vendredi 6 août 2021

La voie de la perception selon Gampopa


Free as a Bird, collage by Deborah Stevenson

Suite au blog Quintessential Practice of Sūtra and Mantra: Essential Instruction of the Fivefold Path of Mahāmudrā du 4 août 2021 sur le site —dGongs1 ("the teachings of Drikungpa Jigten Gonpo (1143–1217)") de Jan-Ulrich Sobisch

Il est vrai que Gampopa (1079-1153) n’a jamais qualifié son système de mahāmudrā de “sūtrayānique” (tib. mdo lugs), et que la tripartition de la mahāmudrā date du XIX-XXème siècle. En revanche, Gampopa avait sa propre tripartition de voies : : la voie du renoncement (véhicule des auditeurs et bouddhas-pour-soi, ainsi que le grand véhicule), la voie de la transformation (système de mantras, mahāyoga…), la voie de la perception (Dzogchen, Mahāmudrā, tels qu’ils étaient au XIIème siècle)[1].

Dans un autre passage[2], Gampopa distingue entre instructions à interpréter (skt. neyārtha), conduisant à une meilleure existence (skt. abhyudaya tib. mngon mtho), et instructions de sens précis (skt. nītārtha), conduisant au bien ultime (skt. naiḥśreyasa tib. legs pa). Les textes de sens précis sont ensuite classés ainsi :
1. Véhicules 1.1 des auditeurs (skt. śrāvaka) et 1.2 des bouddhas-pour-soi (skt. pratyeka-buddha).

2. Le véhicule universaliste (skt. mahāyāna) divisé en 2.1 Le système de la perfection de la sapience (skt. prajñāpāramitā), 2.2. Le système des mantra, classés en 2.2.1. la phase d’émergence ou génération 2.2.2. la phase de résorption ou perfection. La phase de résorption est encore divisée en 2.2.2.1. la perfection universelle (« Dzogchen ») et 2.2.2.2. le grand sceau universel (« Mahāmudrā »).
Contrairement à ce que semble dire Jan-Ulrich Sobisch[3], qui s’appuie sur les écrits de Drikungpa Jigten Gonpo (1143–1217), disciple de Phamodrupa (1110-1170), qui s’inscrivent dans la tradition Réchungpiste, chez Gampopa la voie de la perception/sapience (tib. shes rab kyi lam) ne fait pas partie du chemin des mantras (tib. thabs kyi lam)[4], et constitue une voie à part. Plusieurs anecdotes[5] attestent de cela.

Il est incontestable qu’après la mort de Gampopa et de ses neveux, la mahāmudrā a changé de nature par des apports nouveaux, suite à des polémiques, notamment avec l’école sakyapa. Depuis, la voie de la perception y fait partie intégrante du chemin des mantras. Une évolution comparable a eu lieu dans l’école nyingmapa, où le Dzogchen (sems sde) a été intégré dans un Dzogchen visionnaire et tantrique.

Quand Jan-Ulrich Sobisch écrit :
The point is that mahāmudrā does neither need inferences nor transformations. The mind itself already is mahāmudrā; directly perceiving that is liberation. But such direct perception needs masses of merit, and these are accumulated through the practices of the sūtra path and—much faster—through the mantra path of blessing, empowerment, practicing deities, and so forth. Thus, unless you are an instantaneous realizer with masses of merit from practice in previous lives, your mahāmudrā approach will be one through practices of sūtra and mantra.”
Il fait dépendre la perception directe, qui relève du sens précis (et du bien ultime), de l’accumulation de mérite, qui relève de la cause d’une meilleure existence (skt. abhyudaya tib. mngon mtho), ou d’un autre facteur encore plus mystérieux. Un facteur qui fait que même un Milarepa et un Gampopa[6] n’auraient pas eu les dispositions nécessaires à la perception directe de la voie de la (re)connaissance. Que faisait alors Gampopa en acceptant si facilement à toute personne qui le lui demandait[7] de l’introduire dans la nature de l’esprit, c’est-à-dire dans la voie de la perception ?

Il semblerait qu’ici Jan-Ulrich Sobisch suive justement le raisonnement des maîtres kagyupa du XIX-XXème siècle, avec leur tripartition à eux, en réservant la troisième voie à des individus plus extraordinaires (légendaires, mythiques ?) encore que Milarepa et Gampopa, ce qui revient à dire que cette voie directe de la connaissance est une voie uniquement théorique, impossible dans la pratique, et qu’il vaut dans ce cas mieux suivre la voie des mantras en suivant les instructions d’un guru.

C’est l’idée de Jamgoeun Kongtrul 1er, qui appelait cette troisième voie de “système du Coeur” (tib. snying po’i lugs).
Le système du "Cœur
"Par la descente de la Gnose indestructible, qui est le Cœur,
Les individus au potentiel supérieur arrivent immédiatement à maturation et sont aussitôt libérés
."

