Il faudra s’y faire. Le bouddhisme est une religion, ou du moins sa partie la plus forte et résistante, et qui a le plus fort attrait, est religieuse. Avec d’autres, je l’avais abordé comme une philosophie vécue, utilisant des exercices spirituels, tels que définis par un Pierre Hadot. Et pendant un certain temps, la cohabitation entre bouddhistes religieux et « philosophiques » semblait en effet possible. Le discours de certains maîtres bouddhistes était adapté à un public Occidental. Ce qui était franchement religieux était réinterprété ou atténué. Le terrain avait été préparé par différentes formes de bouddhisme moderniste, plus rationnel. Sans oublier que le spiritisme et la théosophie avaient préparé et facilité le terrain du bouddhisme religieux.
La métaphore de l’armoire à pharmacie contenant 84.000 médicaments pour guérir autant de maladies différentes avait aidé à faire passer aux uns et aux autres, religieux et « philosophes », que la voie enseignée avec habileté par le Bouddha convenait à tous. Les religieux pensant sans doute que l’habileté et les expédients (upāya) du Bouddha étaient déployés plutôt du côté des « non-religieux » et l’inverse pouvait être vrai pour les « non-religieux ». Cet équilibre fragile n’a pas résisté au temps.
Cela est surtout vrai pour le bouddhisme tibétain que je connais le mieux. L’école Nyingma, la plus religieuse du bouddhisme (tibétain), est actuellement celle dont les doctrines et les pratiques ont le plus le vent en poupe. La dévotion au gourou (guruvāda) est devenue comme le centre de toutes les pratiques et la voie de la foi semble suffire désormais à elle seule. L’attitude critique et le scepticisme sont à proscrire dans cette voie du cœur. Pour recevoir la grâce du maître, il faudrait s’en débarrasser. Le maître, lui, peut donner un coup de main avec ses expédients, sa folle sagesse ou encore en « insultant notre ego », dans le but de faire naître en nous de la docilité (meekness)[1], critère ultime de la réalisation. Les abus de pouvoir auxquels à conduit cette approche, et le manque de réactions et d’actions de la part de l’hiérarchie ont eu pour résultat d’augmenter le clivage entre bouddhistes « religieux » et « non-religieux » et de resserrer les rangs. Le bouddhisme (tibétain) est une religion, avec toute la verticalité qui va avec. Aimez-le ou quittez-le.
Toutes sortes de formes de « bouddhisme » « non-religieux », « lite » ou séculier etc. ont vu le jour dans ce désenchantement, où des liens furent maintenus avec le bouddhisme-mère à différents degrés. Quelquefois avec toute la verticalité du bouddhisme « religieux ». Là où il y a du pouvoir, il y a de l’abus de pouvoir. Ces nouvelles formes de bouddhisme ont eu leur propre lot de scandales.
Le Bouddha semble toujours avoir la capacité de servir de source d’inspiration. Tout comme dans le christianisme, il arrive que l’on aime le Christ sans aimer son Eglise, on pourrait aimer le Bouddha sans aimer ses Sanghas ? Ce Bouddha, que nous ne connaissons qu’à travers ses paroles. D’un côté, il semble y avoir les paroles du Bouddha, ou celle de ceux qui se reclament de lui, accessibles dans les versions d’écritures qui ont survécues. Et de l’autre, il y a le bouddhisme qui a traversé les siècles, en subissant toutes sortes d’influence, et qui est celui que l’on pratique actuellement, un bouddhisme clairement religieux.
Léon Tolstoï (1828-1910), désenchanté par le christianisme, mais pas par le Christ, avait écrit son évangile à lui (Qu’est-ce que l’Évangile ?). Ce livre avait influencé Mohandas Gandhi (1869-1948), qui s’en serait inspiré pour son premier ashram sud-africaine.
« Il n’est pas en mon pouvoir d’empêcher les hommes qui se croient éclairés de voir dans l’enseignement évangélique une doctrine vieillie et trop usée pour leur servir de règle dans la vie. Ma tâche se borne à proclamer la source où j’ai puisé la connaissance d’une vérité que l’humanité est loin d’apercevoir encore. Et je remplis ma tâche. » (Tolstoi)Le message du Christ revu et corrigé par Tolstoi reste religieux, tandis que celui du Bouddha (« Soyez votre propre lampe, votre île, votre refuge. Ne voyez pas de refuge hors de vous-même. ») est davantage « philosophique ». La question assez radicale que se pose le non-bouddhisme spéculatif « une fois dépouillé de ses représentations transcendantales, que le bouddhisme peut-il nous offrir ? » semble conduire à la conception d’une nouvelle « Bouddho-fiction » (ou « redescription », inspirée par le concept de Christo-fiction de François Laruelle). Au moment même où j’écris ce billet, un nouvel article de Glenn Wallis apparaît comme par miracle...
Allons-y pour la Bouddhofiction, « une tache éminemment destructrice et créatrice pour rédécrire les postulats x-bouddhistes ».
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[1] « [Trungpa] dit, eh bien le problème avec Merwin — c'était il y a quelques jours — il dit, le problème de Merwin était la vanité. Il dit, je voulais me charger de lui en m'ouvrant totalement à lui, en mettant de côté toutes les barrières. “C'était un pari.” dit-il. Alors je demandais était-ce un erreur ? Il répondit “Non.” Alors je dis que si c'était un pari et que cela n'avait pas marché, pourquoi ne serait-ce pas une erreur? Eh bien, parce que maintenant tous les étudiants doivent y réfléchir, cela servira d'exemple, et leur fera peur. Alors je rétorquai “Et si tout le monde en parle à l'extérieur, cela ne causerait pas un scandale énorme?” Et Trungpa de répondre, “Eh bien, ne sois pas étonné de découvrir que tout l'enseignement se réduit finalement à la vacuité et la docilité.” » When the Party’s Over, interview avec Allen Ginsberg dans Boulder Monthly, mars 1979. Cité dans mon billet Réussir (siddhi)
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