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mardi 13 décembre 2016

Que le bouddhisme n’est pas une gnose, Louis de la Vallée Poussin







Louis de la Vallée Poussin, Nirvana



§ 3. — Que Le Bouddhisme n’est pas une gnose.

Parmi les explications de la scolastique, soit indienne, soit européenne, plusieurs sont artificielles. Nous ne croirons pas que, si le Bouddha refuse de s’expliquer sur le principe vital et sur le saint délivré, c’est parce que le principe vital est inexistant, parce que le saint, de son vivant, était semblable à un chariot, sans personnalité, sans unité. Nous ne croirons pas non plus que le Bouddha, qui a enseigné la responsabilité, l’acte et le fruit, nie l’existence de l’individu qui agit et mange le fruit de ses actes; ou que, s’il condamne la doctrine de la permanence et celle de la non-existence, s’il nie l’existence (sabbam atthi) et la non-existence, c’est parce qu’il a édifié une théorie du devenir. — Ou plutôt et pour mieux dire, car n’est-il pas hasardeux de raisonner sur les paroles du Tathāgata ? nous croirons qu’il y eut un Bouddhisme exempt de toutes ces belles théories sur l’être et le devenir, indifférent à ces belles théories et qui ne faisait pas de « la connaissance de toute chose la condition nécessaire du salut »[1]. Bouddhisme du Bouddha ? Bouddhisme précanonique ou primitif ? En tout cas un Bouddhisme étranger au nihilisme du canon, le Bouddhisme qui fit un sort aux textes dont nous nous occupons ici ou qui les rédigea, dont témoignent les questions réservées, le refus de dire s’il y a une âme ou s’il n’y en a pas, la condamnation de l’anéantissement, le sermon du Bois des Simsapâs, la parabole de l’éléphant et des aveugles nés, le sermon sur le porteur du fardeau.

Ce Bouddhisme n’est pas un système, mais n’est pas non plus un « agnosticisme » : comme il croit au Bouddha, le dernier venu d’une longue série de sauveurs, il croit à la transmigration, il croit au Nirvāṇa, bien suprême et fin dernière.

Aucun doute n’est légitime sur ce point, car le Bouddhisme du canon, tout pénétré de nihilisme, continue à croire à la transmigration et au Nirvana. Un des témoignages les plus notables à ce point de vue est celui des stances où nous rencontrons, probablement pour la première fois, l’expression « série » employée pour désigner l’individu en écartant toute idée d'une entité métaphysique. Elles s’expriment sur le Nirvāṇa en termes non ambigus : « Telle est cette série, une fantasmagorie où il n’y a pas de moelle : considérant ainsi les éléments de l’être (khandha), le moine énergique, attentif jour et nuit, abandonnera les attachements, se fera un refuge, marchant comme si sa tête était en feu, ayant pour but le séjour inébranlable » (Samyutta, III, 143).

Mais ce Bouddhisme ne veut pas préciser les relations de l’âme et du corps, problème plein d’embûches, et il interdit toute spéculation sur l’état du saint délivré, parce que le saint délivré est passé au-dessus du plan de l’existence et de la parole. Comme il condamne les discussions sur la discipline, renvoie dos à dos les partisans de « l’indulgence » et les partisans de la « rigueur », et s’en tient à la bonne vieille discipline du Prātimokṣa, de même il condamne les discussions d’ordre théorique, anéantissement, permanence, origine du monde, etc. Il regarde avec malveillance les « opinions » (dṛṣṭi), sources de contention, d’opiniâtreté, d’erreurs[2]. Honnis ceux qui disent : « Ceci est vrai, tout le reste est folie ; j'ai raison : vous avez tort. » — Tout cela n’est pas utile à la paix, au détachement, à la délivrance.

Le Bouddhisme n’est pas gnostique[3] et fait contraste avec d’autres branches du Yoga où le salut dépend de la possession d’une gnose (vidyā), ici connaissance de l’identité de l’âme et de Dieu, là, distinction de l’âme et de la Nature. Sans doute la délivrance dépend de la possession de certains « savoirs » (jñāna) dont l’ensemble constitue le chemin du Nirvāṇa ; mais ces « savoirs » sont d’ordre moral et prennent rarement, et seulement par des contaminations secondaires, un aspect métaphysique. Reconnaître que le corps est impur, que la vie est transitoire, que la sensation est douloureuse, que les choses sont vides de moelle : c’est moins un « savoir» qu’une conviction qui guérira la maladie du désir[4].

