vendredi 8 décembre 2023

Classes philo, cours d'empathie, pratique de l'attention, etc. à l'école

Le futur ministre de l'Education à Trappes avec la fondation SEVE en fév 2020 (photo : FB G.Attal)

Les entrepreneurs attentionnels sont toujours très actifs et les rapports avec l’ancien ministre de la santé Agnès Buzyn, l'écologiste Delphine Batho et le nouveau ministre de l’éducation nationale Gabriel Attal sont excellents. Cela malgré la lettre ouverte envoyée par une quinzaine d’associations et de syndicats au ministre de l’époque (18/01/2022), Jean-Michel Blanquer. Parmi les signataires figuraient “la Ligue des droits de l’Homme, celle de l’Enseignement, les syndicats FSU, CGT et Unsa, la fédération de parents d’élèves FCPE et l’association de lutte contre les dérives sectaires Unadfi.” Ils écrivent notamment :
la pratique sur des enfants mineurs d’une méthode qui peut aboutir à un conditionnement avec perte d’esprit critique et assujettissement de l’individu engendre (…) des risques importants qui ne peuvent être négligés.”
Trappes, avec F. Lenoir, G. Attal et J. Lenormandie en fév 2020 (photo : FB G.Attal)

Gabriel Attal avait déjà rencontré Frédéric Lenoir,
le président de la fondation SEVE (Savoir Être et Vivre Ensemble) avant d’être ministre, en février 2020, et fut très impressionné par les “ateliers philo”, et de “pratique de l’attention”, une autre façon de faire référence à la méditation de la pleine conscience (MPC), introduite en France par le moine bouddhiste Matthieu Ricard, le psychiatre Christophe André, qui sont les “parrains” de la fondation, avec quelques autres célébrités comme Boris Cyrulnik, Edgar Morin, Abdennour Bidar, etc.


F. Lopez, Ilios Kotsou (Mindful Leadership SBS-EM), M.Ricard, F. Lenoir, C. André,
Journée Emergences à Bruxelles "Se changer, changer le monde"

Certains oiseaux de malheur considèrent que ces initiatives privées de la part de “lobbies ésotériques” ou plutôt “philo-spirituels” n’ont pas leur place dans l’école républicaine, et considèrent ces tentatives comme de l’ “entrisme”. Ces initiatives sont néanmoins soutenues par les plus grandes entreprises mondiales et par des acteurs hors pair de “l'entrepreneuriat social”, comme la fondation Ashoka fondée par Bill Drayton, un ancien de McKinsey & Company. La présidente de la branche française Ashoka France, Martine Roussel-Adam, est même la Vice-Présidente de SEVE.
Car l'aide d'Ashoka, association créée en 1980 en Inde par un Américain, Bill Drayton, ancien consultant du cabinet de conseil en stratégie McKinsey, est de "soutenir des personnes dont les idées et les ambitions sont à même de propager de nouvelles solutions aux problèmes sociaux et environnementaux". L'association leur met le pied à l'étrier. Son apport n'est pas seulement financier, mais aussi intellectuel grâce à son réseau de partenaires, entreprises et particuliers. Les cabinets de conseil les plus réputés lui prêtent main-forte : McKinsey, bien sûr, mais aussi Latham & Watkins dans le domaine juridique, Hill & Knowlton (communication), Ernst & Young (financier), Egon Zehnder (ressources humaines).

Des particuliers apportent également un soutien financier (10 000 euros par an chacun) et du temps. "La crise montre bien l'importance de ces nouveaux modèles. Participer à leur émergence m'apporte beaucoup", confirme Martine Roussel-Adam, entrepreneuse elle-même
.” Le Monde, 14/10/2009, Annie Kahn.
Un des objectifs d’Ashoka France est de Transformer L'Expérience Éducative, parce que “les nouvelles générations doivent acquérir des compétences et des qualités essentielles telles que la prise d’initiative, la collaboration ou l’empathie”, pour en faire les acteurs de changement (Changemakers) de demain, “des bâtisseurs du futur”, et “des citoyens conscients, actifs et éclairés”.

Ce en quoi, l’école telle que nous la connaissons semblerait échouer sans l’aide du secteur privé. Un coup de main philanthropique n’a donc pas de refus. Qui sait, si les classes de philosophie, de “pratique de l’attention”, et de “développement de la pensée réflexive” et d’empathie sont un succès, ces entrepreneurs sociaux et attentionnels pourraient jouer un plus grand rôle dans les écoles de la République, en développant l’attention, l’empathie, la résilience, une meilleure gestion individuelle sociale et émotionnelle, etc., en soulageant les professeurs et les budgets toujours sous pression. Le développement de compétences entrepreneuriales parmi eux serait évidemment un plus, et ferait d’eux des citoyens conscients, éclairés, prêts à mettre la main à la pâte.

