vendredi 26 septembre 2014

Un petit tour chez les stoïciens


Chrysippe (Louvre)
La Nature est ordonnée dans le « cosmos », qui signifie à la fois « monde » et « ordre ». Sans cet ordre elle serait désordre, chaos. Cet ordre est l’indissoluble liaison « esprit-matière », la matière organisée par l’esprit, si l’on tient à ce couple. Survaloriser l’un en dévalorisant l’autre conduit au spiritualisme ou au matérialisme.

L’homme, un microcosme, ressemble au monde (cosmos), et est, comme ce dernier, doté de la capacité d’organiser. En adoptant un point de vue universel, il se comportera en conséquence.[1] Pour un être de raison, virtuellement un sage, la même action est à la fois et conforme à la nature, et conforme à la raison ou à la vertu.[2]

« On sait que, dans presque toutes les morales antiques, la nature d'un être définit son bien et sa perfection, et que sa « vertu » n'est que le développement complet de la nature. »[3] Et ce bien se situe dans l'harmonie de nos actes avec notre nature particulière (oikeiopragia = ? svadharma) « lorsqu'il pose que la nature dont il s'agit, c'est la nature universelle dont la nôtre n'est qu'un fragment. » Car le sage vise le bien universel. Voilà pour le côté nature. La raison, la sagesse est « considérée comme identique à l'honnêteté. »[4] Le christianisme cherchait une perfection surhumaine,la sainteté, tandis que les stoïciens se limitèrent à la perfection humaine, l’honnêteté, une vie conforme à la nature.

La vertu essentielle, à la base de toutes les autres, était la prudence (G. phronesis = ? S. apramāda T. bag yod pa). « Un sage lève-t-il le doigt avec prudence, tous les sages de la terre en profitent ».[5]

Nature et raison permettent de vivre sage, conformement à la nature. Se conformer à la nature c’est à la fois se conformer à sa nature, qui est un fragment de la nature universelle. En adoptant un point de vue universel, on agit à la fois conformément à la nature universelle et à la sienne propre (oikeiopragia). La vertu, la prudence en premier, permettent de réaliser cette nature.

Vivre honnêtement, avec prudence, et conformément à la nature, serait-ce très différent de vivre éveillé ? Pour l’instant, on a su rester sur un plan philosophique. Mais les stoïciens vécurent à une époque charnière entre philosophie de la nature et le développement de certains d’une philosophie « spiritualiste » par un retour aux mystères, aux hiérarchies et au divin. Bréhier dit qu’ils furent des conciliateurs en se situant entre le cynique Diogène et Platon/Aristote. Aussi peut-on lire chez Chrysippe (Sur les dieux) :
« Il n’est pas possible de trouver à la justice un autre principe ni une autre origine que de la dériver de Zeus et de la nature universelle : c’est en effet par là qu’il faut débuter quand nous avons à parler des biens et des maux. »[6]
« De Zeus et de la nature universelle » mentionnés en un seul souffle. Nous avons vu que la théorie des quatre éléments avait des origines divines, dont elle a quelquefois tenté de s’émanciper, avec peu de succès, car elle restera toujours associée à des théories dualistes d’un couple esprit-matière. Il semblerait que certains sont plus confortables avec l’image d’un Dieu protecteur de qui tout dérive. Paul Veyne explique le succès du christianisme par un Dieu aimant, qui se sacrifie pour les hommes et qui s’occupe personnellement de vous, contrairement aux dieux païens qui ne pensent qu’à leurs tributs.[7] La mode des mystères païens (d’Eleusis etc.) et orientaux marquait un début de changement. On pouvait sauver son âme en se faisiant initier pendant quelques jours moyennant finances.[8] Rien n’empêche d’associer l’image d’un Dieu bienveillant, providentiel, avec la Nature et la nature universelle. La Nature est d’ailleurs déjà une image. Mais on peut aussi faire l’économie du divin.

