«Vers la fin de sa vie (1153), deux moines venaient voir [Gampopa] en le supplant une offrande de gtor-ma à la main de leur enseigner le chemin de techniques yoguiques (upāya-mārga). « Ayez de la compassion pour nous » ajoutèrent-ils. Gampopa (1079-1153) disait à son intendant qu’il ne voulait pas être dérangé. L’intendant dit alors aux deux moines de demander la Mahāmudrā. Ils’exécutèrent aussitôt et Gampopa les fit entrer immédiatement et leur donna les instructions sur la Mahāmudrā.»[1]
Jamgon Kongtrul explique :
“Bien que Milarepa n'ait pas enseigné le Chemin des techniques yoguiques et la Mahāmudrā naturellement intégrée (sahaja) séparément, Gampopa donna séparément les instructions tantriques à ceux qu'il jugeait digne de recevoir les initiations tantriques et les instructions de la Mahāmudrā (sahaja) à ceux qu'il jugeait digne de recevoir la pratique des [6] perfections (pāramitā), sans que ces derniers recevaient une initiation tantrique[2]”.
Gampopa dit à Dus gsum mkhyen pa (1110-1193), le premier Karmapa :
« J’ai violé l’ordre de mon maître Mila.Dans la biographie de Mogchok rin chen brtson 'grus (volumes shangpa KA, p. 180 et suivantes) rencontre Gampopa environ deux ans après la mort du yogi de Khyoungpo.
-Comment cela seigneur ?
- En donnant les instructions à tous. Et à une autre occasion :
-J’ai suivi l’ordre de mon maître.
– Comment cela seigneur ?
- En dédiant toute ma vie à la pratique. »[3]
« Mogchok présente une offrande (phyag rten) dans la chambre de Gampopa et lui dit : "Après que mon maître, le grand Shangpa est décédé, j'ai pratiqué (dge sbyor) et j'ai eu telles expériences du chemin des techniques, corps illusoire, rêve et claire lumière et je suis venu demander si j'étais arrivé au bout ou pas. Mais comme le maître de Shang est décédé et que vous n'êtes pas mon maître, je ne peux pas vous demander (bla ma khyed min pa zhu sa mi bdog). Il me faut maintenant demander l’ensemble de la transmission (khrid tshar gcig) des six yogas." Gampopa repondit : "Vous avez eu de bonnes expériences. Mais je dois ajuster (thag chod) votre vue." Et il lui donna les huit vers de la Mahāmudrā (phyag rgya chen po'i tshig rkang brgyad[4]) et les Cinq introductions (ngo sprod lnga pa), suite à quoi (mogchokpa) eut confiance en sa perspective de la vue (lta ba'i phyogs). Ensuite Gampopa dit : "Etudiez-le cycle des six yogas (chos drug tshar gcig) avec sgom pa tshul khrim snying po (1116-1169) . J'ai fait le vœu de ne pas enseigner les sādhana et les six yogas[5] ».
Gampopa utilisait une classification des méthodes dans laquelle la Mahāmudrā tient la position la plus élevée avec le Dzogchen.Une autre classification utilisée par Gampopa repartie les méthodes en trois voies : Prajñāpāramitā, Mantra et Mahāmudrā ou encore respectivement la voie de renoncement, la voie de la transmutation et la voie de la (re)connaissance. Cette approche fut vivement critiquée après la mort de Gampopa et la lignée Kagyupa prenait en compte ces critiques en donnant la priorité au chemin des techniques yoguiques de Naropa. Cela demandera des réajustements.
Selon 'gos lotsāwa (1392-1481) la transmission de ce système de "Mahāmudrā" passe encore par Maitrīpa, Śavaripa (ou Śabarapāda) et Saraha. Il s'agit donc d'une transmission de "mahāmudrā" qui n'a pas transitée par Tillipa et Nāropa[6] et que Marpa le traducteur aurait reçu de Maitrīpa (ou de ses diciples). Suite aux polémiques, cette transmission sera par la suite appelée "sūtra mahāmudrā". Pour Gampopa, le système de Mahāmudrā qu'il enseignait se situait en dehors du chemin des sūtra (chemin de renoncement) et le chemin des tantra (chemin de transformation) et constituait une troisième voie, la voie de connaissance, l' "objet de connaissance" étant l'être propre (S. svabhāva T. rang bzhin) de l'esprit. Cet "être propre" est l'état naturel (S. nija T. gnyug ma) de l'esprit, la simple conscience (T. tha mal gyi shes pa), qui n'est autre, en termes ésotériques, que la gnose innée (S. sahaja jñāna T. lhan cig skyes pa'i ye shes)[7].
