Le Bṛhadāraṇyaka upaniṣad[1] raconte le processus de la création à partir du chaos, la Mort, Mṛtyu, aussi appelé la Faim à cause de sa faim dévorante. Un genre de trou noir. Prenant conscience de lui-même, il créa le mental en se disant « Il faut que je possède un mental ! » raconte l’upaniṣad. Il arpente le vide, en adoration de lui-même. Durant son rite d’adoration, de l’eau (arka) surgit de lui et il en prend conscience. Ou plutôt, cet eau était l’écume qui se forme à la surface de l’eau, se solidifie et devient la terre. « Après cette création Mṛtyu se sentit las. De sa fatigue et de sa sueur, émana son essence, qui brillait. C’était le feu (virāj). » Les extraits de cet upaniṣad, dans ce billet, viennent de la traduction de Martine Buttex (108 upanishads, Dervy).
I-ii-3: Il se différencia en une triple manifestation, créant (en plus du feu) le soleil et l’air chacun pour un tiers. Ainsi, cette énergie vitale (prāṇa) s'est divisée en une triplicité. Sa tête est l’est, ses bras le nord-est et le sud-est; son postérieur est l'ouest, ses hanches pointent l’une vers le nord-ouest, l'autre vers le sud-ouest, ses flancs sont le sud et le nord, son dos le paradis, son ventre le ciel, et sa poitrine est cette terre. Il repose sur l'eau. Quiconque possède cette connaissance se tient fermement établi partout où il va.
I-ii-4: Il délibéra, et le désir suivant lui vint : « Il me faut maintenant une seconde âme (Atman) » Alors Mṛtyu, la mort ou la faim, réalisa l'union de la parole et du mental. Ce qui était semence devint l'année. Auparavant il n'y avait jamais eu d'année. Mṛtyu affermit de son soutien cette année, et cela durant le laps de temps qui détermina la longueur de l'année, puis il la lança dans l'existence. Lorsque naquit l'année, la mort ouvrit sa gueule pour la dévorer. Tel un enfant, l'année cria : Bhan ! Ce cri devint la parole.
I-ii-5: Il pensa : « Si je la tuais, cela me ferait bien peu de nourriture ! » Il reprit donc l'union de la parole et du mental, et à partir d'eux il projeta tout ceci, jusqu'à la moindre des choses qui existent - les Rig, Yajur et Sama Védas, les mètres prosodiques, les sacrifices, les humains et les animaux. Mais tout ce qu'il projetait, il décidait de le manger. Il dévora (ad)[2] toute chose, aussi l'Étendue primordiale fut-elle appelée Aditi (« l’indivise »). Qui sait comment Aditi reçut son nom devient celui qui se nourrit de tout ceci, pour qui toute chose est nourriture.
I-ii-6: Il désira : « Que je sacrifie de nouveau, avec le grand sacrifice ! » Il était las, et il entreprit une ascèse. Ce faisant, de sa fatigue et de sa sueur s'échappèrent sa renommée ainsi que sa vigueur. Ainsi furent créés les souffles vitaux, qui sont renommée et vigueur. [82] À la sortie de ces souffles, son corps se mit à enfler mais son mental resta bien arrimé à son corps.
I-ii-7: Il désira : « Que ce corps qui est mien soit apte à un sacrifice, et que je trouve ainsi un nouveau corps ! » Et il pénétra dans ce nouveau corps. Ce corps se mit à enfler (asvat) tel un cheval, de ce fait on l'appela cheval (ashva). Et du fait que ce corps devint apte à un sacrifice, ce grand sacrifice fut appelé Ashvamedha[3], sacrifice du Cheval. Qui possède cette connaissance en vérité possède le sens secret du sacrifice du Cheval. Mrityu, désirant pratiquer de nouveau le grand sacrifice, s'imagina comme étant lui-même le cheval; il le laissa donc en liberté et se mit à délibérer en le contemplant. Au bout d'une année pleine, il sacrifia le cheval en son propre honneur, envoyant les autres animaux aux dieux. C'est pour cette raison qu'à ce jour encore les prêtres sacrifient à Prajapati, le Créateur, le cheval sanctifié, après l'avoir dédié à toutes les divinités. En vérité, le soleil qui brille au loin est l'Ashvamedha; son corps est l'année. Et ce feu d'ici-bas est l'Arka; ses membres sont tous ces mondes. Ainsi ces deux, soleil et feu, sont l'Arka et l'Ashvamedha. Et ces deux redeviennent le même dieu, Mrityu, la mort. Qui possède cette connaissance en vérité conquiert et dompte la mort, elle ne peut plus s'abattre sur lui, elle est devenue son propre Atman et il ne fait plus qu'un avec ces divinités. »Le Bṛhadāraṇyak upaniṣad est ancien, c’est-à-dire qu’il a des strates très anciens, auxquels se sont ajoutés au fur et à mesure des strates plus récents. Il utilise un mythe fondateur de la culture indienne et de toutes les cultures dérivées d’elle ou influencées par elle. On en retrouve les traces jusque dans les systèmes de la Reconnaissance, la Mahāmudrā et le Dzogchen.
