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samedi 14 décembre 2024

Un Dieu non confessionnel

Cheval de Troie tibétain (création Dall-e)

La notion de triade divine est un concept récurrent dans de nombreuses traditions religieuses et philosophiques. Cette conception tripartite de la divinité ou de la réalité ultime semble répondre à un besoin fondamental de concilier l'unité (l’Un t. gcig) et la multiplicité (le multiple t. du ma), en introduisant un troisième niveau qui permet de résoudre cette apparente contradiction. On peut aussi observer une tendance "monothéisante" où le principe premier de la triade contient en lui les deux autres niveaux, tout en étant indissociable des deux autres et vice-versa. Le premier principe peut s’appeler Dieu, la Conscience, la Lumière (claire, ou noire), l’Intellect, la Source, la Vérité (ultime), la Vacuité (en couple avec la Lumière), il reste au fond ce que nous appelons “divin”.

Le “divin” ou “Dieu” désigne un principe suprême, transcendant et/ou immanent, qui est considéré comme la source ultime, le fondement ou l'essence de toute existence. Fréquemment à travers une triade divine, cet être suprême est considéré comme la réalité la plus élevée, qu'elle soit personnifiée ou impersonnelle. Souvent, avec le deuxième élément de la triade, elle constitue la perfection absolue avec des attributs maximisés tels que l'omniscience, l'omnipotence et la bonté suprême. A travers sa triade elle est à la fois transcendance et/ou immanente, diffusant sa semence, ses étincelles d’essence, de lumière, dans les êtres de l’univers, qu’ils soient des créatures, des émanations, etc. Tous les êtres, ou des groupes d’êtres élus ou éligibles.

La triade, qui est au fond éternelle, vient logiquement avec un cosmos divisé en trois parties indissociables. En théorie, le “Dieu” seul, le niveau très privilégié du “Dieu” en compagnie de sa “Pensée” (sous cent millions de noms différents), un cocon de perfection, puis le “Dieu” présent dans le multiple par le troisième membre de la triade divine. Dans ce troisième niveau, la divinité ne tient plus qu’à un fil. C’est au fond la corde de sauvetage d’un être/créature/conscience. C’est grâce à ce fil divin, relié à l’étincelle divine en lui, qu’un être, une conscience peut remonter au Divin. Abandonnant son corps physique, sa raison, ses passions, l’étincelle lumineuse fait le voyage retour, du niveau le plus grossier au niveau le plus éthéré.

Nous savons tout cela grâce à des révélations, faites par des “personnes spéciales” (pour éviter leurs noms spécifiques et différents dans chaque tradition) ayant une “connaissance spéciale” grâce à un lien privilégié avec la triade lumineuse. D’ordinaire, un être humain n’est pas doté de cette connaissance, ni de son propre potentiel, l’étincelle lumineuse en lui. C’est par une communauté vivant selon les principes de la “connaissance spéciale”, transmise par une lignée de “personnes spéciales”, qu’un être humain - s’il est éligible - peut à son tour avoir accès à cette connaissance à condition de suivre un protocole spécial, et retourner à la Source, de son vivant ou après sa mort. Sans cette connaissance, une étincelle de Lumière ne trouvera sans doute pas le chemin de retour après sa mort, et continuera à errer dans le niveau inférieur.

Au fil du temps, les traditions “divines” ont évolué et développé des branches davantage mystiques et ésotériques, où “Comme ci-dessus, donc ci-dessous”, avec des notions de sympathie macrocosmique-microcosmique, et un phénomène d’intériorisation de la voie spirituelle. Dans ces systèmes, plus besoin de faire l’ascension macrocosmique. Grâce à la sympathie pancosmique, “Comme ci-dessous, donc ci-dessus”. De toute façon, je pense qu’on peut dire que toute tradition ésotérique est forcément théiste sous une forme ou une autre.

Je pense qu’il est raisonnable d’appeler une telle tradition “théiste”. Ce n’est certainement pas une “philosophie non confessionnelle” athée. Généralement, le qualificatif “athée” ne se limite pas à ceux qui nient le “Dieu” des grandes religions monothéistes ou triadiques. Il peut aussi être utilisé pour tout rejet d’un principe premier transcendant, du surnaturel, de la métaphysique, d’un code moral et éthique “divin”, etc.

