Dialogue de Boris Cyrulnik et Fabrice Midal sur la Psychologie du mal (YouTube) |
"Si j’ai un livre pour me tenir lieu d’entendement, un directeur pour ma conscience, un médecin pour mon régime… je n’ai pas besoin de me fatiguer moi-même. Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer; d’autres se chargeront à ma place de ce travail fastidieux." Emmanuel Kant, Qu'est-ce que les Lumières ? 1784.
Boris Cyrulnik est un neuropsychiatre et éthologue français, qui utilise des concepts clés tels que la "pensée paresseuse", la "récitation" et le "langage totalitaire", qui peuvent être le résultat d’un refus de l’altérité, et d’une attitude “totalitaire”.
Une pensée totalitaire est
La simplification excessive, la résistance à la complexité, et le manque de réflexion critique peuvent conduire à des croyances sans fondement. Dans un groupe, elles peuvent contribuer à la polarisation et à des conflits interpersonnels. Quand le “pensée paresseuse” devient comme une doctrine rigide, qui rejette l’altérité et les remises en question, elle peut installer parmi ses membres une vision simpliste et stéréotypée du monde, ce qui pourrait même conduire à l’isolation sociale. Les groupes où règnent une “pensée paresseuse”, voire une “pensée unique” et sa “récitation”, peuvent être facilement manipulés par leurs chefs, surtout si ces derniers ne sont pas sous le contrôle d’une instance supérieure, et entretiennent des relations privilégiées avec chacun des membres, dont ils pourraient être le directeur de conscience, voire davantage… Dans un tel groupe, les dérives totalitaires sont inévitables, surtout s’ils ont pour objet de créer une “société éveillée” selon leurs propres principes, au sein de la société dont ils sont tous issus et dont ils font tous partie, et parfois contre les principes mêmes de la société mère, p.e. un royaume théocratique dans une république démocratique.
Dans le cadre de la promotion de son dernier livre, où ces thématiques étaient abordées, Boris Cyrulnik a passé un entretien intéressant avec Fabrice Midal, l’auteur de l’hagiographie Trungpa, L’homme qui a introduit le bouddhisme en Occident. Quelques extraits.
1:53 Depuis mon enfance je suis fasciné, et encore plus maintenant fasciné, parce que la plupart des gens qui sont tentés par l'aventure du mal n'ont pas conscience du mal. Ils ont même conscience d'une sorte de morale. Ils commettent des crimes énormes même au nom de d'une morale, que je propose d'appeler la “morale perverse”, c'est-à-dire que c'est au nom d'une représentation totalitaire qu'ils ont du monde.
4:13 Le monde humain est créé dès l'instant, où l’on entre dans le monde de l'artifice et surtout dans le monde de la verbalité. Et là, on crée le monde humain pour ce que ce monde a de merveilleux, la poésie, la spiritualité, l'art, toutes les formes d'art. Et ce qu'elle a d'horrible, c'est-à-dire une représentation délirante, coupée de la réalité. Dé-lira, dé-, privatif, lira, coupé de la réalité, du sillon sur la terre, [et cependant] logique... Je propose l'expression de “délire logique”. Ces gens qui délirent ne sont ni psychotiques, ni même plus névrotiques que moi, et pourtant ils délirent.
14:08 [En vivant] dans un stéréotype verbal, le stéréotype donne l'apparence, l'illusion d'une pensée mais ce n'est pas une pensée, c'est une “récitation”, et le “langage totalitaire” est très doué pour faire des slogans qui arrêtent la pensée dans un slogan. On n’a plus besoin de penser. C'est le confort dans la servitude qui séduit énormément de monde. Plus besoin de faire l'effort de penser.
21:44 Il y a une une ontogenèse, c'est-à-dire un développement continu sous l'effet des pressions du milieu. Les pressions ne sont pas les mêmes selon les stades du développement. Les garçons, plus aptes que les filles à frapper, mordre, pousser, sont récupérés par absolument toutes les cultures, pour leur apprendre les métiers de la guerre. Toutes les cultures, toutes les frontières sont le résultat de guerres. S'il y a une cartographie des croyances religieuses, c'est parce qu'il y a eu des guerres de religion. Si on parle français en France, c'est parce que la République a interdit le breton, le basque et d'autres langues. C'est par la violence, ce n’est plus de l'agressivité, c'est la violence. C'est par la violence que la société se construit.
24:11 Les garçons sont héroïsés, parce que héroïser un garçon, c'est la preuve de la difficulté du groupe social. Quand un groupe a besoin de héros, c'est que le groupe est en difficulté. Quand un groupe est en paix, il n’a pas besoin de héros.
24:32 Si un groupe social a besoin de héros, c'est qu’il y a un malaise social, et que le héros est encouragé au sacrifice : tuer les autres, ou se faire tuer, pour sauver le groupe, ou pour sauver l'estime du groupe. Donc, c'est un mauvais signe quand on a besoin que les hommes soient sacrifiés, héroïsés, et bien sûr, la plupart du temps ils sont oubliés très rapidement, après leur mort, alors qu'on promet qu'ils vont être des martyres inoubliables.
