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dimanche 24 août 2014

Bouddhisme et langage 1

Extrait du Soûtra de l'Entrée à Lankâ, chapitre 3.9, traduction de Patrick Carré

Le bodhisattva grand être Mahâmati demanda encore au Bouddha :
—Vénéré des mondes, l’Ainsi-venu a dit : «Les bodhisattvas et toi-même, vous ne devriez pas chercher à me comprendre en vous basant sur la lettre de mes propos.» Pourquoi ne le devrions-nous pas? Qu’est-ce que le langage (T. sgra) ? Qu’est-ce que le sens (T. don)[1] ?
— Écoute avec attention ce que je vais t’expliquer.

Mahâmati acquiesça et le Bouddha poursuivit :
— Le langage a pour cause ce qu’on appelle les idées fictives (T. rnam par rtog pa) et les habitudes (T. bag chags). Prenant appui sur la gorge, la langue, les lèvres, le palais et les dents, il produit les sons articulés et les mots qui permettent la conversation.Voilà pour le langage. Quant au sens, le voici : s’étant retiré dans la solitude, le bodhisattva grand être usera de la connaissance née de l’écoute, de la réflexion et de la méditation afin de concentrer sa pensée et sa puissance d’analyse sur le nirvana, l’Éveil et la sphère de sa propre intelligence pour renverser toutes ses habitudes et s’exercer aux différentes qualités des terres [de sagesse] .Voilà pour le sens.

Mahâmati, le bodhisattva grand être versé dans le langage et le sens sait que langage et sens ne sont ni les mêmes ni différents. Si le sens était autre que le langage, ce dernier ne pourrait pas le manifester, car le langage montre le sens comme la lumière montre les formes. Mahâmati, de même que l’on allume une lampe pour retrouver ce qui se cache dans l’obscurité d’une pièce, de même le bodhisattva grand être recourt à la lampe des mots pour accéder à la sphère de la réalisation intérieure qui est, pour sa part, indépendante de tous les mots. Mahâmati, en ce qui concerne le nirvana naturel, qui est libre de naissance et de cessation, [ou encore], les trois véhicules et le Véhicule Unique, les cinq catégories (T. chos lnga), les pensées, les [trois" natures[2], et ainsi de suite, la compréhension littérale [de ce que je dis] ne peut mener qu’à des opinions [dont l’erreur consiste à affirmer [ceci] en niant [cela], puisque [ce que je veux dire" n’a rien à voir avec les idées fictives que l’on peut s’en faire, ni l’image des sots qui jugent réelles les illusions du magicien — ce qui n’est pas le cas pour les sages et les saints.

Le Vénéré des mondes reprit alors en vers :

Si vous me prenez au sens littéral,
Vous aurez [des opinions] à affirmer sur les choses,
Et ces affirmations [qui sont des surestimations]
Vous précipiteront dans les enfers à votre mort.

Il n’y a pas de moi dans les agrégats
Et ceux-ci ne sont pas le moi,
Comme certains s’en font l’idée,
Même s’il ne s’agit pas de tout nier [en bloc].
Si, comme les sots en [cultivent] l’idée,
Tout existait réellement,
Leur vision permettrait aux sots
De voir le réel.

Or tout ce qui relève du pur et de l’impur
Est totalement dépourvu d’essence
Au contraire de ce que voient les sots,
Mais il ne s’agit pas davantage de néant.

***

[1] Don (S. artha) peut signifier le sens ou l'objet (réel ou irréel) désigné par le langage, ce qui n'est pas forcément la même chose. Le lien entre un mot et sa signification est indéniable, et dans ce sens sa signification est "réelle". Mais l'objet désigné par le mot ne l'est pas toujours. Dans ce type de discussion (entre bouddhistes et non-bouddhistes), il faut être conscient de cette nuance. Notamment dans la discussion s'il existe un lien entre les mots (le langage) et les objets (S. artha T. don) qu'il désigne. Il est indéniable que le mot Ātman a un sens, et ce sens est "réel". Mais l'objet que désigne le mot Ātman est il réel ?

Extrait de Aux origines de la philosophie indienne, Johannes Bronkhorts, Infolio, p. 99

“D’après Dignāga, on évite ces contradictions en étudiant soigneusement la manière dont les mots se réfèrent à leurs objets. La désignation ne procède pas en vertu d’une relation unissant un mot à un objet (de sorte qu’on pourrait demander où est l’objet lié à tel ou tel mot). Il n’est pas question de référence à des universaux non plus, les bouddhistes n’admettant pas l’existence des universaux.
La référence procède bien plutôt par exclusion (apoha).
Le mot « cruche » n’a pas plus de lien avec telle cruche donnée qu’avec l’universel cruchéité, mais exclut tout ce qui n’est pas cruche. La phrase « la cruche se produit » ne requiert donc plus une situation qui comprendrait une cruche, car il ne subsiste aucun lien direct entre le mot « cruche » et l’un des objets dans la situation décrite.”    

