Bréhier écrit que pour Bergson, s’il y avait une force divine, elle n’agissait pas du dehors.
« [C]omme si, selon l'image de Platon, les hommes étaient des marionnettes manœuvrées par les dieux, c'est du dedans, chez les individus privilégiés qui, plongeant au plus profond d'eux-mêmes, ont retrouvé la source éternelle de toute réalité, ce Deus interior intima meo, dont parle saint Augustin et après lui Descartes. L'expérience mystique, expérience exceptionnelle, plus profonde que toute intuition humaine, nécessitant une sorte de condescendance divine, voilà la force qui est à l'œuvre dans l'histoire; disons mieux, l'expérience mystique, telle qu'on la trouve dans le christianisme ; il existe sans doute un mysticisme païen que M. Bergson avait autrefois admiré chez Plotin ; mais ce mysticisme est infécond, parce qu'il est inactif : le mystique païen fondu dans l'unité divine ne trouve dans les tâches humaines que déchéance et occasion de dégoût. Bien autre est le saint chrétien qui, remontant des abîmes de lumière, en rapporte des forces qui répandent autour de lui la charité et qui donnent aux tâches quotidiennes un sens profond et une direction nouvelle. Comme M. Bergson n'a jamais fait de l'intuition une simple contemplation, mais l'a toujours liée à l'action, il voit dans le mysticisme véritable, chez le saint, chez le héros, une source efficace de rénovation. »[1]Le passage de l’impur au pur (plérôme) ne suffit pas pour ce que Bergson et Delacroix appelaient un « grand mystique ». Cette ascension doit être suivie d’une re-descente et d’un investissement dans le monde. Pour Bergson, peut-être à cause des théories sur le « culte du néant », les religions de l’Inde ne connaissaient pas cette forme la plus haute du mysticisme. Mais l’Inde connaît bien les exemples du bodhisattva et du libéré-vivant (jīvan-mukti), qui sont sans doute apparus avec la montée des doctrines de la non-dualité, où les couples de contraires sont transcendés ou englobés par une dimension plus grande qui les contient. Ainsi, les doctrines de la prajñāpāramitā, le madhyamaka, le trika shivaïste, la mahāmudrā, la pensée éveillée (bodhicitta).
Le libéré-vivant peut alors « monter » dans les mondes purs et « descendre » dans les mondes impurs à volonté. Même dans le bouddhisme ancien, les mondes purs et impurs sont à la fois des lieux (S. sthāna T. gnas) du triple univers et des états spirituels (bhūmi), c’est-à-dire les échelons de l’esprit qui se débarasse progressivement de l’impur, de la matière. Avec l’essor du yoga et des tantras, il n’y a plus de différence essentielle entre l’univers et le corps humain, entre l’Homme cosmique et l’âme individuelle. Dans le passé, c’étaient les sacrifices rituels ou les bonnes œuvres faites au cours d’une vie qui permettaient de monter de quelques échelons la vie d’après. Mais désormais la contemplation, le yoga, et les méthodes des tantras permettent de faire l’ascension (et la re-descente) en une seule vie, en une seule méditation. Les rituels tantriques (sādhana) consistent en (au moins) deux phases qui représentent la « descente et l’ascension », expansion et contraction (saṅkosa et vikāsa), kyérim et dzorim (T. bskyed rim, rdzogs rim).
Dans le trika (Bhairava), la mahāmudrā et le dzogchen radical, ces deux phases sont englobés dans un « Un » à la fois transcendant et immanent. Que l’esprit repose en lui-même ou qu’il se déploie, « s’incarne », s’investit, il n’est jamais dissocié de « l’Un » quelque soit l’échelon où il se trouve. Qu’il soit dans les lieux purs du plérôme (la Base) ou dans les lieux impurs, qui en sont les reflets. Les reflets et la Base sont indissociables dans l’Un, le Coeur, connu sous différents noms.
Si les reflets, aussi impurs qu’ils paraissent, sont dores et déjà indissociables de la Base et de « l’Un », à quoi bon les transformer d’abord en symboles purs ? A quoi bon, transformer par la pensée le monde impur en un monde pur, les êtres en divinités, les paroles en mantras et les pensées en sagesse, puisqu’ils sont déjà les reflets, les images de ce qu’ils reflètent. Ou bien, en s’imaginant soi-même comme un Bouddha cosmique (avec ses attributs) contenant tout l’univers ou uni à la Nature, à quoi bon transformer les actes en le nirmāṇakāya, les paroles en sambhogakaya et les pensées en dharmakāya ? Que pourrait changer le fait de re-présenter en se l’imaginant ce qui est déjà le cas ? Si l’on dit que c’est pour prendre conscience de ce dont on n’a pas encore conscience, ce n’est pas en imaginant ou en reconstituant ici bas un plérôme à l’identique, que l’on aurait accès à l’authentique plutôt qu’à sa copie.
« [Le Bouddha n'est pas extérieur]
C'est seulement dans l'imagination que l'on a inventé la légende des douze actes du Bouddha, dans l'espoir que l'imitation de ceux-ci conduise à la délivrance. Pour donner un exemple, les gens non-instruits ne voient pas le palais céleste de Śakra. Alors ils s'en font un modèle qui n'est pas une reproduction conforme . De la même façon, ne voyant pas que le bouddha est intérieur, [les gens non-instruits imaginent que le bouddha est :]
།གང་ཞིག་གང་ལ་གནས་པ་ནི།
Quelqu'un quelque part
[L’Éveillé] est présent au sein de l’identité de la conscience individuelle (S. svacitta) [298], on ne peut pas le voir correctement sous une forme matérielle. Tout comme on ne voit pas [sa propre ombre] dans l'obscurité. Mais en présence du soleil, de la lune ou d'une lampe, [l'ombre] devient visible. De la même façon, on ne voit pas l'élément spirituel (S. dharmadhātu) qui est du domaine de l'inconcevable.
།དེ་ནི་དེ་རུ་མ་མཐོང་བ་སྟེ།
Ce n'est pas comme cela qu'on peut voir [l’Éveillé]
Celui qui le voit est expert en le bien souverain. Ceux qui ne le voient pas, [le cherchent] dans les mots et les définitions des écritures, des traités. »[2]
***
[1] Notice sur la vie et les travaux de Henri Bergson par M. Émile Bréhier
[2] Commentaire des Distiques de Saraha par Advayavajra
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