Le lien école de la République-secteur privé est gagnant-gagnant. Les matériaux, les contenus et les applications “attentionnels” ("attentionique", "conscientique" ?) et la logistique nécessaires aux animations et formations permettent de financer celles-ci, de créer de l’emploi, et de faire un peu de profit aux philanthropes, qui sera éventuellement reversé à des charités. La "conscientique" et le coaching spirituel sont des marchés porteurs (voir mes blogs L'impitoyable marché de la méditation 03/06/2019 et La pleine conscience peut-elle casser des briques ? 30/03/2020).

Vidéo de BFM TV mise à disposition sur le site de SEVE

Après sa rencontre en février 2020 avec Frédéric Lenoir, et avant même de devenir Ministre de l'Education nationale, Gabriel Attal faisait de nouveau référence aux ateliers SEVE sur BFM TV, le 18/10/2020, suite au meurtre de Samuel Paty.
Il faut faire plus, il y a aujourd’hui de très bonnes initiatives qui sont prises, dans certains établissements”. Pour un cadre général, on peut s’inspirer d’initiatives qui sont prises dans certains établissements. Un exemple, quand j’étais secrétaire d’état à l’Education, j’étais voir des établissements scolaires, ce que fait une fondation, la fondation SEVE, qui est porté par un philosophe qui s’appelle Frédéric Lenoir, qui met en place ce que l’on appelle “les ateliers philo”. C’est des ateliers qui permettent d’étayer l’esprit critique des élèves, et d’aborder avec eux des questions difficiles, comme celle-ci [le meurtre de l’enseignant Samuel Paty], pour faire progresser la conscience de chacun.”
Dans l’esprit de Gabriel Attal, il semble s’agir de classes philosophiques de type éducation civique, qu’il faudrait selon lui commencer dès la primaire, pour parler de liberté d’expression, de tolérance, du racisme, de l’antisémitisme, de la radicalisation...


Le 17 octobre 2023, lors de la Commission des affaires culturelles ((à2:34:13), le Ministre, en parlant des "cours d'empathie", réaffirme sa confiance en "les méthodes extrêmement intéressantes" de la fondation SEVE et F. Lenoir, sur lesquelles "il faudra s'appuyer pour déployer l'apprentissage de l'altruisme, de l'altérité et de la tolérance à l'École".

Dans la dernière intervention de Frédéric Lenoir à l’institut Diderot (01/12/2023), celui-ci semble cependant viser une approche davantage entre “la philosophie et la spiritualité” (1:36:37), la philosophie seule ne suffit pas. Il y revient aussi sur le projet SEVE, et mentionne avoir revu récemment Gabriel Attal, cette fois-ci Ministre de l’Education, avec qui il avait déjeuné.
[Le Ministre de l'Education Gabriel Attal] m'a dit qu'il souhaite développer de plus en plus “les ateliers philo” [SEVE] dans les écoles, parce que cela développe les compétences psychosociales et cognitives.
Cela tombe bien, car Frédéric Lenoir raconte également à la fin de sa conférence comment ils ont “formé 5000 animateurs en 7 ans” (1:41:27), et qu’ils travaillent désormais avec l'Éducation nationale. La formation d’un animateur SEVE est sans doute beaucoup plus rapide, et moins coûteuse, que celle d’un enseignant fonctionnaire, puisque les animateurs paient pour leur propre formation.
Le Parcours SEVE est construit autour de trois modalités pédagogiques :

- 8 journées en présentiel en pédagogie active pour un total de 48 h

- Un parcours e-Learning complémentaire d'environ 8h, accessible en ligne sur une plateforme pédagogique dédiée (extranet participant)

- Une mise en pratique de l'animation d'ateliers philo et pratique d'attention en relation bienveillante à l'enfant, avec 3 animations et 3 observations auprès de groupes d'enfants ou adolescents.”

Un parcours dure 65h30m et coûte actuellement “650 € Net de taxe
”.
Au terme de ce parcours, l’animateur SEVE pourra intervenir dans les écoles. Je ne sais pas s’il y a d’autres conditions[1], formation continue, etc.