C’est le chemin direct et puissant de la réalisation du Coeur profond, encore plus profond et plus merveilleux que les deux précédents. C’est la grâce (adhiśṭhāna ; byin rlabs) de la consécration (abhiśeka ; dbang) de gnose indestructible, conférée par un lama réalisé, qui descend sur un disciple très prédisposé et qui éveille la connaissance ordinaire au centre du cœur, produisant simultanément réalisation et libération sans technique artificielle ni processus d'apprentissage. Cela s’est produit fréquemment dans les hagiographies des siddha des 4 grandes et 8 petites écoles de la lignée Kagyupa.”[8]
Mais donc pas chez Milarepa et Gampopa... C’est cette tripartition de Jamgoeun Kongtrul 1er (1813-1900), que suit Jan-Ulrich Sobisch, et non pas celle de Gampopa, pour qui la voie de la perception (tib. gzhir shes pa) est bien une voie autre que la voie des sūtra et la voie des mantra (transformation de la Base). Cette troisième voie n’a pas besoin d’un guru qui initie un disciple dans le cadre d’une consécration yogatantra supérieure, mais d’un ami de bien (skt. kalyāṇamitra), qui introduit l’étudiant en la nature de l’esprit (tib. ngo sprod), y compris en dehors d’un cadre tantrique. Comme il s’avère du Guide du Naturel (Sahajasiddhipaddhati de Lakṣmīṅkārā), après l’introduction à la nature de l’esprit, l’individu "introduit" peut même poursuivre sa propre voie (brahmanisme, etc.), quelle qu’elle soit. Il peut aussi, comme une cerise sur le gâteau, “accumuler du mérite”, pratiquer les mantras dans le cadre d’une consécration avec un guru, vivre comme un Heruka, etc., s’il veut des siddhi, un corps d’arc-en-ciel, etc. Il est “libre”.

***

[1] Tshogs chos yon tan phun tshogs : rje dwags po rin po che'i zhal nas/ lam rnam pa gsum yin gsung*/ de la lam rnam pa gsum ni/ rjes dpag lam du byed pa dang*/ byin rlabs lam du byed pa dang*/ mngon sum lam du byed pa dang gsum yin gsung*/ de la rjes dpag lam du byed pa ni/ chos thams cad gcig dang du bral gyi gtan tshigs kyis gzhigs nas/ 'gro sa 'di las med zer nas thams cad stong par byas nas 'jog pa ni rjes dpag go /lha'i sku bskyed pa'i rim pa la brten nas rtsa rlung dang thig le dang*/ sngags kyi bzlas brjod la sogs pa byin rlabs kyis lam mo/ /mngon sum lam du byed pa ni bla ma dam pa cig gis sems nyid lhan cig skyes pa chos kyi sku 'od gsal bya ba yin gsung ba de lta bu nges pa'i don gyi gdams ngag phyin ci ma log pa cig bstan pas/ rang la nges pa'i shes pa lhan cig skyes pa de la lta spyod sgom gsum ya ma bral bar gnyug ma'i shes pa lam du khyer ba ni mngon sum lam du byed pa'o/ /lam gsum la 'jug pa'i gang zag ni gnyis te/ rim gyis pa dang*/ cig char ba'o/ /cig char ba ni/ nyon mongs pa la sogs pa mi mthun pa'i bag chags srab pa/ chos kyi bag chags mthug pa sbyangs pa can gyi gang zag la zer ba yin te/ de shin tu dka' ba yin/ nga ni rim gyis par 'dod pa yin gsung*/

[2] Tshogs chos yon tan phun tshogs : rje dwags po rin po che'i zhal nas/ lam rnam pa gsum yin gsung*/ de la lam rnam pa gsum ni/ rjes dpag lam du byed pa dang*/ byin rlabs lam du byed pa dang*/ mngon sum lam du byed pa dang gsum yin gsung*/ de la rjes dpag lam du byed pa ni/ chos thams cad gcig dang du bral gyi gtan tshigs kyis gzhigs nas/ 'gro sa 'di las med zer nas thams cad stong par byas nas 'jog pa ni rjes dpag go /lha'i sku bskyed pa'i rim pa la brten nas rtsa rlung dang thig le dang*/ sngags kyi bzlas brjod la sogs pa byin rlabs kyis lam mo/ /mngon sum lam du byed pa ni bla ma dam pa cig gis sems nyid lhan cig skyes pa chos kyi sku 'od gsal bya ba yin gsung ba de lta bu nges pa'i don gyi gdams ngag phyin ci ma log pa cig bstan pas/ rang la nges pa'i shes pa lhan cig skyes pa de la lta spyod sgom gsum ya ma bral bar gnyug ma'i shes pa lam du khyer ba ni mngon sum lam du byed pa'o/ /lam gsum la 'jug pa'i gang zag ni gnyis te/ rim gyis pa dang*/ cig char ba'o/ /cig char ba ni/ nyon mongs pa la sogs pa mi mthun pa'i bag chags srab pa/ chos kyi bag chags mthug pa sbyangs pa can gyi gang zag la zer ba yin te/ de shin tu dka' ba yin/ nga ni rim gyis par 'dod pa yin gsung*/