La scolastique aime à dire que le Bouddha diversifia son enseignement d’après les dispositions de ses auditeurs ; que certains Sūtras, de sens clair (nītārtha), doivent être compris à la lettre ; que d’autres Sūtras, de sens implicite et non déduit (neyārtha), doivent être interprétés : hypothèse bien commode pour les exégètes et qui, dans plusieurs cas, est légitime. Le canon voit dans le Bouddha un médecin, le grand médecin ; la scolastique le représente comme un empirique. Le Bouddha craint que les hommes grossiers, rassurés du côté de l’enfer, ne commettent le péché ; il veut que les sages apprennent à se dépouiller de tout égoïsme : aussi enseigne-t-il aux uns l’existence du moi et aux autres l’inexistence du moi. De même la tigresse transporte ses petits dans sa gueule : elle serre assez les dents pour qu’ils ne tombent pas — dans l’hérésie de l’anéantissement du moi empirique — mais évite de les blesser — par les dents de l’hérésie du moi chose réelle.[5]

La scolastique exagère : il n’est pas sûr que le grand médecin ait distingué le moi empirique (saṃvṛtisat, prājñaptika — existant conventionnellement, existant comme désignation) et le moi réel ; mais il est raisonnable de chercher dans des considérations morales et thérapeutiques une des sources ou la source principale des thèses nihilistes du Bouddhisme.

Pour nous en convaincre, comprenons et commentons une des remarques qui donnent tant de prix au petit traité des Origines bouddhiques[6] : « Les tendances morales du Yoga ont pu aisément, transportées sur le terrain métaphysique, inspirer le nihilisme bouddhique. À force de réprouver toute préoccupation égoïste, de refuser aux objets sensibles toute importance, de répéter qu’il faut les considérer, avec leur cortège de plaisir et de douleur, comme s’ils n’étaient pas, l’esprit, surtout l’esprit hindou, polit sans peine en arriver à nier toute existence objective. » — La vérité de cette observation est illustrée par la comparaison d’une stance du Dhammapāda et d’un sermon du Saṃyutta. La stance exprime une pensée vierge de métaphysique : « L’homme qui considère le monde comme une bulle d’eau, comme un mirage, échappe aux regards du roi de la mort. » Le sermon, qui contient en germe toute la pseudo-philosophie des Prajñāpāramitās, nie la réalité objective des composants de la personne humaine : « Le Bouddha, le neveu du soleil, a déclaré que le corps est semblable à un flocon d’écume, la sensation à une bulle d’eau, l’idée à un mirage, la volition à la tige creuse du bananier, la connaissance à une apparition magique[7]. »

La théorie et la pratique du chemin — destruction du désir — ont poussé la spéculation vers la négation de la personne (pudgalanairātmya : Petit Véhicule), plus tard vers la négation des éléments mêmes de la pseudo-personne (dharmanairātmya : Grand Véhicule).

Le Bouddhisme — considérons ici le seul Bouddhisme des moines— se propose comme but unique la destruction de la soif : le saint, délivré de la soif, sera du même coup délivré de la renaissance. Or, l’abstinence et la pénitence sont manifestement insuffisantes[8] : le moine vit dans un dénuement presque complet et dans un renoncement complet à la volupté ; mais craignons qu’il ne s'attache aux petites choses qu’il possède ou dont il a besoin, développe à l’occasion de ces petites choses tout le grouillement des passions humaines, jalousie, égoïsme, frivolité, bassesse ; soit sujet aux vertiges qui détruisent une longue constance. — Le remède du désir est d’ordre intellectuel.

Il faut chasser un nimitta par le nimitta contraire[9] , la « note » d’agréable, de pur, de permanent, par la note d’odieux, d’impur et de transitoire. Le désir mourra quand la notion de désirable, d’abord ébranlée et réduite par l’étude des défauts que présente tout objet désirable, sera définitivement éliminée.