Pour revenir sur la tendance “entre philosophie et spiritualité”, il faudrait regarder toute la conférence, mais à la fin de la conférence, Frédéric Lenoir résume sa pensée.
“1:36:37 On est entre la philosophie et la spiritualité. En tout cas, c'est une exigence personnelle que nous pouvons avoir chacun, pour nous engager. Si l’on se dit que l’on veut juste recevoir des avantages, mais qu'on est prêt à ne rien donner au collectif on va imploser. C'est cela, la grande crise des démocraties modernes. C'est l'individualisme triomphant qui devient narcissique, et c'est d'ailleurs un danger qui guette les spiritualités. Les spiritualités individuelles, j'en ai dit plutôt du bien, mais il faut bien voir qu'elles sont complètement menacées par le narcissisme individuel, et qu'au fond aujourd'hui, vous pouvez avoir des individus qui vont faire du yoga, de la méditation machin, mais en se fichant complètement de ce qui se passe dans le monde. Ce n’est pas un progrès.

La personne qui l'avait très bien dénoncé, c'est un lama tibétain qui s'appelle Lama Chogyam [Trungpa] Rinpoché, qui est le premier Lama à venir en Occident[2]. Après 5 ans de vie aux États-Unis, où il avait un succès colossal. Il faisait de grands enseignements, il y avait des dizaines de milliers de personnes, il remplissait des stades. Puis au bout de 5 ans, il a écrit un livre qui s'appelle “Le matérialisme spirituel[3]”, et dans lequel il dénonce ce narcissisme.

Il dit, au fond, vous les Occidentaux vous êtes des consommateurs. Vous consommez des objets, mais vous consommez aussi de la spiritualité. Donc vous allez faire des grandes initiations bouddhistes, vous allez pratiquer le yoga, vous allez faire du néochamanisme et cetera, mais si cela ne vous transforme pas, cela ne sert à rien. Cela devient simplement un trophée. Vous dites voilà j'ai fait un stage de Vipaśyanā, j'ai fait un stage de ci, mais ça doit vous transformer, ça doit vous changer votre Être. Vous devez progresser en tant qu'être humain, et si c'est juste une accumulation, eh bien vous êtes dans l'avoir. Il conclut son livre en disant vous êtes des boutiquiers[4]. Au final, il montre à quel point le consumérisme contemporain menace la spiritualité, parce qu'on devient des consommateurs de spiritualité au lieu d'être des humains qui sont transformés par la spiritualité, donc là il y a aussi un vrai danger
.”
Le livre auquel fait référence Frédéric Lenoir date de 1973, Chogyam Trungpa est mort en 1987. Cela ne s’est pas du tout bien passé avec lui, son régent, son fils, certains de ses disciples, ses organisations, mais Frédéric Lenoir, ancien directeur du Monde des religions (2004-2013), ne semble pas être au courant. Trungpa et ses organisations ne manquaient pas de narcissisme justement. Ce que Trungpa reproche au fond aux occidentaux, c’est leur “cherry picking” : “Sélectionner uniquement les éléments les plus désirables d'un ensemble, choisir sur le volet (comme on cueille des cerises, cherry).”

Chogyam Trungpa avec un jeune disciple à genoux (photo: Elephant Journal)

Trungpa demandait à ses disciples de choisir leur voie et leur maître une fois pour toutes, et de s’y tenir, quoi qu’il arrive, et il en est arrivé des choses. Trungpa, Sogyal, Robert Spatz, etc., n’étaient pas de bonnes “cerises”. Ils ne demandaient pas à leurs disciples de développer un esprit critique, au contraire. Pourquoi faire référence à une citation d’un maître religieux, narcissique et sectaire, dangereux pour les enfants en plus, dans le cadre d'une réponse sur les classes de philo, pour apprendre “à avoir une tête bien faite” ? C'est étonnant et inquiétant.

Mes blogs anciens sur Chogyam Trungpa (liste non-exhaustive) :

Il est des nôtres… 2014
Finie la lune de miel ? 2016
L'art d'enfumer 2016
Folle sagesse 2017
Réussir (siddhi) 2017
Shambala et Gésar de Ling, modèles pour une société éveillée séculière ? 2017
Transmissions célestes 2017
Un gourou pour insulter l'ego (II) 2017
Insulter l'ego en torturant des animaux 2018
Noyades en série dans eaux de bain 2019
La pratique d'une idéologie 2019
"Faire les choses, sans les faire vraiment" 2021
La réhabilitation d'un détenteur de lignée déchu 2021
La Trungpamanie fait de la résistance 2021
L'autre livre sur le Vajradhatu-Shambala de Trungpa 2021
Gabriel Attal parmi des volontaires du Service National Universel (SNU) (photo AFP)