[3] “Moreover, the third path of direct perception, too, is not outside of mantra. Only the sūtra approach is outside of mantra, since Gampopa explained that sūtra is an indirect approach (through inferences) while “mantra takes the actual, direct object as the path.” Hence, the third path above—the path of direct perception—is also a mantra path.” Blog

[4] Voir entre autres Enlightenment by a Single Means de David Jackson (p.20, p.24 “A Great Seal Beyond Sūtra and Tantra”).

[5] "Vers la fin de sa vie (1153), deux moines venaient le voir en le suppléant une offrande de gtor-ma à la main de leur enseigner le chemin des Techniques (upāya-mārga). « Ayez de la compassion pour nous » ajoutèrent-ils. Gampopa disait à sont intendant qu’il ne voulait pas être dérangé. L’intendant dit alors aux deux moines de demander la Mahāmudrā. Ils s’exécutèrent aussitôt et Gampopa les fit entrer immédiatement et leur donna les instructions sur la Mahāmudrā". Blue Annals, p. 461-462

« Mogchok présente une offrande (T. phyag rten) dans la chambre de Gampopa et lui dit : "Quand mon maître, le grand Shangpa, est mort, j'ai pratiqué (T. dge sbyor) et j'ai eu telles expériences du chemin des techniques, corps illusoire, rêve et claire lumière. Je suis venu demander si j'étais arrivé au bout ou pas. Mais comme le maître de Shang est décédé et que vous n'êtes pas mon maître, je ne peux pas vous demander (T. bla ma khyed min pa zhu sa mi bdog). Il me faut maintenant demander la transmission complète (T. khrid tshar gcig) des six yogas." Gampopa repondit : "Vous avez eu de bonnes expériences. Mais vous devez ajuster (T. thag chod) votre vue." Et il lui donna les huit vers de la Mahāmudrā (T. phyag rgya chen po'i tshig rkang brgyad[4]) et les Cinq introductions (T. ngo sprod lnga pa)[5], suite à quoi Mogchokpa eut confiance en sa perspective de la vue (T. lta ba'i phyogs). Ensuite Gampopa dit : "Etudiez plutôt le cycle des six yogas (T. chos drug tshar gcig) avec Gomtshul (T. sgom pa tshul khrim snying po 1116-1169). J'ai personnellement fait le vœu de ne pas enseigner les sādhana et les six yogas[6] » biographie de Mogchokpa


[6]For those few individuals who are instantaneous realizers (and not even Milarepa and Gampopa counted themselves among such lucky individuals), it is a mantra path of direct perception, and for everyone else, including Mila and Gampopa, mahāmudrā is achieved through sūtra and mantra practices.” blog

[7] "J’ai violé l’ordre de mon maître Mila.-Comment cela seigneur ? En donnant les instructions à tous. Et à une autre occasion : -J’ai suivi l’ordre de mon maître. – Comment cela seigneur ? En dédiant toute ma vie à la pratique. " “Les questions de Dus gsum mkhyen pa » dans l’œuvre complet de Gampopa

[8] gsum pa snying po'i lugs ni/ snying po rdo rje'i ye shes 'bebs pa yis// dbang rab smin grol dus gcig 'byung ba'o// snga ma gnyis ka las zab cing ngo mtshar la khyad par rmad du byung ba zab mo'i snying po btsan thabs su rtogs pa'i lam ni, rtogs ldan gyi bla mas skal ldan gyi slob ma ches dbang rnon du gyur pa la rdo rje ye shes kyi dbang gi byin rlabs 'bebs pa tsam gyis, tha mal shes pa snying dbus su sad nas rtogs grol dus mnyam du 'gyur bas spros bcas kyi thabs dang sbyangs pa'i rtsol ba la ma ltos pa'i phyir, bka' brgyud che bzhi chung brgyad kyi grub thob sa chen po'i rdul tsam byon pa'i rnam thar dang lag rjes mngon sum snang ba 'di nyid yin cing

Trésor de la connaissance (shes bya kun khyab), Maison d'édition du peuple (mi rigs dpe skrun khang) en trois volumes, 1982 (ISDN M17049(3)28). La partie traduite se trouve dans le volume III (smad cha), pages 375 à 390.

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