Donc il faut penser à la vieillesse, à la maladie, à la mort ; il faut savoir que la volupté, obtenue à grand peine, dure peu et sera compensée par les souffrances infernales. Ce sont là des jugements exacts (tattvamanaskāra) : ils ne suffisent pas. La maladie du désir exige des jugements inexacts, des jugements qui ne sont pas conformes à la réalité, qui ne portent pas sur les choses comme elles sont, mais comme on veut qu’elles soient, des adhimuktimanaskāras, des jugements qui résultent d'un effort d’imagination[10]. C’est ainsi qu’on expulse la « note » du sexe par la « note » de l’impur ou de l’horrible, en considérant le corps vivant comme une masse en décomposition, bleue, putride, mangée par les vers, réduite enfin à l’état de squelette : tel n'est pas le corps vivant. C’est ainsi que l’ascète s’efforce de penser, et arrive à penser, que tout est douleur, rien que douleur (sarvam duḥkham) : ce qui n’est pas vrai, ou n’est vrai qu’à un certain point de vue. La spéculation bouddhique n’est pas née de la conviction que « le monde ne recèle que douleur »[11] : elle est au contraire convaincue que les choses agréables sont agréables, et le grand effort des saints est de voir les choses agréables sous l’aspect de désagréable. Les Sautrāntikas et les Mahāsāṃghikas prétendent, il est vrai, que toute sensation, même la sensation agréable, même la sensation d’indifférence, est douloureuse en soi, « douloureuse en tant que douloureuse[12] ». —Ce que nous appelons sensation agréable ne serait, d’après certains théoriciens, que sensation désagréable atténuée ou que sensation désagréable d’un certain caractère succédant à sensation désagréable d’un autre caractère : les damnés trouvent plaisir à étancher leur soif avec du plomb fondu, le porteur d’un fardeau fait passer agréablement le fardeau de l’épaule droite à l’épaule gauche. Mais il est facile de montrer le paradoxe. Si la sensation agréable est regardée par les saints comme douloureuse, c’est parce qu'elle est « douloureuse par transformation », en tant qu’elle est remplacée par une sensation désagréable. Cependant il est des sensations agréables qui ne sont pas mêlées de souffrance et qui se prolongent presque une éternité — les bouddhistes, ces prétendus pessimistes, assurent que le simple don d’une fleur au Bouddha produit des siècles de paradis — ces sensations agréables sont cependant odieuses aux saints. Les saints qui aspirent à l’éternel Nirvāṇa, à la pensée des quarante mille périodes cosmiques du bonheur du suprême paradis, éprouvent plus de dégoût et d’horreur que le pécheur, brûlé dans les enfers, pour les tortures de l’enfer : ils reconnaissent en effet que toutes les sensations, agréables ou désagréables, sont « douloureuses en tant que produites par des causes. » — Le monde est plein de joies et de récompenses comme aussi de peines et de châtiments : l’homme ordinaire règle là-dessus sa conduite. Le candidat au Nirvāṇa veut mépriser les joies du monde : il dira que ces joies ne sont pas des joies, parce qu’elles sont impermanentes ; de même il dira que le « soi » est une illusion, parce qu’il veut s’affranchir de l'idée de « mien ».

Car les objets agréables sont agréables et pourront toujours provoquer le désir aussi longtemps que le désir n’est pas coupé dans ses racines : l’ascète doit détruire l’idée de « mien » et perdre l’habitude de penser « moi ». Il doit éliminer ces deux formes d’orgueil ou d’amour propre (māna) qui sont l’ahiṃkāra et le mamiṃkāra, « dire je », « dire mien ». — Mais comment acquérir la science du non-mien et du non-moi sinon par une longue habitude ? Le moine, entré en recueillement, considère une à une les sensations, pensées, voûtions, choses sans durée, sans consistance, sans cohérence ; il contemple sa vie intérieure et en note les incidents et les troubles, comme ferait un témoin étranger, comme les saints lisent la pensée d’autrui : « Cette pensée n’est pas « moi », car elle n'est pas ce que je veux qu’elle soit ». Il sent s’écouler tout ce qu’il possède, tout ce qu’il est, sans s’affliger, sans se réjouir.