[2] Il semble exister des versions du Lanka où l'on mentionne explicitement les "trois natures". Mais dans le texte ci-dessous (ACIP et donc Dergé), on ne le trouve pas explicitement.

Texte tibétain Wylie (site ACIP)

de nas yang byang chub sems dpa' sems dpa' chen po blo gros chen pos bcom ldan 'das la 'di skad ces gsol to// gang bcom ldan 'das kyis byang chub sems dpa' sems dpa' chen po dang gzhan dag gis sgra ji bzhin gyi don du gzung bar mi bya'o zhes de skad gsungs na/ bcom ldan 'das/ ji ltar na byang chub sems dpa' sems dpa' chen po sgra ji bzhin gyi don du 'dzin pa ma lags/ sgra gang/ don gang lags/ bcom ldan 'das kyis bka' stsal pa/ blo gros chen po/ de'i phyir shin tu legs par nyon la yid la gzung zhig dang/ ngas khyod la bshad do// legs so// bcom ldan 'das zhes gsol nas/ byang chub sems dpa' sems dpa' chen po blo gros chen pos bcom ldan 'das la slar nyan pa dang/ bcom ldan 'das kyis de la 'di skad ces bka' stsal to//

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de la/ blo gros chen po/ don gang zhe na/ 'di lta ste/ byang chub sems dpa' sems dpa' chen po gcig pu dben par song nas thos pa dang/ bsams pa dang/ bsgoms pa'i shes rab kyis mya ngan las 'das pa'i grong khyer du 'gro ba'i lam rang gi blos bag chags kyi gnas rab tu gyur pa sngon du 'gro ba so so rang gis rig pa 'phags pa'i spyod yul sa dang sa'i gnas gzhan gyi bye brag dang/ don gyi mtshan nyid 'jug pa la rab tu dpyod na/ don la mkhas pa yin no//

gzhan yang/ blo gros chen po/ sgra'i don la mkhas pa'i byang chub sems dpa' sems dpa' chen po ni sgra dang/ don dang/ don dang sgrar yang gcig pa'ang ma yin/ tha dad pa'ang ma yin par yang dag par rjes su lta ste/ blo gros chen po/ gal te sgra dang/ don tha dad na ni/ don gsal bar byed pa'i rgyu sgra ma yin par 'gyur na/ nor rdzas la mar me bzhin du don de la sgras rjes su 'jug go / 'di lta ste/ blo gros chen po/ skyes bu la la zhig mar me thogs nas phyogs 'di na nga'i nor 'di lta bu 'di na yod do zhes nor la lta ba de bzhin du/ blo gros chen po/ tshig tu rnam par rtog pa'i sgra'i mar mes byang chub sems dpa' sems dpa' chen po rnams tshig gi rnam par rtog pa dang bral ba/ so so rang gis rig pa'i don gyi yul la rjes su 'jug go / gzhan yang/ blo gros chen po/ ma skyes pa dang/ ma 'gags pa dang/ rang bzhin gyis yongs su mya ngan las 'das pa dang/ theg pa gsum dang/ theg pa gnyis dang/ theg pa gcig dang/ chos lnga dang/ sems dang/ rang bzhin la sogs pa la sgra ji bzhin du mngon par chags pa la brten nas mngon par chags pa' phyir sgyu ma sna tshogs mngon ba'i rnam par rtog pa lta bur sgro 'dogs pa dang/ skur pa'i lta bar lhung ba yin no//

rnam pa gzhan du gnas pa la rnam pa gzan du so sor rnam par rtog pas 'di lta ste/ blo gros chen po/ sgyu ma sna tshogs ni rnam par gzhan du lta ba yin na/ byis pa rnams rnam pa gzhan du so sor rnam par rtog ste/ 'phags pa rnams kyis ni ma yin no//

de la 'di skad ces bya ste/

ji bzhin sgra la rnam brtags nas//
chos nyid la yang sgro 'dogs te//
de dag de la sgro btags pas//
sems can dmyal ba'i gnas su lhung//

phung po rnams la bdag med de//
phung po rnams kyang bdag la med//
rnam rtog bzhin du de dag med//
de dag med pa ma yin no//

dngos po thams cad yod par ni//
ji ltar byis pas rnam brtags bzhin//
de ste mthong bzhin de yod na//
thams cad yang dag mthong bar 'gyur//

chos rnams thams cad med pas na//
nyon mongs pa dang dag pa'ang med//
ji ltar mthong ba bzhin min te//
de dag med pa'ang ma yin no//

samedi 2 février 2013

L'ombre de Dieu


Aristote et ses disciples en adoration devant la nature

Thomas JacKson, journaliste du journal britannique The Guardian a écrit un article (en anglais) sur « l’athéisme protestant » du biologiste et athéiste militant Richard Dawkins. L’adjectif « protestant » utilisé comme qualificatif pour des choses qui n’ont pas grand-chose à voir avec le protestantisme est généralement péjoratif. Voir par exemple pour le bouddhisme protestant (en anglais).

