remporteront toujours la victoire.»
C’est pourquoi, [on peut savoir que] le Dieu-génie Grand-Noir est un génie des combats
. »
Iyanaga Nobumi pense, avec certains docteurs bouddhistes du Moyen âge japonais, que les démons-génies de Mahākāla ressemblent beaucoup aux ḍākinī du Commentaire du Mahāvairocana-sūtra. Le monde de Mahākāla et de son entourage, avec ses charniers, champs de bataille ou terrains, et son trafic de substances humaines semble bien être le même que celui des ḍākinī. Les acolytes de Mahākāla décrits ci-dessus semblent aussi regardant sur le poids des substances que les paṇḍita indiens et népalais l’étaient sur le poids de l’or demandé en échange des instructions pendant la renaissance tibétaine[7]. C’est une époque où le marché des siddhis fut en plein essor.

Les Chants de l’immortalité (tib. shangs pa bka' brgyud kyi do ha rdo rje'i tshig rkang dang mgur dbyangs phyogs gcig tu bsgrigs pa thos pa don ldan byin rlabs rgya mtsho) de la lignée Shangpa, compilés par Jamgoeun Kongtrul, racontent la rencontre/vision de Nigūma par Khyounpo Neldjor « au grand cimetière de la forêt de Sosa » :
« En voyant [Nigūma] danser, [Khyounpo Neldjor] pensa :
- Ce doit être la dame de l’espace [=ḍākinī] Nigūma !
Il se prosterna, marcha respectueusement autour d’elle et lui demanda de lui donner des enseignements très purs.
- Je suis une dame de l’espace cannibale ! Quand mes amies arriveront, nous te mangerons, sauve-toi vite !
Il continua à se prosterner, à faire des circumambulations et la supplie de lui enseigner les tantras.
- La demande d’enseignements tantriques du grand véhicule s’accompagne d’offrandes d’or. Si tu en as, donne-le-moi !
Il lui offrit cinq cents onces d’or, qu’elle jeta aussitôt dans la forêt. Il pensa : Peut-être est-elle vraiment une dame de l’espace cannibale ? Elle a dispersé tout mon or. Je n’en ai plus !
La dame de l’espace tourna ses yeux vers le ciel et d’innombrables dames de l’espace vinrent de l’éther. Certaines construirent en un instant un palais céleste de trois étages, d’autres un mandala de sable coloré et d’autres encore rassemblèrent de la nourriture pour une fête sacrée. En ce soir de pleine lune, Nigūma lui donna l’initiation du corps illusoire et du rêve
. »[8]
La Reine des ogres (tib. srin po’i gtso bo ‘jigs byed dmar)

On constate une transition des ogres (rakṣasa)[9] aux ḍākinī comme la source d’ésotérisme, où les ḍākinī retinrent (initialement) les caractéristiques des ogres : elles consommèrent la chair humaine et le sang humain. Puis, avec l’avènement des yoginī-tantras, c’était désormais de la sève vitale dont elles voulaient dérober leurs victimes[10] en échange de siddhis dans le cas où les « victimes » seraient des détenteurs-de-science (vidyadhara).

Le mot « ḍākinī » n'a cessé de changer de sens, encore de nos jours.

Autre représentation de la Reine des ḍākinī 

***

[1] The Story of Kalmāṣapāda and Its Evolution in Indian Literature. (A Study in the Mahābhārata and the Jātaka), par K. Watanabe.

[2] Avec l’ajout de maṇḍalas, mantras et dhāraṇīs. Source

[3] Ou zébrés selon le Sūtra des sages et des fous (traduction du mongole de Stanley Frye).