Le “bouddhisme” est-il une “philosophie non confessionnelle” athée ? Notamment le bouddhisme dit “mahāyāna” (universaliste) et le bouddhisme ésotérique ? Je ne le crois pas. Même le bouddhisme dit “ancien” ou “mainstream” comporte de nombreux éléments religieux. Il est possible que dans un passé lointain “śramaṇa”, le bouddhisme ascétique était davantage “athée”, mais néanmoins clairement une ascèse. “Non confessionnelle” ? Je ne pense pas.

dimanche 13 février 2022

Des cas sporadiques d'orientalisme précoce en Orient

Fan Zhen défendant sa thèse funeste (vie illustrée de Fan Zhen)

En lisant l’entrée Wikipedia sur les cārvāka (empiristes), définie comme “une philosophie matérialiste, sceptique, athée et hédoniste qui refuse les doctrines traditionnelles (comme celles de réincarnation, rendement des rituels, etc.) et n'admet que la perception comme moyen de connaissance, on comprend immédiatement que ce n’est pas ainsi que les cārvāka, s’ils constituaient un groupe, une école ou une philosophie, se définissaient eux-mêmes. Certains présocratiques, philosophes de la nature, feraient de bons candidats aussi.

On reconnaît bien leur “philosophie” quand le bouddhisme parle de vue erronées (P. micchādiṭṭh S. mithyādṛṣṭi T. log lta), du point de vue bouddhiste. Notamment dans le Sāmaññaphala-sutta, où la “vue erronée" citée en exemple est attribuée à Ajita Kesakambalī, qui “affirme” :
Grand roi, rien n'est donné, rien n'est offert, rien n'est sacrifié. Il n'y a ni fruit ni résultat des bonnes ou des mauvaises actions. Il n'y a ni ce monde, ni le monde à venir, ni mère, ni père, ni êtres renés spontanément; ni prêtres ni contemplatifs qui, se portant bien à juste titre et pratiquant à juste titre, proclament ce monde et le prochain après l'avoir directement connu et réalisé par eux-mêmes. Une personne est un composé de quatre éléments primaires. À la mort, la terre (dans le corps) retourne à et se fond dans la substance-terre (extérieure). Le feu retourne à et se fond dans la substance-feu extérieure. Le liquide retourne à et se fond dans la substance-liquide extérieure. Le vent retourne à et se fond dans la substance-vent extérieure. Les facultés des sens s'éparpillent dans l'espace. Quatre hommes, avec la bière pour cinquième, portent le cadavre. Ses éloges ne résonnent pas plus loin que le charnier. Les os deviennent couleur pigeon. Les offrandes finissent en cendres. La générosité est enseignée par des idiots. Les paroles de ceux qui parlent de l'existence après la mort sont fausses, bavardage vide de sens. A la dissolution du corps, les sages et les fous tout pareil sont annihilés, détruits. Ils n'existent pas après la mort.”
La générosité est bien sûr l’effet, le mérite, attribué à la générosité, et notamment celui d’être généreux envers les dieux, les prêtres, le saṅgha, etc. “Ni fruit ni résultat” fait référence à la loi du karma métaphysique. “Ni père ni mère” fait probablement référence à la piété filiale, et les rituels pour les morts associés, conduits par des prêtres et des moines... “Ni prêtres ni contemplatifs”, doit faire référence à leur rôle de modèle et de guide, en matière de religion. En fait, la “vue erronée" consiste à ne pas reconnaître une autorité religieuse et à ne pas croire en les spéculations religieuses.

Le Bouddha en personne avait une attitude partiellement “cārvāka”, ou du moins śramaṇa, envers le brahmanisme. L’empirisme était un des critères (pramāṇa) de la doctrine bouddhiste. Les prajñāpāramitā et Nāgārjuna étaient également moins sensibles aux sirènes de la “vue orthodoxe”. Longtemps avant les Lumières, Burnouf, les nihilistes, les Orientalistes, les postmodernes, la post-vérité, etc., il y avait en Orient aussi des individus capables de réfléchir par eux-mêmes de façon rationnelle. C’est étonnant, non ? Quand le bouddhisme est arrivé en Chine, il y eut évidemment de la résistance de la part des autres prêtres, contemplatifs, thaumaturges et légistes, déjà bien implantés sur le marché chinois, mais aussi de la part de certains empiristes (“matérialistes, sceptiques, athées et hédonistes”). Notamment, le poète lettré Fan Zhen (范縝 c. 450 - 515), qui trouva que le bouddhisme avait une influence politique néfaste.
Il estimait en outre que les bouddhistes ["trompent le peuple par leurs discours vagues et obscurs, l'effrayant en lui présentant les tourments de l'enfer Avici, le séduisant par leurs paroles vides, et le berçant d'illusions (en lui faisant miroiter) les joies du ciel Tuṣita. Alors les gens ont abandonné la robe des lettrés pour revêtir le vêtement croisé des moines, délaissé les instruments de sacrifice pour le bol à aumônes. Finalement ils ont abandonné les leurs et ont mis un terme à leur lignée." Vie de Huisi, Paul Magnin
Fan Zhen en fier révolutionnaire