"Mais en tout cas, je crois profondément que nous devons aller vers la généralisation du service national universel pour que l'école puisse assumer pleinement cette mission et nous en partageons tous, je crois, l'objectif de former une communauté de républicains et de citoyens éclairés et unis" Gabriel Attal à l'Assemblée nationale, le 17 octobre 2023

Sur le port de l'uniforme à l'école : "Selon le ministère, « le port d’une tenue vestimentaire commune est susceptible de créer une atmosphère de travail et d’égalité au sein de l’établissement ». C’est aussi « un moyen de valoriser l’image de l’école et de l’établissement en créant un sentiment d’appartenance et d’unité entre les élèves », selon le guide." Uniforme à l’école : le ministère de l’éducation précise les contours de l’expérimentation, Le Monde 11/12/2023

Uniformes et pensées uniformes ?


***

[1] Conditions de pré-inscription :

“-un extrait de casier B3 pour que la demande soit traitée

- un CV nous permettant de mieux vous connaître (compétences et expériences)

- une lettre précisant votre motivation à suivre ce parcours et également votre objectif personnel et/ou professionnel. Dans quel cadre pensez-vous expérimenter l'animation d'atelier philo ?”

[2] Voir le titre de l’hagiographie de Fabrice Midal : Trungpa, L'homme qui a introduit le bouddhisme en Occident.

[3] En France : Pratique de la voie tibétaine : au-delà du matérialisme spirituel

[4]En fait, nous avons simplement monte une boutique, une boutique d'antiquités. Peut-etre nous sommes-nous spécialisés dans les objets orientaux, les antiquités du Moyen- ge chretien, ou les vieilleries de telle culture à telle époque, mais, quoi qu’il en soit, nous sommes des boutiquiers. Avant d'être bourrée d ’objets, la pièce etait belle : des murs blancs, un simple plancher, et une lampe au plafond. Un objet d’art tronait au milieu de la pièce et c’était beau. Tout le monde venait jouir de cette beauté, a commencer par nous. Mais nous n'étions pas satisfaits. Nous pensions : « Si ce seul objet embellit tellement ma chambre, plus j ’en aurai, plus ce sera beau. » Alors, nous avons commencé à collectionner et le résultat fut chaotique. Nous avons parcouru la planète entière à la recherche de beaux objets - l’lnde, le Japon, et les contrées les plus diverses. Et, a chaque fois que nous trouvions une pièce rare, comme nous n’en découvrons qu’une a la fois, nous la trouvions belle et pensions qu’elle ornerait notre boutique. Mais, lorsque nous rentrions avec l’objet, il venait s’ajouter a notre bazar heteroclite. L’objet n’irradiait plus aucune beauté des lors qu’il était perdu au milieu de tant de choses merveilleuses. Il ne signifiait plus rien. Et notre chambre magnifique prenait figure de débarras!

L’original en anglais :

But we have simply created a shop, an antique shop. We could be specializing in oriental antiques or medieval Christian antiques or antiques from some other civilization or time, but we are, nonetheless, running a shop. Before we filled our shop with so many things the room was beautiful: white- washed walls and a very simple floor with a bright lamp burning in the ceiling. There was one object of art in the middle of the room and it was beautiful. Everyone who came appreciated its beauty, including ourselves. But we were not satisfied and we thought, "Since this one object makes my room so beautiful, if l get more antiques, my room will be even more beautiful." So we began to collect, and the end result was chaos. We searched the world over for beautiful objects-India, Japan, many different countries. And each time we found an antique, because we were dealing with only one object at a time, we saw it as beautiful and thought it would be beautiful in our shop. But when we brought the object home and put it there, it became just another addition to our junky collection. The beauty of the object did not radiate out any more, because it was surrounded by so many other beautiful things. It did not mean anything anymore. Instead of a room full of beautiful antiques we created a junk shop! Proper shopping does not entail collecting a lot of informa- tion or beauty, but it involves fully appreciating each indi- vidual object. This is very important. If you really appreciate an object of beauty, then you completely identify with it and forget yourself. It is like seeing a very interesting, fascinating movie and forgetting that you are the audience. At that moment there is no world; your whole being is that scene of that movie. It is that kind of identification, complete involvement with one thing. Did we actually taste it and chew it and swallow it properly, that one object of beauty, that one spiritual teaching? Or did we merely regard it as a part of our vast and growing collection?

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