[4] Le conte du roi Kalmāṣapāda nous réserve encore une autre surprise : c’est qu’il en existe une version (en réalité une courte allusion) dans le Laṅkāvatāra-sūtra ; et là, le texte sanskrit dit que le roi Kalmāṣapāda eut des enfants qui étaient des ḍāka et des ḍākinī. Note de Iyanaga Nobumi 

[5] Dans le chapitre sur Angulimala. « Un jour, un roi parti à la chasse dans la forêt, s’y égara et rencontra une lionne ; celle-ci s’éprit de lui, et le roi ne pouvant pas refuser, s’accoupla à elle. Plus tard, la lionne enfanta un fils, de la forme humaine mais avec les pieds tachetés (d’où le nom de Kalmāṣapāda, “Pieds-tachetés”). Ce fils a grandi et est devenu roi. Or, un jour, par un accident, il irrita un Sage, qui lui jeta un sort ; il prédit que le roi mangerait pendant douze ans de la chair humaine. — Après quelque temps, le cuisinier du palais du roi s’aperçut tout à coup qu’il n’y avait plus de viande dans le magasin royal. Pour se procurer de le viande, il sortit du palais, mais trouva sur le chemin le corps d’un enfant mort. Il le ramena et en fit un plat qu’il servit au roi. Celui-ci le trouva tellement bon qu’il appella le cuisinier et lui ordonna de lui servir tous les jours le même plat, même si cela coûte la vie des enfants vivants... Les habitants du royaume se plaignèrent que leurs enfants étaient volés tous les jours et étaient tués. Le roi dut avouer devant les ministres que c’était lui qui ordonnait au cuisinier le meurtre des enfants. Les ministres décidèrent de tuer ce souverain devenu un ogre ; mais au moment d’être attaqué, le roi fit serment de devenir un terrible rākṣasa volant ; et sur le champ, il se transforma en un rākṣasa... C’est après cela qu’il devint chef d’un grand nombre de rākṣasa malfaisants, ravagea le pays, et décida de tuer mille rois pour en faire un grand festin... »

[6] Selon le Sūtra des sages et des fous.

[7] Pour l'anecdote, voici un exemple des tarifs de certains tantra pratiqés par Ralo comme indiqués par Geu Zheunoupel ('gos gzhon nu dpal):
« Śrī Vajrabhairavakalpatantrarāja pour 1 srang (env. 37,5 grammes) d'or
Sarvatathāgatakāyavākcittakṛṣṇamāri-nāma tantra (Yamāntaka toh 1920) pour 1 zho (1/10 d'un srang) d'or. »
Source

Drakpa Gyeltsen (grags pa rgyal mtshan 12-13ème), écrit sur les rapports entre Gayadhara et Drogmi dans ses Chroniques des maîtres indiens. Gayadhara proposa de rester étudier auprès de lui pendant cinq ans en échange de 500 onces d’or. Au bout de trois ans, Gayadhara dit qu’il allait partir et Drogmi se rendit compte qu’il n’avait pas encore offert les 500 onces d’or. Ne disposant pas de suffisamment d’or, il fit appel à Zur po che shakya 'byung gnas (10-11ème s.). Celui-ci était en retraite, mais sortit pour lui porter les 100 onces d’or. Pour le rémercier Drogmi lui donna les Instructions de la méthode de l'inconcevable (S. acintyā) (S. AcintyākramopadeśaT. bsam gyis mi khyab pa'i rim pa'i man ngag DG TG n° 2228). Zourpoché était comblé. Il dit : « Le sūtra de Māyājāla et le sems phyogs de ce vieillard ont été bien enrichis. » Drogmi put offrir les 500 onces d’or à Gayadhara qui se montra tellement satisfait qu’il proposa à Drogmi de lui demander autre chose. Drogmi lui dit de n’avoir besoin de rien sur quoi il lui donna l’exclusivité du cycle du Chemin et le fruit au Tibet. Source

[8] Les Chants de l’immortalité, traduit par Ngawang Zangpo, Claire Lumière, p. 82

[9] Acolytes de Śiva.

[10] Voir The Alchemical Body et Kiss of the Yoginī de David Gordon White

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