En adoptant un point de vue universel et en se conformant à la nature de l’univers, le sage dépasse son intérêt propre et l’échange pour l’intérêt pour tous, celui de la Cité cosmique.
« Qu’est-ce que la santé et la vie en comparaison du salut de la grande Cité ? Je me sacrifierais avec joie. Le tout est de voir les choses de haut, avec les yeux du dieu gouvernant. »[9]
Les yeux du dieu gouvernant ne sont ici qu’une image pour illustrer ce que serait un point de vue universel, que l’on retrouve dans les Stances de la Loi (Dhammapada, II, 28)
« Lorsque par la vigilance [prudence ?] l’expert a chassé le manque de vigilance, et qu’il a escaladé les terrasses de la pénétration, sans souci, il regarde les soucieuses créatures : ainsi du haut de la montagne le sage considère les sots d’en bas. »[10]
Mais le sage stoïcien ne sent pas éloigné pour autant de ces sots et se sait une part de tout cela.
« XIII. — Le même rapport d’union qu’ont entre eux les membres du corps, les êtres raisonnables, bien que séparés les uns des autres, l’ont aussi entre eux, parce qu’ils sont faits pour coopérer ensemble à une même œuvre. Et cette pensée touchera ton âme bien plus vivement encore, si tu te dis souvent à toi-même : je suis un membre du corps que composent les êtres raisonnables. Si tu dis seulement que tu en es une partie, tu n’aimes pas encore les hommes de tout ton cœur : tu n’as pas encore à leur faire du bien, ce plaisir que donne l’action pure et simple ; tu ne le fais encore que par bienséance, et non comme si tu faisais ton bien propre. »[11]
Non pas comme une partie de la substance divine ou d’une supraconscience, mais tout simplement « du corps que composent les êtres raisonnables ». Pour bien voir la différence, voici le fragment suivant :
« XXIII. — La nature de l’univers se sert de l’universelle matière comme d’une cire : tantôt elle en forme un cheval ; puis, le cheval dissous, elle se sert de sa matière pour produire un arbre, puis un homme, puis pour produire autre chose : et chacun de ces êtres subsiste peu de temps. Mais il n’y a pas plus de malheur pour un coffre à ce qu’on le démonte, qu’il n’y en a à ce qu’on en assemble les parties. »
C’est une image évidemment. Mais ceux qui avaient choisi, par goût personnel ou par nostalgie, de projeter l’image d’un dieu, Zeus etc., sur la nature de l’univers se servant « de l’universelle matière comme d’une cire » pour « créer » les choses, peuvent facilement basculer dans des dualismes de type l’Un et le multiple.