Jackson avance que la méthode expérimentale de vérification d'hypothèses qui a triomphé sur la religion, n’était pas objective et libre de valeurs, mais entièrement pénétrée de mythologie protestante. Pendant la Réforme, le catholicisme présentait un dogme selon lequel Dieu et la Nature formaient un seul être organique, le monde matériel étant en quelque sorte le corps de Dieu.[1] Dans les cinq voies (preuves de l’existence de Dieu), Thomas d’Aquin identifie Dieu à la cause première d’Aristote (« Tout mû est nécessairement mû par quelque chose »). Le premier moteur qui n’est pas mû est Dieu, qui est dans l’univers de la façon la plus intime.

Pour les réformateurs, ce point de vue confinait à de l’idolâtrie : pour eux Dieu était tout à fait différencié de l’univers, qui n’était qu’une collection d’automates, témoignant de la grande sagesse de leur créateur. C’était l’objectif de la science (« magie naturelle »[2]) de découvrir les lois ayant permis leur réalisation. La science permettait de devenir comme l’égal de Dieu en matière de la connaissance des lois gouvernant l’univers. Les premiers scientifiques anglais essayant de découvrir ces lois étaient des protestants (Francis Bacon, Isaac Newton, Robert Boyle), pas des athéistes. L’étape suivante vers l’athéisme était le déisme, où Dieu est considéré comme l’architecte suprême de l’univers.

Même si la science s’est graduellement éloignée de l’idée d’un créateur immanent dans sa création et d’un architecte suprême séparé de celle-ci, l’idée de la création, la nature, l’univers, comme une collection de machines dont les lois restent à découvrir est restée entière. L’idée centrale et dualiste d’un sujet et d’un objet reste de vigueur. Le sujet peut être intégré dans l’objet (p.e. bouddhisme), l’objet prenant les attributs du sujet ou le contraire, l’objet peut être intégré dans le sujet (vedānta, cittamatra). Dans les deux cas, on n’aboutit pas à la non-dualité.

Chez les grecs, la nature en se substituant à un sujet-agent « veut », « vise », « entreprend », est ingénieuse » et se pose des « buts »[3], et c’est toujours très généralement le cas en occident, y compris chez les scientifiques « athéistes » comme Dawkins. La nature est toujours régie par des lois qui restent à découvrir. Ces lois sont comme l’ombre du créateur/sujet/agent.
"Après la mort de Bouddha, l'on montra encore pendant des siècles son ombre dans une caverne, - une ombre énorme et épouvantable. Dieu est mort : mais, à la façon dont sont faits les hommes, il y aura peut-être encore pendant des milliers d'années des cavernes où l'on montrera son ombre. - Et nous - il nous faut encore vaincre son ombre !" (Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir) 
La conception chinoise (et par là des pans de type « non-agir » du bouddhisme tibétain) de la nature-procès de transformations est différente, comme l’explique François Jullien dans son livre passionant Les Transformations silencieuses.
« En me retournant d'abord, par commodité, sur les termes rivaux entre lesquels s'est départagée la philosophie contemporaine, j'expliquerai ainsi plus posé¬ment ma surprise (devant la photographie d'il y a vingt ans): elle serait d'un «sujet» qui se découvre soudain « procès » et se voit noyé - absorbé - en celui-ci. Je me croyais sujet: sujet d'initiative, concevant et voulant, actif ou passif mais gardant toujours le sentiment de son être et se possédant ; qui certes se sait pris dans tout un ensemble d'interactions qui l'enserrent, externes aussi bien qu'internes, mais ne s'en considère pas moins «cause de soi», selon l'expression chère à la [13] métaphysique causa sui. Or voici que cette perspective sous mes yeux soudain violemment bascule, elle chavire en cette autre : celle d'un cours ou d'un continuum dont la seule consistance tient à la corrélation de facteurs entre eux - entre eux et comme sans égard à « moi » - et d'où procède sans s'interrompre, de façon obvie mais imperceptible, cette évolution d'ensemble. «Je» suis ce (du) «vieillir». Car le vieillissement n'est pas qu'une propriété ou qu'un attribut de mon être, ni même une altération graduelle portée à sa constance et sa stabilité ; mais bien un enchaînement conséquent, global et s'auto-déployant, dont «je» est le produit successif. Peut-être même n'en est-il que l'indicateur commode. Devant la photographie d'il y a vingt ans, c'est cette validité du «sujet» qui soudain défaille. Ce qui ne veut pas dire pour autant que la notion en soit fausse, qu'il faille renoncer à son option d'autonomie et de Liberté, mais que sa pertinence se découvre soudain limitée. Elle en a recouvert à trop bon compte une autre qui brusquement, devant ce vestige d'il y a vingt ans, refait brutalement surface et crée le vertige. » 

***


[1] Selon Jackson, je me demande si cette thèse n’est pas plutôt panthéiste.

[2] "La magie naturelle admet que les hommes peuvent, eux aussi, connaître les vertus occultes des choses. L’aide des démons n’est pas nécessaire pour utiliser les virtualités secrètes, cachées dans le sein de la nature". Le voile d’Isis, Hadot, p. 122-123

[3] François Jullien, Les transformations silencieuses, p. 15