Le « moyen facile » ("dkar po gcig thub") de Gampopa, Pamo droupa, lama Zhang etc. était très populaire, mais attirait les critiques. Sakya Pandita (1182-1251) écrit qu’il est nuisible au Dharma et ajoute :
« Moi aussi, je pourrais rassembler davantage de disciples, si j’enseignais la panacée auto-suffisante à ceux qui n’avaient reçu que l’initiation-bénédiction de Vajravārāhī, si je leur enseignais (ngo sprod) par la suite le sens 'qui ne s’atteint pas à travers l’effort', après avoir identifié une vague expérience contemplative comme le chemin de la vision. Je recevrais aussi davantage d’offrandes. Et puis les sots me considéreraient comme un Bouddha. »[8]
Sakya Pandita dit ailleurs de la méthode de l’introduction (T. ngo sprod) : "Dans ma tradition, comme la conscience n'a pas d'essence, il n'y a rien à introduire."[9] Et :
"L'introduction à la nature de la conscience seule est une tradition indienne[10] et non-bouddhiste. C'est une méthode erronée comme elle n'élimine pas le clivage sujet-objet. Et si on doit également introduire l'étudiant à la nature des objets extérieurs, il faudra sans doute analyser si ces objets ont été créés par un dieu-créateur comme Iśvara, ou s'il sont produits par des atomes, ou s'ils sont des projections de la conscience comme l'affirme l'école Yogācāra ou s'ils sont simplement apparus de causes et de conditions comme l'affirme l'école Mādhyamika ?"[11]La "tradition indienne" (il faut comprendre par là "non-bouddhiste") à laquelle fait référence Sakya Paṇḍita est peut-être la Pratyabhijñā (la reconnaissance du Soi comme étant identique au Seigneur, le Seigneur étant Śiva). « La Reconnaissance (pratyabhijñā) est la branche la plus philosophique du śivaïsme du Cachemire. Alors que la plupart des enseignements et des pratiques de ses différentes traditions ne sont accessibles qu'à leurs initiés respectifs, la Reconnaissance s'adresse à tous, initiés ou non, sans restrictions de sexe, de castes, de religion ou d'ethnie. »[12]
Ce sera surtout le cas avec Kṣemarāja, le vulgarisateur de la Reconnaissance, dont l’intention altruiste fait suite à celle d'Utpaladeva, qui expliquait dans son auto-commentaire qu’il se sent «honteux» de cette «perfection solitaire »et que sa satisfaction ne saurait être complète tant que «toute l'humanité » n'aura pas bénéficié de cette même grâce.[13] Il se distingue en cela de son maître Abhinavagupta qui avait une approche plus élitiste.
Le 8ème Karmapa Mi kyod rdo rje (1507-1554), parlera de la méthode de Gampopa et de Pamo droupa pour enseigner la « Mahāmudrā intégrée naturellement » comme un moyen habile, mais semble prendre à son compte le fond de la critique de Sakya Pandita. Il déclara ce qui allait rester le point de vue définitif de la lignée Karma Kagyu :
“Ce n'est pas le siddhi authentique de la Mahāmudrā de la lignée Kagyupa, transmis du Dharmakāya Vajradhara jusqu'au grand Nāropa, qui est présent dans les intuitions analogique et réelle (dpe don gyi ye shes) authentiques[14], qui ne sont pas manifestes (ngon sum) avant les trois initiations supérieures des quatre initiations (mchog dbang gong ma gsum) mais ce sont le Parāmitāyāna causal[15] de nos jours et la tradition des instructions communes de Samātha-Vipassana qui viennent d’Atisha et font partie du chemin graduel de l’éveil, enseignés par Gampopa et Pamodroupa (1110-1170) pour répondre à la demande des étudiants de l’époque dégénérée, friands des enseignements les plus élevés, et qui l'ont appelés pour cette raison la mahāmudrā intégrée naturellement (phyag-chen skyes-sbyor). Dans la pratique de la plupart des étudiants de Gampopa, les instructions de la Mahāmudrā furent données avant l'initiation, ce qui est appelé la Tradition commune du Sūtrayāna et du Mantrayāna."Jamgon Kongtrul semble vouloir préciser cette pensée du 8ème Karmapa en spéculant sur les motivations de Gampopa.