On retrouve la même image en Inde, dans hindouisme mais aussi dans le bouddhisme ésotérique. La motte de terre utilisée par le potier pour fabriquer diverses formes de pots. Advayavajra utilisera l'image de la mêlasse avec laquelle on peut former des éléphants ou des chevaux, mais qui auront la même saveur, celle de la mélasse.[12]
« XXV. — Tout ce que tu vois, bientôt la nature qui gouverne toutes choses le changera, et de sa matière fera d’autres êtres, puis d’autres de la matière de ceux-ci, afin que le monde soit toujours nouveau. »
Nous sommes une partie de tout cela, solidaires de tout cela.
« [Les stoïciens] en donnent pour preuve l'inclination altruiste qui est naturelle. Elle a son origine dans l'inclination familiale d'où procèdent les premières sociétés. Ces idées qui nous paraissent si banales, sont, à cette époque, profondément nouvelles. Des penseurs comme Platon, ignorent l'inclination altruiste ; la tendance des hommes à se rapprocher est chez lui, pour ainsi dire, extérieure aux individus; elle vient de l'action supérieure de la cité qui les englobe et les comprime. Les sentiments familiaux, loin de tendre à rapprocher les hommes, les divisent, et loin d'être le germe des sentiments civiques y forment le plus grand obstacle. »[13]
Les stoïciens sont en quelque sorte apolitiques, bien qu’ils remplissent toutes les fonctions de citoyen et de magistrat et qu’ils fondent une famille, éduquent leurs enfants etc. Historiquement ils furent plutôt conservateurs. Pour certains parmi eux « la cité idéale est déjà réalisée d'une façon aussi parfaite que possible : le monde pris dans son ensemble est cette cité dont les dieux et les hommes sont les citoyens, et dont Zeus est la loi éternelle. » [14] La justice et le droit ne sortent pas du cadre de la cité grecque, tandis que la cité cosmique des stoïciens veut « non seulement réunir les hommes entre eux, mais « unir à la race divine la race humaine, et comprendre sous une seule loi toute la famille des êtres raisonnables ». Une justice et un droit cosmiques et naturels.
« La société stoïcienne est fondée sur l'égalité ; l'individu devient, en quelque façon, l'unité morale, et le droit est universalisé ; pour la première fois apparaît l'idée de la personne morale en tant que membre de la société, et n'ayant rien d'elle-même à sacrifier pour devenir un être social. »
« Ces idées amènent naturellement, semble-t-il, à celle d'une humanité universelle, dans laquelle les relations morales et individuelles sont plus profondes que les relations politiques. »
Contre l’élitisme de Platon, les stoïciens proposent l’universalisme, un accès universel à la sagesse. Lactance dans « Divinae Institutiones »
« Il faut que les artisans, les paysans, les femmes et tous ceux qui composent le genre humain, reçoivent un enseignement, pour qu'ils deviennent sages, et que le peuple des sages soit fait du rassemblement de toute langue, de toute condition, de tout sexe et de tout âge... Les Stoïciens ont été de cet avis ; ils ont dit que même les esclaves et les femmes devaient philosopher. »[15]
Le Romain Sénèque avait utilisé une allégorie militaire pour montrer comment chacun était un soldat de la cité cosmique, pour lequel il était prêt à se sacrifier. Une forme d’universalisme pour le moins plus mitigé.
« Tout ce qui nous arrive, de par l’ordre cosmique, acceptons-le avec grandeur d’âme ; nous sommes tenus, par notre engagement de soldats, de supporter notre condition et de ne pas nous troubler pour ce qu’il n’est pas en notre pouvoir d’éviter. Nous sommes nés dans une monarchie ; obéir au dieu qui en est le roi, voilà la liberté. »
Dans le chapitre 8 du Bodhicaryāvatāra de Śāntideva, on trouve également une allusion militaire et un universalisme plus heureux. C’est dans la partie où Śāntideva explique l’exercice où le soi est échangé pour l’autre. Toutes les parties de notre corps forment un ensemble et participent de cet ensemble. Ainsi la main peut être étendue pour protéger le pied.
« 101. Cette série continue [et consciente n’existe pas indépendamment des phénomènes momentanés qui la forment], de même qu’une file [de fourmis n’existe pas indépendemment des fourmis] ; cet aggrégat est comme une armée [, sans individualité vraie]. Donc il n’existe pas d’être à qui l’on puisse attribuer la douleur, de qui l’on puisse dire « sa douleur ».[16]

« 114. De même que la main et le reste
Sont considérés comme les parties du corps,
Ainsi, pourquoi les êtres ne sont-ils pas tenus
Pour les parties de l’humanité ? »

« 91. En dépit de la diversité de ses membres, les mains et le reste,
Le corps est à préserver comme un ensemble unique ;
De même, dans leurs joies et leurs peines, les différents êtres
Ont tous, comme moi, le désir du bonheur. »

« 107. Ainsi, ceux dont l’esprit est accoutumé (à l’égalité de soi et d’autrui)
Prennent plaisir à apaiser la douleur des autres,
Et entrent dans l’Enfer intolérable
Tels des cygnes plongeant dans un étang de lotus. »[17]