Mṛtyu est le Chaos, la faim, l’absence, le manque, mais pas un néant. Il est un néant fécond, un trou noir. Il n’est pas immobile, il arpente l’espace, il cherche ses limites. En cherchant ses limites, il prend conscience de lui-même. En parcourant l’espace, il crée le temps. Ce temps qui s’étale dans l’espace (Bergson). En parcourant et en s’étalant dans l’espace, il s’écartèle et couvre l’espace. Il se fatigue, il transpire. « De sa fatigue et de sa sueur, émana son essence, qui brillait. C’était le feu (virāj[4]). » Il se consomme en brillant. Ainsi son essence, qui brille[5], se répand partout. Le feu qui se répand et qui brille est un feu mêlé, un feu humide et créateur.
« Ce qui était semence devint l'année. Auparavant il n'y avait jamais eu d'année. Mṛtyu affermit de son soutien cette année, et cela durant le laps de temps qui détermina la longueur de l'année, puis il la lança dans l'existence. »Si Mṛtyu n’est pas le soleil, il lui ressemble. En fait le cours du soleil le révèle. Tout comme le soleil, il parcourt l’espace. En parcourant l’espace, il se consomme. C’est-à-dire qu’il se fatigue (se chauffe, brûle) et transpire, produisant de l’eau. La lumière visible de laquelle il brille est le feu mélangé à de l’eau, sa semence-lumière, qui se répand partout. Son cours, sa danse avec l’espace, dure une année et crée l’année. L’année (avec tout ce qu’elle contient) terminée, Mṛtyu la dévora. Mais en fait, la lumière, le feu mêlé, que répand Mṛtyu, est déjà mourante. C’est en se consumant que la lumière visible produit son rayonnement.
La faim vorace de Mṛtyu, la Mort, est donc le temps. Quand le temps parcourt l’espace indivise (aditi), son épouse, il « se fatigue en produisant des rayons (arka) » qu’il répand partout. Le fruit de cette danse cosmique, l’enfant du temps et de l’espace, est « l’année », qui est dévorée aussitôt qu’elle s'est produite.
Le Cheval, qui est le « seconde âme » (Atman) de Mṛtyu, est laissé en liberté (T. yan pa) pendant une année, le temps du cours du soleil[7], après quoi Mṛtyu réclame son dû. Quand le temps des Chevaux libres (doubles de Mṛtyu), que nous sommes est révolu, il est temps pour le grand sacrifice, il est temps d’être dévoré par Mṛtyu.
« Quand cet Atman s'affaiblit et paraît avoir perdu conscience, les fonctions vitales se rassemblent autour de lui. Se saisissant de la totalité de ces éléments de vitalité et de force, l'Atman se retire dans le cœur. Quand le puruṣa de l'œil se retire et s'éloigne, le mourant cesse de distinguer les couleurs.
IV-iv-2: L'œil s'unit au corps subtil : "Il ne peut plus voir", dit-on autour du mourant. L'odorat s'unit au corps subtil : "Il ne peut plus sentir", dit-on autour du mourant, le sens du goût s'unit au corps subtil : "Il ne sent plus aucun goût", dit-on autour du mourant. La parole s'unit au corps subtil : "Il ne peut plus parler", dit-on autour du mourant, le mental s'unit au corps subtil : "Il ne peut plus penser", dit-on autour du mourant. Le sens du toucher s'unit au corps subtil : "Il ne peut plus sentir de contact", dit-on autour du mourant. L'intellect s'unit au corps subtil : "Il a perdu connaissance", dit-on autour du mourant. La partie supérieure du cœur s'illumine, c'est par elle que l'Atman se glisse hors du corps, ou alors par l'œil, par le crâne ou par tout autre endroit du corps. Lorsque l'Atman est sorti, le souffle de vie le suit: quand celui-ci est sorti, toutes les fonctions vitales suivent. Alors l'Atman devient l'intellect (vijñanā) et se dirige vers ce qui est de la nature de celui-ci, accompagné de la connaissance, des œuvres et de l'expérience de l'incarnation passée.