« Faisant allusion au rêves (mnal ltas) de Gampopa et à la prédiction de Milarepa, [Gampopa a dit :] "J'ai pu aider de nombreuses personnes avec les instructions Kadampa de ce chemin graduel". Et "que j'ai pu aider les gens est grâce à la bonté des maîtres Kadampa." Il fit aussi un rêve dans lequel il battait un tambour et où beaucoup de gazelles s'arrêtèrent pour l’écouter et qu'il avait ainsi pu les traire." Tout cela se rapporte à cette méthode d'instruction.
Cela signifie qu'à l'époque où une compréhension dégénérée était très répandue[16], les gens au grand potentiel (skal) et aux dispositions extraordinaires pour le Vajrayāna se faisaient très rares, mais qu'en dépit de cela, des gens de moindre potentiel et aux facultés médiocres pouvaient suivre le chemin graduel des trois individus et finalement faire progresser leur potentiel, devenir aptes à recevoir les instructions du Mantrayāna et [388] obtenir la libération en une vie. Même à défaut de cela, comme de nombreuses personnes devaient apercevoir par ce moyen le sens de la Mahāmudrā, elles s'engageaient ainsi sur un chemin irréversible. C'est du moins ce qu'a dû penser Gampopa. »[17]
Ainsi, les polémiques ont eu raison de la Mahāmudrā de Maitripā, qui a été déclassée en instruction secondaire ou en moyen habile pour attirer et satisfaire les foules friandes d’enseignements avancés et pour les conduire graduellement vers les instructions du Mantrayāna, seules aptes à les libérer de leur vivant. Quelque soient les raisons de ce changement d'approche, les changements politiques y sont sans doute aussi pour quelque chose.
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Illustration : détail de Red Avalokiteshvara, Ocean of Conquerors
[1] Blue Annals, p. 461-462
[2] Skk vol. 1 p 378 et AB p 459-462
[3] “Les questions de Dus gsum mkhyen pa » dans l’œuvre complet de Gampopa
[4] Très probablement les huit vers de Marpa, dont le commentaire fait partie de l'oeuvre complet de Gampopa (W23439-1750-eBook.pdf p. 35) mar pa'i tshig bcad brgyad ma'i 'grel pa
[5] ngas sgrub thabs dang chos drug 'di mi bshad pa'i dam bca' gcig byas yod gsungs pas p. 182
[6] Ronald Davidson (Tibetan Renaissance: Tantric Buddhism in the Rebirth of Tibetan Culture (New York: Columbia University Press, 2005 p. 145) donne une citation dans laquelle Marpa aurait dit ne pas voir rencontré Nāropa et d'avoir reçu les enseignements de Maitrīpa.
[7] Trungram p. 131
[8] David Jackson, Enlightenment by a single means, p. 168 ‘di las bzlog pa byung gyur na// bstan la gnod par shes par gyis// bdag kyang rdo rje phag mo yi// byin rlabs tsam re byas pa la// dkar po chig thub bstan nas kyang*// myong ba cung zad skyes pa la// mthong lam du ni no sprad nad nas// rtsol bsgrub med pa’i don bstan na// tshogs pa’ang ‘di mang ba ‘dul// longs spyod ‘bul ba’ang mang bar ‘gyur// blun po rnams kyi bsam pa la’ang*// sangs rgyas lta bur mos pa skye//
[9] Jackson, p. 74
[10] Le Commentaire sur le Dohākośa Gīti de Saraha, attribué au maître bouddhiste Advaya Avadhūti, expose cette méthode que Sakya Pandita dit non-bouddhiste.
[11] Jackson, p. 75 Citation du thub pa'i dgongs gsal (57b-58a)
[12] http://www.pratyabhijna.com/philosophie.html
[13] Au cœur des tantras, p. 74
[14] La cognition conceptuelle de la vacuité en combinaison avec la conscience d’aise subtile est appelée la luminosité analogique (dpe'i 'od-gsal, approximating clear light). Lorsque tous les souffles d’énergie se dissolvent entièrement de façon à atteindre le niveau de conscience le plus subtil, la cognition non-conceptuelle de la vacuité qui accompagne celle-ci est appelée la luminosité authentique (don-gyi 'od-gsal). Berzin
[15] Voir tantra causal ? Dharmamudra?
[16] Voir l’édit du roi Ye shes 'od de Gu-ge
[17] Shes bya kun khyab volume III (smad cha), pages 375 à 390.