L’humanité est alors comme une armée, dont tous les hommes sont des soldats. « la société stoïcienne est fondée sur l'égalité ; l'individu devient, en quelque façon, l'unité morale, et le droit est universalisé ; pour la première fois apparaît l'idée de la personne morale en tant que membre de la société, et n'ayant rien d'elle-même à sacrifier pour devenir un être social. »
« 184. J’ai donc, sans réserve, abandonné mon corps au profit des êtres ; et si je continue à le porter, malgré ses vices, c’est comme instrument d’action. »
« 185. Je renonce aux pratiques du monde et je marche dans le chemin qu’ont suivi les Saints; je me souviens du « Sermon sur l’attention »[18]; je secoue la langueur et la paresse. »
Ce que De la Vallée-Poussin traduit ici par « Sermon sur l’attention » (Satipatthana Sutta) sont en fait « les conseils sur la vigilance, la prudence… (S. apramāda T. bag yod pa) », qui constitue le chemin des Saints ou des sages. L’importance de la prudence est soulignée à plusieurs reprises dans le Dhammapada.
« La vigilance est le sentier vers le sans-mort, la négligence est le sentier vers la mort. Le vigilant ne mourra pas, le négligent est comme s’il était déjà mort. »[19]
On pourrait dire avec Kipling[20] (en le faisant sortir de son île), Qui meurt si l’humanité vit ?


***

[1] Paul Veyne, Sénèque, une introduction, p. 212

[2] Marc-Aurèle, Livre VII, XI

[3] Chrysippe et l'ancien stoïcisme, Emile Bréhier

[4] Chrysippe et l'ancien stoïcisme, Emile Bréhier

[5] Cité par Bréhier (Arn., III, n» 627)

[6] Les stoïciens I, Frédérique Lidefonse, p. 144

[7] Quand notre monde est devenu chrétien

[8] Quand notre monde est devenu chrétien, p. 65

[9] Paul Veyne, Sénèque, une introduction, p. 213

[10] Dhammapada, Les stances de la Loi, Jean-Pierre Osier, GF Flammarion, p. 57
Pamādaṁ appamādena yadā nudati paṇḍito, paññāpāsādamāruhya asoko sokiniṃ pajaṁ, pabbatattho ‘va bhummatthe dhīro bāle avekkhati.

[11] Les stoïciens, textes choisis, PUF, p. 164

[12] Chez Lama Zhang (1122-1193)

Tous les phénomènes qui se manifestent dans le ciel
Sont bien pénétrés par le ciel et en sont indissociables
Les statues et ornements que l'on fabrique avec de l'or etc.
Sont pénétrés par l'or en sont indissociables
Les effigies (gzugs brnyan) des six êtres des six destinées sont fabriquées avec de la melasse (bu ram S. phāṇita)[4]
Comme elles sont pénétrées de mélasse, elles en sont indissociables
Les arcs-en-ciel ne sont pas autre que « du ciel »
Le ciel n’est pas autre que l’arc-en-ciel
L’arc-en-ciel est le ciel, le ciel est l’arc-en ciel[5]
Sans être différents, on ne peut pas les déterminer (bcad du med) comme indissociables

[13] Chrysippe et l'ancien stoïcisme, Emile Bréhier

[14] Chrysippe et l'ancien stoïcisme, Emile Bréhier

[15] Divinae Institutiones 3,25, 5-7

[16] La Vallée Poussin, Louis de, editor and translator, 1869-1938 -1902-14, Prajñākaramatī’s commentary to the Bodhicaryāvatāra of Śāntideva, Bibliotheca Indica, Vol. 150, Calcutta. Traduction disponible sur

[17] Vivre en héros pour l’éveil, Georges Driessens, p. 111

[18] Pas vraiment le Sermon sur l’attention,
| de bas byis ba’i spyod pas chog | | bdag gis mkhas pa’i rjes bsñan ste |
| bag yod gtam ni dran byas nas | | gñid daṅ rmugs pa bzlog par bya |(56)
| de bas phyis pa’i spyod pas chog | | bdag gis mkhas pa’i rjes bsñags te |
| bag yod gtam ni dran byas nas | | gñid daṅ rmugs pa bzlog par bya |
tenālaṃ lokacaritaiḥ paṇḍitān anuyāmy aham |
apramādakathāṃ smṛtvā styānamiddhaṃ nivārayan ||185|| Source

[19] Dhammapada, Les dits du Bouddha, Chapitre II, Albin Michel, p. 40
21. Appamādo amatapadaṁ, pamādo macuno padaṁ, Appamattā na mīyanti, ye pamattā yathā matā.

[20] « Who stands if freedom fall? Who dies if Britain live? »

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