Aristote et ses disciples en adoration devant la nature
Thomas JacKson, journaliste du journal britannique The Guardian a écrit un article (en anglais) sur « l’athéisme protestant » du biologiste et athéiste militant Richard Dawkins. L’adjectif « protestant » utilisé comme qualificatif pour des choses qui n’ont pas grand-chose à voir avec le protestantisme est généralement péjoratif. Voir par exemple pour le bouddhisme protestant (en anglais).
Jackson avance que la méthode expérimentale de vérification d'hypothèses qui a triomphé sur la religion, n’était pas objective et libre de valeurs, mais entièrement pénétrée de mythologie protestante. Pendant la Réforme, le catholicisme présentait un dogme selon lequel Dieu et la Nature formaient un seul être organique, le monde matériel étant en quelque sorte le corps de Dieu.[1] Dans les cinq voies (preuves de l’existence de Dieu), Thomas d’Aquin identifie Dieu à la cause première d’Aristote (« Tout mû est nécessairement mû par quelque chose »). Le premier moteur qui n’est pas mû est Dieu, qui est dans l’univers de la façon la plus intime.
Pour les réformateurs, ce point de vue confinait à de l’idolâtrie : pour eux Dieu était tout à fait différencié de l’univers, qui n’était qu’une collection d’automates, témoignant de la grande sagesse de leur créateur. C’était l’objectif de la science (« magie naturelle »[2]) de découvrir les lois ayant permis leur réalisation. La science permettait de devenir comme l’égal de Dieu en matière de la connaissance des lois gouvernant l’univers. Les premiers scientifiques anglais essayant de découvrir ces lois étaient des protestants (Francis Bacon, Isaac Newton, Robert Boyle), pas des athéistes. L’étape suivante vers l’athéisme était le déisme, où Dieu est considéré comme l’architecte suprême de l’univers.
Même si la science s’est graduellement éloignée de l’idée d’un créateur immanent dans sa création et d’un architecte suprême séparé de celle-ci, l’idée de la création, la nature, l’univers, comme une collection de machines dont les lois restent à découvrir est restée entière. L’idée centrale et dualiste d’un sujet et d’un objet reste de vigueur. Le sujet peut être intégré dans l’objet (p.e. bouddhisme), l’objet prenant les attributs du sujet ou le contraire, l’objet peut être intégré dans le sujet (vedānta, cittamatra). Dans les deux cas, on n’aboutit pas à la non-dualité.
Chez les grecs, la nature en se substituant à un sujet-agent « veut », « vise », « entreprend », est ingénieuse » et se pose des « buts »[3], et c’est toujours très généralement le cas en occident, y compris chez les scientifiques « athéistes » comme Dawkins. La nature est toujours régie par des lois qui restent à découvrir. Ces lois sont comme l’ombre du créateur/sujet/agent.
"Après la mort de Bouddha, l'on montra encore pendant des siècles son ombre dans une caverne, - une ombre énorme et épouvantable. Dieu est mort : mais, à la façon dont sont faits les hommes, il y aura peut-être encore pendant des milliers d'années des cavernes où l'on montrera son ombre. - Et nous - il nous faut encore vaincre son ombre !" (Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir)La conception chinoise (et par là des pans de type « non-agir » du bouddhisme tibétain) de la nature-procès de transformations est différente, comme l’explique François Jullien dans son livre passionant Les Transformations silencieuses.
« En me retournant d'abord, par commodité, sur les termes rivaux entre lesquels s'est départagée la philosophie contemporaine, j'expliquerai ainsi plus posé¬ment ma surprise (devant la photographie d'il y a vingt ans): elle serait d'un «sujet» qui se découvre soudain « procès » et se voit noyé - absorbé - en celui-ci. Je me croyais sujet: sujet d'initiative, concevant et voulant, actif ou passif mais gardant toujours le sentiment de son être et se possédant ; qui certes se sait pris dans tout un ensemble d'interactions qui l'enserrent, externes aussi bien qu'internes, mais ne s'en considère pas moins «cause de soi», selon l'expression chère à la [13] métaphysique causa sui. Or voici que cette perspective sous mes yeux soudain violemment bascule, elle chavire en cette autre : celle d'un cours ou d'un continuum dont la seule consistance tient à la corrélation de facteurs entre eux - entre eux et comme sans égard à « moi » - et d'où procède sans s'interrompre, de façon obvie mais imperceptible, cette évolution d'ensemble. «Je» suis ce (du) «vieillir». Car le vieillissement n'est pas qu'une propriété ou qu'un attribut de mon être, ni même une altération graduelle portée à sa constance et sa stabilité ; mais bien un enchaînement conséquent, global et s'auto-déployant, dont «je» est le produit successif. Peut-être même n'en est-il que l'indicateur commode. Devant la photographie d'il y a vingt ans, c'est cette validité du «sujet» qui soudain défaille. Ce qui ne veut pas dire pour autant que la notion en soit fausse, qu'il faille renoncer à son option d'autonomie et de Liberté, mais que sa pertinence se découvre soudain limitée. Elle en a recouvert à trop bon compte une autre qui brusquement, devant ce vestige d'il y a vingt ans, refait brutalement surface et crée le vertige. »
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[1] Selon Jackson, je me demande si cette thèse n’est pas plutôt panthéiste.
[2] "La magie naturelle admet que les hommes peuvent, eux aussi, connaître les vertus occultes des choses. L’aide des démons n’est pas nécessaire pour utiliser les virtualités secrètes, cachées dans le sein de la nature". Le voile d’Isis, Hadot, p. 122-123
[3] François Jullien, Les transformations silencieuses, p. 15