53:17 [sur la pensée totalitaire] Il n’y a qu'une seule pensée, il n’y a que des slogans. Ce n'est pas une pensée, c'est un slogan, une illusion de pensée. Je récite comme le chef, le chef ne se trompe jamais, donc je ne me trompe pas. C’est vraiment le triomphe de la pensée paresseuse.
59:26 On se soumet à un langage totalitaire, c'est-à-dire un langage sans altérité.
Une autre forme d’appauvrissement de la pensée est la pensée symbolique, très présente dans la pensée religieuse. Extrait de mon blog De numérologie et de gnosticisme aryen 09/12/2019.
Johan Huizinga, l’auteur de Déclin/Automne du Moyen-Âge, écrit dans le chapitre XV Le symbolisme à son déclin, comment une société en déclin s’accroche à son symbolisme en multipliant l’usage des symboles. Devenus vides, ceux-ci n’ont plus de puissance, et l’on pense qu’en les multipliant, leur nombre compensera leur manque de puissance. Mauvais calcul, cela deviendra au contraire un facteur qui accélère le déclin, parce que le manque de puissance des symboles deviendra de plus en plus évident.
[1] Les dangers des pensées totalitaires, site Couples et familles, Analyse rédigée au départ de la conférence « La pensée totalitaire » de Boris Cyrulnik lors du séminaire du Centre de Ressource Educative pour l’Action Sociale, le mercredi 26 février 2014.
Une pensée totalitaire est
“une pensée totalement explicative qui ne laisse pas la possibilité d'inventer d'autres pensées. C'est une excellente stratégie de prise de pouvoir qui empêche le plaisir de penser, mais donne les bénéfices de la récitation partagée. Ce sont des pensées simples et linéaires qui semblent vraies et incontestables. Ces raisonnements sont très convaincants. Ils sont souvent étayés de 'preuves', de démonstrations scientifiques, de données statistiques. Cependant, ces mono-explications ont un effet dévastateur. Elles sont totalitaires. Elles paraissent pour vraies et uniques, parce qu’elles sont logiques[1].”La “pensée paresseuse” est au fond un manque de pensée, l’utilisation de “prêt-à-penser”, de généralisations hâtives, de stéréotypes, de slogans, d' “éléments de langage”, sans remise en question, sans pensée critique, et sans exploration intellectuelle. Quand ces pensées sont répétées sous forme de slogans, elles deviennent de la “récitation”. Leur répétition incessante empêche la réflexion, et permet en outre d’identifier les bons et les mauvais sujets de la pensée dominante, et ainsi de resserrer les rangs.
La simplification excessive, la résistance à la complexité, et le manque de réflexion critique peuvent conduire à des croyances sans fondement. Dans un groupe, elles peuvent contribuer à la polarisation et à des conflits interpersonnels. Quand le “pensée paresseuse” devient comme une doctrine rigide, qui rejette l’altérité et les remises en question, elle peut installer parmi ses membres une vision simpliste et stéréotypée du monde, ce qui pourrait même conduire à l’isolation sociale. Les groupes où règnent une “pensée paresseuse”, voire une “pensée unique” et sa “récitation”, peuvent être facilement manipulés par leurs chefs, surtout si ces derniers ne sont pas sous le contrôle d’une instance supérieure, et entretiennent des relations privilégiées avec chacun des membres, dont ils pourraient être le directeur de conscience, voire davantage… Dans un tel groupe, les dérives totalitaires sont inévitables, surtout s’ils ont pour objet de créer une “société éveillée” selon leurs propres principes, au sein de la société dont ils sont tous issus et dont ils font tous partie, et parfois contre les principes mêmes de la société mère, p.e. un royaume théocratique dans une république démocratique.
Dans le cadre de la promotion de son dernier livre, où ces thématiques étaient abordées, Boris Cyrulnik a passé un entretien intéressant avec Fabrice Midal, l’auteur de l’hagiographie Trungpa, L’homme qui a introduit le bouddhisme en Occident. Quelques extraits.
1:53 Depuis mon enfance je suis fasciné, et encore plus maintenant fasciné, parce que la plupart des gens qui sont tentés par l'aventure du mal n'ont pas conscience du mal. Ils ont même conscience d'une sorte de morale. Ils commettent des crimes énormes même au nom de d'une morale, que je propose d'appeler la “morale perverse”, c'est-à-dire que c'est au nom d'une représentation totalitaire qu'ils ont du monde.
4:13 Le monde humain est créé dès l'instant, où l’on entre dans le monde de l'artifice et surtout dans le monde de la verbalité. Et là, on crée le monde humain pour ce que ce monde a de merveilleux, la poésie, la spiritualité, l'art, toutes les formes d'art. Et ce qu'elle a d'horrible, c'est-à-dire une représentation délirante, coupée de la réalité. Dé-lira, dé-, privatif, lira, coupé de la réalité, du sillon sur la terre, [et cependant] logique... Je propose l'expression de “délire logique”. Ces gens qui délirent ne sont ni psychotiques, ni même plus névrotiques que moi, et pourtant ils délirent.