Le “terme à leur lignée” fait référence au célibat des moines et nonnes bouddhistes, et donc à leur non-reproduction. Fan Zhen ne fut pas un athée complet, il trouva comme un bon Ministre de l’Intérieur que le gouvernement devait avoir un droit de regard sur la pratique de la religion, et plus particulièrement les sacrifices, qu’il n’aimait pas. “Plus tard il fut préfet de Yidu (dans l’actuel Hubei) où il publia un décret abolissant les sacrifices dans certains temples, car il ne croyait pas aux esprits.” C’est vrai, qui dit “offrandes” ou “sacrifices”, doit bien les adresser à quelque chose d’invisible.
“[Fan Zhen] attaqua d'abord la doctrine du karma. Pour lui, le processus de la vie et de la mort suit un cours naturel; point n'est besoin de recourir à une quelconque loi du karma. Quand le prince de Jingling lui demanda alors comment il expliquait l'existence de riches et de pauvres, d'une haute et d'une basse société, il répondit:

"Les vies humaines sont comme les fleurs qui fleurissent sur un même arbre, Elles sont soufflées par le vent et tombent de l'arbre. Les unes effleurent paravents et rideaux et tombent sur les couvertures et les nattes. Les autres sont arrêtées par les palissades et les murs, et tombent sur le fumier. Celles qui tombent sur les couvertures et les nattes deviennent Votre Excellence; celles qui tombent sur le fumier deviennent votre humble serviteur. Le haut et le bas suivent des voies différentes, mais en tout cela où intervient le karma ?Vie de Huisi, Paul Magnin

Plutôt pas mal dit, mais c’est une vue erronée, et on sait cela vous conduit… Le prince de Jingling voyait de façon correcte la nécessité du karma pour expliquer l'existence de riches et de pauvres.
Pour démontrer l'illogisme de l'indestructibilité de l'âme, Fan Zhen posa le Traité de la Destruction de l'âme (Shenmie lun 神灭论). Sa thèse était la suivante:
"L'âme est identique au corps; le corps identique à l'âme. Si le corps existe, l'âme existe; si le corps disparaît, l'âme disparaît. Le corps est la substance de l'âme; l'âme est la fonction du corps. Quand on parle du corps, on entend sa substance; quand on parle de l'âme, on entend sa fonction. Les deux ne peuvent être séparés l'un de l'autre. L'âme est à la substance ce que le tranchant est au couteau; le corps est à la fonction ce que le couteau est au tranchant. Le terme "tranchant" ne désigne pas le couteau; le terme "couteau" ne désigne pas le tranchant. Et pourtant, ôtez le tranchant, il n'y a plus de couteau; ôtez le couteau, il n'y a plus de tranchant. On n'a jamais entendu dire que le tranchant ait jamais subsisté après la disparition du couteau! Comment le corps pourrait-il disparaître et l'âme subsister encore?Vie de Huisi, Paul Magnin
Cela a l’air d’être du bon sens, mais c’est encore une vue erronée… Restez vigilant, faites attention à vous-même !

L'empereur Wu des Liang aimait bien les bouddhistes ["trompant le peuple par leurs discours vagues et obscurs, l'effrayant en lui présentant les tourments de l'enfer Avici, le séduisant par leurs paroles vides, et le berçant d'illusions (en lui faisant miroiter) les joies du ciel Tuṣita”]. Il intervint lui-même et demanda à tous ses ministres la réfutation des thèses de Fan Zhen.
Son général Xiao Chen (蕭琛) “fit remarquer que la perte du tranchant ne signifiait en rien la disparition du couteau. Ce sont là deux choses non-concomitantes. Il en est de même pour l'âme et pour le corps. Xiao Chen compléta son argumentation par l'évocation du rêve, le corps est comme insensibilisé et ne ressent aucune sensation. L'âme semble partie ailleurs alors que le corps est demeuré là comme mort.”