Une fois détruite l’idée de « mien » et de « moi », le saint possède la sérénité : « Que m’importe l’incendie de Mathurā puisque rien, dans Mathurā, ne m’appartient ? ». Aussi longtemps que l’homme pense « mon corps », il prend part au plaisir et à la souffrance du corps, comme un homme souffre des infidélités de la femme qu’il nomme sa femme : mais l’inconduite des autres femmes ne le touche pas. — Le saint ne souhaite pas que sa vie soit prolongée, il ne souhaite pas la mort, il attend son temps comme le serviteur ses gages. Il ne pense pas aux actes qu’il a accomplis, ni aux existences qu’il a traversées, ni à celles qui l'attendent ; encore moins éprouve-t-il plaisir et regret de ce qu’il fut, est et sera. — Je suis délivré et sans attachement ; je suis pur : mais je ne dois pas me complaire dans cette pureté, dans cette délivrance, bien qu’elles soient le Nirvāṇa même ou la possession du Nirvāṇa. Je ne dois pas désirer le Nirvāṇa, je ne dois pas dire : « Je possède le Nirvāṇa, le Nirvāṇa sera ma part »[13] car toute délectation entachée de l’idée de moi et de mien est condamnable et dangereuse[14] : le feu allumé avec du bois de santal brûle comme tout autre feu.

La pente vers soi est le commencement de tout désordre ; du moins est-elle le principe du désir : vérité morale ; considérer le moi comme fait de sensations, de pensées, de volitions, dont on regarde le flux sans s’y intéresser : pratique ascétique. Nihilisme, négation d’une âme en soi, négation de toute réalité permanente, théorie d’une âme faite de pièces et de morceaux (et si mal agencés) : transposition dans l’ordre doctrinal des appréciations et des exercices ascétiques. — Une métaphysique destructive a été soudée paradoxalement et par un accident secondaire à une discipline de Yoga qui cependant est restée très ferme sur deux points, transmigration et Nirvāṇa, ascèse et délivrance du désir.

On ne nie pas que la scolastique nihiliste —la scolastique du Canon et qu’on pourrait peut-être attribuer à Śāriputra — ait utilisé diverses spéculations : « Au-dessous de la vision éblouie de l’unité, la recherche philosophique consacrait au monde des réalités, à l’analyse plus ou moins serrée de ses éléments, un travail de classification et d’énumération d’où sortit aussi son nom de Sāmkhya »[15]. Les penseurs du Bouddhisme ont trouvé des matériaux dans les listes où étaient distinguées les choses (dharmas), comme on voit par l’Upanishad (Katha, 4, 14) ; dans des rudiments de psycho-physiologie — tantôt six éléments, eau, feu, vent, terre, intelligence et espace, constituent l’homme; tantôt une division en quatre termes, corps, sensation, pensée, dharmas ; tantôt cinq termes, corps, sensations, idée, mystérieux samskāras, dharmas — dans des rudiments de logique : preuve de l’inexistence par la non-perception ; discussion à quatre branches : oui, non, oui et non, ni oui ni non ; causalité et accumulation des synonymes du mot cause, etc. Mais l’aspect même des « doctrines » du Bouddhisme scolastique, la variété des nomenclatures qui sont la partie solide de ces doctrines, l’instabilité des formules où on s’efforça de les exprimer (par exemple la formule du Pratītyasamutpāda), tout indique des pensées peu sûres d’elles-mêmes. On pense que cette idéologie flottante fut mise au service d’une spéculation d’ordre pratique qui cherchait des thèmes de méditation nihiliste. Dans le Bouddhisme, pessimisme et nihilisme vont de pair, appartiennent à une littérature d’exercices spirituels.

***

[1] Comme dit un Sūtra cité Abhidharmalkoṣavjūkhyā, I. p. 4, au bas.

[2] Suttunipâta, pussim .

[3] Nous entendons parler du Bouddhisme du Petit Véhicule.

[4] Nos textes nomment « ascète », yogin, yogâcâra, le moine qui pratique les extases en vue de la conquête du salut. L'ascète, disent-ils, prend possession des « savoirs » lorsque, dans l’extase (qui est par définition concentration de la pensée), il est à même d’imprégner l'âme de la vue exacte des caractères généraux (sāmānyalakṣana) des choses. Ces « savoirs » ne sont pas des intuitions mystérieuses d’ordre spéculatif. Les quatre « applications de la mémoire », qui sont la pierre d'angle du Chemin ne comportent pas d’autres notions que celles, très générales, de souffrance et d’impermanence.