IV-iv-3: Tout comme la chenille qui rampe sur un brin d'herbe, lorsqu'elle en atteint la pointe, se tend pour saisir un autre brin et poursuit sa progression, ainsi l'Atman, après avoir rejeté ce corps et s'être libéré provisoirement de l'ignorance (avidya), se saisit d'un nouveau support corporel et y poursuit sa progression.
IV-iv-4: Tout comme un orfèvre prend une petite quantité d'or et façonne à partir d’elle une autre forme - nouvelle et plus belle - ainsi l'Atman rejette ce corps une fois qu'il est devenu inconscient, et façonne un nouveau corps - nouveau et amélioré - qui sera mieux adapté aux mânes, ou aux Gandharvas. ou aux dieux, ou à Prajapati, ou à Brahman, ou à d'autres entités.
IV-iv-5: Cet Atman est indéniablement Brahman, et il est également identique au mental, à l'énergie vitale, à la vue et à l'ouïe, aux éléments terre, eau, air, éther et identique au feu comme à ce qui est différent du feu, au désir comme à l'absence de désir, à la colère comme à l'absence de colère, à la droiture morale comme à la non-droiture. Cet Atman est identique à tout - identique, en fait, à tout ceci, qui est perçu, et à tout cela, qui en découle. Tels ses actes et son comportement, tel il devient : en faisant le bien, il devient bon, en faisant le mal, il devient mauvais. Il devient vertueux au moyen d'actes positifs, et mauvais au moyen d'actes négatifs. D'autres personnes, cependant, soutiennent l'opinion que l'Atman est identique au désir uniquement : tels ses désirs, telles ses résolutions; et telles ses résolutions, tels ses actes; et tels ses actes, tels les fruits qu'il récolte. »
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Accessoirement, notez que les maillons (nidāna T. rten 'brel bcu gnyis) de la coproduction conditionnée (P. pratitya-samutpada) sont au nombre de douze (le cercle extérieur de la roue). Est-ce un hasard, ou correspondent-ils aux douze mois de l'année ?
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"Le ciel raconte la gloire de Dieu et l'étendue révèle l'oeuvre de ses mains. 3 Le jour en instruit un autre jour, la nuit en donne connaissance à une autre nuit. 4 Ce n'est pas un langage, ce ne sont pas des paroles, on n'entend pas leur son. 5 Cependant, *leur voix parcourt toute la terre, leurs discours vont jusqu'aux extrémités du monde où il a dressé une tente pour le soleil.
6 Et le soleil, pareil à un époux qui sort de sa chambre, s'élance dans la course avec la joie d'un héros;
7 il se lève à une extrémité du ciel et termine sa course à l'autre extrémité: rien n'échappe à sa chaleur." (Psaume 19)
[1] 108 Upanishads, Martine Buttex, p. 80
[2] En anglais « ate », en Néerlandais « at ». Aditi est donc un jeu de mot sur « diti », la division, la négation de ce mot « a-diti », indivision, et le fait que Ad-iti commence par le verbe manger, dévorer « ad ». Mṛtyu, la Faim, projette sa propre essence et la dévore. Tel l’ouroboros.
[3] Note de Martine Buttex : le cheval symbolise l'univers, second corps du Créateur. « Ainsi, qui connaît le secret du sacrifice de l'ashvamedha, le début et la fin du processus de cet ashvamedha, et comment le cheval vint à l'existence - ce qui revient à dire comment la création se manifesta - qui connaît la présence de l'éternelle Réalité en tout acte et tout procédé de la Volonté créatrice, devient lui-même l'Ame (l'Atman) du processus de la Création. » {op. cit., p. 45)
[4] virāj_1 [vi-rāj_1] v. [1] pr. (virājati) pr. md. (virājate) pp. (virājita) briller, resplendir | régner sur <g. acc.>, gouverner — ca. (virājayati) illuminer. Pour comparaison : vīrya [vīra-ya] n. valeur, héroïsme; prouesse | énergie, vigueur, virilité, force | bd. la vigueur, une des 6 perfections [pāramitā] d'un accompli [bodhisattva] | sperme.
[5] Notons qu’en chinois « jing » signifie à la fois « semence » et « lumière », « brillant », dans le cadre de l’alchimie interne et de « la chambre à coucher ». La semence de Śiva brille aussi.
[6] Idée que l’on retrouve chez les égyptiens et les taoïstes.
[7] Évidemment, c’est la Terre qui effectue un tour complet autour du Soleil en 365 jours.
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