Un fonctionnaire lettré, Cao Siwen (曹思文), "se référa à la tradition Confucéenne pour répondre aux attaques de Fan Zhen. Il fit remarquer qu’avec de tels arguments, Fan Zhen mettait directement en cause le Livre de la Piété Filiale (Xiao jing) qui, pour sa part, exhorte les enfants à conserver et honorer dignement le culte des ancêtres.” Vie de Huisi, Paul Magnin
Tout est bien qui finit bien. Fan Zhen fut exilé pour hérésie, la “vue juste” du dualisme corps-esprit, du karma et de la réincarnation triompha, et les sacrifices, les prêtres, la piété filiale, les rituels aux morts, etc. eurent un avenir radieux avant eux. Jusqu’à l’arrivée des communistes (qui semblent avoir un faible pour Fan Zhen...) et des Orientalistes occidentaux.

Statue de Fan Zhen,
il paraît qu'aucun temple ou église ne pousse dans un rayon de 100 km

***

D'autres citations de Fan Zhen :

"Fan Zhen also claimed that his reason for writing the treatise on mortality of the soul at that particular time could be found by observing how “Buddhism is damaging the government and Buddhist monks are corrupting the proper conventions. The winds are jolting, the fog has already arisen, and it is spreading over the country without rest. I am worried about how it deceives people, and I want to save people’s thoughts from being drowned in it.
People use up their wealth to run after the monks, they go bankrupt to run after the Buddha. But how come they are not concerned about their relatives, why don’t they pity the poor, who have nothing?

Extrait de The Debate and Confluence between Confucianism and Buddhism, Chun-chieh Huang

mardi 5 février 2013

La première messe des athées


"Seuls les moutons ont besoin d'un berger"

Au Royaume-Uni, le pays des athéistes protestants et autres adorateurs de la Nature, a eu lieu la première messe athéiste. La congrégation de non-croyants se rassemble pour chanter des chansons de Stevie Wonder et de Queen en guise des hymnes habituels, s’entendre lire des passages d’Alice au Pays des merveilles, écouter un sermon sur la genèse de la théorie de l’antimatière et pour une brève contemplation du miracle de la vie en courbant la tête.

Mais on voit déjà apparaître des sujets susceptibles de créer des schismes. Certains ont peur que ce mouvement finira en religion, qu’il se dotera de croyances, et qu’il pourra devenir un secte (cult) centré autour d’un personnage charismatique… Même les personnes sans religion ni croyance ont besoin de fraternité expliquent-ils.

What happens at an atheist church? de Brian Wheeler (en bas de l'article un court reportage sur la messe).

samedi 2 février 2013

L'ombre de Dieu


Aristote et ses disciples en adoration devant la nature

Thomas JacKson, journaliste du journal britannique The Guardian a écrit un article (en anglais) sur « l’athéisme protestant » du biologiste et athéiste militant Richard Dawkins. L’adjectif « protestant » utilisé comme qualificatif pour des choses qui n’ont pas grand-chose à voir avec le protestantisme est généralement péjoratif. Voir par exemple pour le bouddhisme protestant (en anglais).

Jackson avance que la méthode expérimentale de vérification d'hypothèses qui a triomphé sur la religion, n’était pas objective et libre de valeurs, mais entièrement pénétrée de mythologie protestante. Pendant la Réforme, le catholicisme présentait un dogme selon lequel Dieu et la Nature formaient un seul être organique, le monde matériel étant en quelque sorte le corps de Dieu.[1] Dans les cinq voies (preuves de l’existence de Dieu), Thomas d’Aquin identifie Dieu à la cause première d’Aristote (« Tout mû est nécessairement mû par quelque chose »). Le premier moteur qui n’est pas mû est Dieu, qui est dans l’univers de la façon la plus intime.