[5] 1. La comparaison est de Kumārulābha, un docteur de l’école Sautrāntika (cité par Vasubandhu, trad. Hiuun-tsang, XXX, 4 a). La doctrine du « non soi » (nairātmya) de la pensée ou du principe vital (pudgalanairātmya), en d'autres termes la négation du satkaya, occupe une place énorme dans la littérature monastique, car quiconque au moi croit ne peut déraciner le désir. Est-ce à dire que la croyance au moi (satkayadṛṣṭi) soit mauvaise (akuṣala), soit un péché et porte des fruits douloureux ? Non pas. On range cette croyance dans la catégorie de l’aryakṛta, du « non défini au point de vue de la rétribution. » Cette croyance, en effet, si elle produit le désir qui, bon ou mauvais fait obstacle au Nirvāṇa, est aussi génératrice de bonnes actions, c’est-à-dire d’actions mûrissant en sensations agréables : si on renonce au meurtre, si on fait l’aumône, c’est parce qu’on redoute l’enfer, parce qu’on désire le paradis. En d’autres termes, le nairātmya est la vérité des ascètes, le satkaya est la vérité des hommes ordinaires.

[6] 1. Origines bouddhiques, p. 36. —« Peut-être cette doctrine |de la négation du soi] n’a-t-elle été d’abord que l’expression amplifiée de ce néant des choses, de cette insignifiance de l’individu qui sont des idées naturellement familières à une école de renoncement» (R.H.R., 1900, II, 362).
A. KEITH (Buddhist Philosophy, p. 75), qui ne paraît pas avoir lu M. Sénart, se place à peu près au même point de vue. Mais là où nous parlons du Yoga ou de la communauté bouddhique, il parle du Maître lui-même : « Les écoles bouddhiques divergent fortement en ce qui concerne la doctrine du « soi » : ce fait force à conclure que l’enseignement du Maître n’était pas clairement exprimé... Nous pouvons croire que le but principal du Bouddha était d’apprendre aux hommes comment mettre un terme à la souffrance, et qu’il insista sur la négation du soi » parce que, à son avis, poursuivre directement son bien personnel est pour l’homme le plus sûr moyen de le manquer : le bien, en effet, est l'absence de désir ; le remède le plus efficace est de se rendre compte que la doctrine d’un moi permanent est radicalement fausse. »

[7] Dhammapāda, 170; Saṃyutta, II, 142 (comparer Madhyamakāvatāra, trad. p. 23).

[8] L’histoire de Vītaṣoka est très caractéristique (J. PKZYLUSKI, Légende d'Açoka, p. 271).

[9] Majjhima, 1, 119.

[10] Voir Abhidharmakoṣa, II, trad. p. 325.

[11] OLDENBERG, Bouddha, p. 209 : «Si ce monde a été pesé par le» bouddhistes et trouvé trop léger, ce n’est pas qu’ils n’y voient qu’illusion à la surface, au fond vide et néant; leur raison est tout autre ; c’est qu'il recèle lu douleur, c’est qu’il ne recèle que douleur.

[12] L'Abhidbarmakoṣa, vi. 3, explique la vérité (le la douleur. — Sur le pessimisme, Muteon, 1904, p. 113; Way to Nirvana (1917), p. 109; de bonnes remarques, GROUSSET, Philosophie orientale, 155, 186, 196. — Ci-dessous 174-175.

[13] C’est dans ce sens qu’il faut comprendre Majjhima, I, 4 : pathavim... nibbanam nibbanato abhiññaya nibbanam na maññati, nibbanasmin na maññati, nibbanam me ti na maññati, nibbanam na bhinandati: «Il connaît en vérité (et non pas seulement par les mots, samjanati) la terre, l'eau, le feu, lèvent, les démons, les dieux...l’ensemble du monde, le Nirvāṇa, comme étant terre .. . Nirvāṇa; il ne se considère pas comme étant Nirvāṇa, comme étant dans le Nirvāṇa, comme possédant le Nirvāṇa; il ne se comptait pas dans le Nirvāṇa ». — Sur manyana voir Dhammasangani 1116, 1233, Mahūvyutpatti, 245, 677 ; śiksāsamuccaya, 251, n. 2, Bodhicarya, IX, 88, Nettipakarana, p. 24; Lotus, III. 14; Madhyamakavrtti, XVIII ad finem ; la version tibétaine rlom sems, orgueil, égoïsme.
A. KEITH (Buddhist Philosophy, p. 49) comprend : « he accepts earth as earth, Nirvāṇa as Nirvāṇa, but in them and in all else he does not believe (na maññati) ».