14:08 [En vivant] dans un stéréotype verbal, le stéréotype donne l'apparence, l'illusion d'une pensée mais ce n'est pas une pensée, c'est une “récitation”, et le “langage totalitaire” est très doué pour faire des slogans qui arrêtent la pensée dans un slogan. On n’a plus besoin de penser. C'est le confort dans la servitude qui séduit énormément de monde. Plus besoin de faire l'effort de penser.
21:44 Il y a une une ontogenèse, c'est-à-dire un développement continu sous l'effet des pressions du milieu. Les pressions ne sont pas les mêmes selon les stades du développement. Les garçons, plus aptes que les filles à frapper, mordre, pousser, sont récupérés par absolument toutes les cultures, pour leur apprendre les métiers de la guerre. Toutes les cultures, toutes les frontières sont le résultat de guerres. S'il y a une cartographie des croyances religieuses, c'est parce qu'il y a eu des guerres de religion. Si on parle français en France, c'est parce que la République a interdit le breton, le basque et d'autres langues. C'est par la violence, ce n’est plus de l'agressivité, c'est la violence. C'est par la violence que la société se construit.
24:11 Les garçons sont héroïsés, parce que héroïser un garçon, c'est la preuve de la difficulté du groupe social. Quand un groupe a besoin de héros, c'est que le groupe est en difficulté. Quand un groupe est en paix, il n’a pas besoin de héros.
24:32 Si un groupe social a besoin de héros, c'est qu’il y a un malaise social, et que le héros est encouragé au sacrifice : tuer les autres, ou se faire tuer, pour sauver le groupe, ou pour sauver l'estime du groupe. Donc, c'est un mauvais signe quand on a besoin que les hommes soient sacrifiés, héroïsés, et bien sûr, la plupart du temps ils sont oubliés très rapidement, après leur mort, alors qu'on promet qu'ils vont être des martyres inoubliables.
53:17 [sur la pensée totalitaire] Il n’y a qu'une seule pensée, il n’y a que des slogans. Ce n'est pas une pensée, c'est un slogan, une illusion de pensée. Je récite comme le chef, le chef ne se trompe jamais, donc je ne me trompe pas. C’est vraiment le triomphe de la pensée paresseuse.
59:26 On se soumet à un langage totalitaire, c'est-à-dire un langage sans altérité.
Une autre forme d’appauvrissement de la pensée est la pensée symbolique, très présente dans la pensée religieuse. Extrait de mon blog De numérologie et de gnosticisme aryen 09/12/2019.
Johan Huizinga, l’auteur de Déclin/Automne du Moyen-Âge, écrit dans le chapitre XV Le symbolisme à son déclin, comment une société en déclin s’accroche à son symbolisme en multipliant l’usage des symboles. Devenus vides, ceux-ci n’ont plus de puissance, et l’on pense qu’en les multipliant, leur nombre compensera leur manque de puissance. Mauvais calcul, cela deviendra au contraire un facteur qui accélère le déclin, parce que le manque de puissance des symboles deviendra de plus en plus évident.
“Du point de vue causal, le symbolisme se présente comme une espèce de court-circuit de la pensée. Au lieu de chercher le rapport de deux choses en suivant les détours cachés de leurs relations causales, la pensée, faisant un bond, le découvre, tout à coup, non comme une connexion de cause ou d'effet, mais comme une connexion de signification et de finalité. Un rapport de ce genre pourra s'imposer dès que deux choses auront en commun une qualité essentielle qu'on peut rapporter à une valeur générale. Ou, pour employer la terminologie de la psychologie expérimentale : toute association basée sur une similitude quelconque peut déterminer immédiatement l'idée d'une connexion essentielle et mystique. Fonction mentale assez pauvre, si l'on en restait là.” (Huizinga)Le “court-circuit de la pensée” se traduit notamment dans la loi de correspondance basée sur la sympathie universelle. L’utilisation des correspondances par le nombre est très populaire. Les religions qui, par souci de rester traditionnelles, ont souvent conservé des arguments “Scientifiques” (numérologiques, etc.) très anciennes, comportant toujours de nombreuses correspondances de nombres.
“ L'assimilation ne repose souvent que sur une égalité de nombre. Une perspective immense de dépendances d'idées s'ouvre de ce fait, mais ce ne sont que des exercices d'arithmétique. Ainsi, les douze mois signifieront les apôtres; les quatre saisons, les évangélistes ; l'année, le Christ. Il se forme tout un agglomérat de systèmes de sept. Aux sept vertus correspondent les sept prières du Pater, les sept dons du Saint-Esprit, les sept béatitudes et les sept psaumes de la pénitence. Tous ces groupes de sept sont en rapport avec les sept moments de la Passion et les sept sacrements. Chacun d'eux s'oppose aux sept péchés capitaux qui sont représentés par sept animaux et suivis par sept maladies.” (Huizinga)
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[1] Les dangers des pensées totalitaires, site Couples et familles, Analyse rédigée au départ de la conférence « La pensée totalitaire » de Boris Cyrulnik lors du séminaire du Centre de Ressource Educative pour l’Action Sociale, le mercredi 26 février 2014.
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