Pour les réformateurs, ce point de vue confinait à de l’idolâtrie : pour eux Dieu était tout à fait différencié de l’univers, qui n’était qu’une collection d’automates, témoignant de la grande sagesse de leur créateur. C’était l’objectif de la science (« magie naturelle »[2]) de découvrir les lois ayant permis leur réalisation. La science permettait de devenir comme l’égal de Dieu en matière de la connaissance des lois gouvernant l’univers. Les premiers scientifiques anglais essayant de découvrir ces lois étaient des protestants (Francis Bacon, Isaac Newton, Robert Boyle), pas des athéistes. L’étape suivante vers l’athéisme était le déisme, où Dieu est considéré comme l’architecte suprême de l’univers.

Même si la science s’est graduellement éloignée de l’idée d’un créateur immanent dans sa création et d’un architecte suprême séparé de celle-ci, l’idée de la création, la nature, l’univers, comme une collection de machines dont les lois restent à découvrir est restée entière. L’idée centrale et dualiste d’un sujet et d’un objet reste de vigueur. Le sujet peut être intégré dans l’objet (p.e. bouddhisme), l’objet prenant les attributs du sujet ou le contraire, l’objet peut être intégré dans le sujet (vedānta, cittamatra). Dans les deux cas, on n’aboutit pas à la non-dualité.

Chez les grecs, la nature en se substituant à un sujet-agent « veut », « vise », « entreprend », est ingénieuse » et se pose des « buts »[3], et c’est toujours très généralement le cas en occident, y compris chez les scientifiques « athéistes » comme Dawkins. La nature est toujours régie par des lois qui restent à découvrir. Ces lois sont comme l’ombre du créateur/sujet/agent.
"Après la mort de Bouddha, l'on montra encore pendant des siècles son ombre dans une caverne, - une ombre énorme et épouvantable. Dieu est mort : mais, à la façon dont sont faits les hommes, il y aura peut-être encore pendant des milliers d'années des cavernes où l'on montrera son ombre. - Et nous - il nous faut encore vaincre son ombre !" (Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir) 
La conception chinoise (et par là des pans de type « non-agir » du bouddhisme tibétain) de la nature-procès de transformations est différente, comme l’explique François Jullien dans son livre passionant Les Transformations silencieuses.
« En me retournant d'abord, par commodité, sur les termes rivaux entre lesquels s'est départagée la philosophie contemporaine, j'expliquerai ainsi plus posé¬ment ma surprise (devant la photographie d'il y a vingt ans): elle serait d'un «sujet» qui se découvre soudain « procès » et se voit noyé - absorbé - en celui-ci. Je me croyais sujet: sujet d'initiative, concevant et voulant, actif ou passif mais gardant toujours le sentiment de son être et se possédant ; qui certes se sait pris dans tout un ensemble d'interactions qui l'enserrent, externes aussi bien qu'internes, mais ne s'en considère pas moins «cause de soi», selon l'expression chère à la [13] métaphysique causa sui. Or voici que cette perspective sous mes yeux soudain violemment bascule, elle chavire en cette autre : celle d'un cours ou d'un continuum dont la seule consistance tient à la corrélation de facteurs entre eux - entre eux et comme sans égard à « moi » - et d'où procède sans s'interrompre, de façon obvie mais imperceptible, cette évolution d'ensemble. «Je» suis ce (du) «vieillir». Car le vieillissement n'est pas qu'une propriété ou qu'un attribut de mon être, ni même une altération graduelle portée à sa constance et sa stabilité ; mais bien un enchaînement conséquent, global et s'auto-déployant, dont «je» est le produit successif. Peut-être même n'en est-il que l'indicateur commode. Devant la photographie d'il y a vingt ans, c'est cette validité du «sujet» qui soudain défaille. Ce qui ne veut pas dire pour autant que la notion en soit fausse, qu'il faille renoncer à son option d'autonomie et de Liberté, mais que sa pertinence se découvre soudain limitée. Elle en a recouvert à trop bon compte une autre qui brusquement, devant ce vestige d'il y a vingt ans, refait brutalement surface et crée le vertige. » 

***


[1] Selon Jackson, je me demande si cette thèse n’est pas plutôt panthéiste.

[2] "La magie naturelle admet que les hommes peuvent, eux aussi, connaître les vertus occultes des choses. L’aide des démons n’est pas nécessaire pour utiliser les virtualités secrètes, cachées dans le sein de la nature". Le voile d’Isis, Hadot, p. 122-123

[3] François Jullien, Les transformations silencieuses, p. 15