De même l’expression na nimittaggāhī hoti ne signifie pas : « il ne suppose pas un objet correspondant à la sensation », mais « il ne considère pas l’agréable comme agréable, la femme comme femme, etc. » Le recueillement animitta n'est pas le recueillement « which recognizes no objects of perception » ; dans la scolastique, un recueillement où l’ascète considère le Nirvāṇa (Abhidharmakoṣa, viii, 24).

Buddhaghoṣa croit que l’ascète doit désirer le Nirvāṇa ; aussi prétend-il que Majjhima, I, 4, vise le Nirvāṇa-dans-ce-monde (Kathāvatthu, ix. 2).

[14] « Si un homme est sans souillure, et ne reconnaît pas correctement » — c’est-à-dire en écartant toute idée de moi et de mien — « sa pureté, il en prendra complaisance, et, par cette complaisance, la concupiscence troublera sa pensée. Si un homme est souillé et reconnaît correctement son impureté, il désirera la pureté, s’exercera et fera effort vers la pureté ; il mourra sans concupiscence, haine, aberration, ordure et souillure. (Majjhima, 1, 26). —« Un regard de vaine complaisance fait disparaître le bien ; un regard d'humilité fait disparaître le mal. » (Fénelon).

[15] SÉNART, Bhagavadgīta, p. 23.

dimanche 25 novembre 2012

Le paradis sur terre



Le nirvāṇa (pāli : nibbāna), qui est l’objectif du bouddhiste, signifie « extinction ». C’est l’extinction de l’incendie qui embrase tout[1], c’est la cessation du devenir[2], c’est la cessation de la naissance et de la mort (P. jati-maranassa antam)[3], autrement dit la cessation du saṁsāra. Quelle est la nature de cet incendie, qu’est-ce qui l’alimente et l’entretient ? Les êtres sont brûles par de nombreux feux alimentés par le désir (P. lobha S. rāga T. 'dod chags) , l’aversion (P. dosa S. dveṣa T. zhe sdang) et l’aveuglement (P/S. moha T. gti mug), aussi connus sous le nom de « trois poisons » (S. triviṣa T. dug gsum).

Ces « trois poisons », qui sont le combustible de l’incendie, déterminent si notre expérience est apaisée ou douloureuse. La différence entre le nirvāṇa et le saṁsāra dépend uniquement de leur absence ou présence. Nāgārjuna avait dit que « Si le feu n’est rien que le combustible, l’agent et ce sur quoi il agit ne font qu’un. Si le feu est autre que le combustible, il existerait même sans le combustible. »[4] Par conséquent, « Il n’y a aucune différence entre le saṁsāra et le nirvāṇa. Il n’y a aucune différence entre le nirvāṇa et le saṁsāra. »[5] La base est unique[6], l’expérience double, en fonction de la présence ou de l’absence des trois poisons.

La base de la conscience[7] et de notre expérience, ce sont les données sensibles (sensorielles) et intelligibles, c’est-à-dire nos représentations. Ces deux constituent son tronc unique. Quand l’expérience n’est pas déformée, « enflammée », par les trois poisons, elle est apaisée. Quand les trois poisons s’y mêlent, elle est affligée et douloureuse.

On parle de trois poisons, mais au fond ceux-ci participent d’un même processus. Ce sont trois réactions possibles aux données sensibles et intelligibles qui se présentent. Celles-ci peuvent être accueillies avec désir ou rejetées avec aversion. Elles peuvent « être » attirantes ou effrayantes, c’est-à-dire qu’elles peuvent être accueillies avec désir ou aversion. L’aveuglement est le cautionnement inconscient de ce fonctionnement. Il est aveugle à ce fonctionnement et rend aveugle par ce fonctionnement. Même si une chose n’est pas accueillie ou rejetée, l’« indifférence » qui en résulte cautionne, affirme et maintient ce fonctionnement aveuglé et douloureux. Ces trois réactions, qui ne font qu’un au fond, constituent la méconnaissance (P/S avidyā) ou la non-reconnaissance. Il ne s’agit pas là de quelque chose que l’on ignore et que l’on devait connaître, c’est-à-dire une nouvelle connaissance à acquérir. Mais plutôt de reconnaître les données sensibles et intelligibles pour ce qu’elles sont (« l’ainsité »), sans y mêler les trois poisons. L’éveil est l’absence d’aveuglement. Le nirvāṇa, la fin de la souffrance, est l’absence d’aveuglement[8] et donc des trois poisons.

Le nirvāṇa est l’existence sans aveuglement. Ce n'est pas une extinction pure et simple, une absence d'existence, un anéantissement, mais l'extinction du feu des trois poisons. Ce n’est pas un endroit, ni un ailleurs. La même chose vaut pour le saṁsāra, ce n’est pas un endroit ni « une vallée de larmes »[9]. Il n’est autre que l’incendie alimenté par les trois poisons. Sans cet incendie « la vallée de larmes » est une terre pure, « un lieu plein de sources ». Vouloir chercher une terre pure ailleurs, ou après semblerait contre-indiqué.

La même idée traduite en langage théiste (que l'on espère symbolique) avec les notions de péché et de siddhi accordé par un Autre, ailleurs : (Psaume 83 :6-8)
« 6. Heureux est l’homme qui attend de vous, ô mon Dieu, le secours dont il a besoin pour y arriver ;
7. Et qui dans cette vallée de larmes, qui est le lieu où il s’est mis lui-même par son péché, médite continuellement dans son cœur les moyens de s’élever à ce souverain bonheur que Dieu lui a préparé ; Car le divin législateur, qui a donné la loi qui conduit à lui, donnera aussi sa bénédiction à tous ceux qui désirent la suivre ;
8. Et ainsi ils avanceront de vertu en vertu ; et enfin ils verront le Dieu des dieux dans la céleste Sion, qui est le lieu de sa demeure
. »[10]


***

[1] SN 35 :28

[2] AN 10 :6

[3] SN 48

[4] Chapitre 10, 1. Stances du milieu par excellence, Guy Bugault, p.139

[5] Chapitre 25, 19. Stances du milieu par excellence, Guy Bugault, p.332

[6] Saraha, Distiques, « La même graine contient [potentiellement] deux arbres. La cause et le fruit qui en provient ont la même identité. » (T. sa bon gcig las sdong po gnyis//rgyu mtshan de las 'bras bu cig/)

[7] Saraha, Distiques « Le tronc de la conscience n'est pas divisé. Il s'étend partout dans les trois univers. » (gnyis med sems kyi sdong po dam pa ni//khams gsum ma lus kun tu khyab par song*/)

[8] « La libération n'est que la cessation de l'erreur » (T. thar pa nor ba zad tsam nyid/), Mahāyāna- sūtrālaṅkāra IX, 3, attribué à Maitreya.

[9] Psaume 84 « Lorsqu'ils traversent la vallée des Larmes ils la changent en un lieu plein de sources, et la pluie d'automne la couvre aussi de bénédictions. »

[10] Sainte Bible en latin et en français de Dom Augustin Calmet, abbé de Senones « 6. Beatus vir cujus est auxilium abs te : ascenciones in corde suo 7. Disposuit, in valle lacrymarum, in loco quem posuit. Etenim benedictionem dabit legislator 8. Ibunt de virtute in virtutem : videbitur Deus deorum in Sion. »

mercredi 11 janvier 2012

Suspendu



Sextus Empiricus donne la définition suivante du scepticisme ou pyrrhonisme.
« Le scepticisme est une faculté, un pouvoir d’opposer représentations sensibles et conceptions intellectuelles de toutes les manières possibles, pour en arriver, étant donné l’égale force propre aux choses sensibles et aux raisons, d’abord à l’équilibre la suspension du jugement et ensuite à la quiétude de l’âme. »[1]
Le même passage ailleurs :
« Le scepticisme est la faculté de mettre face à face les choses qui apparaissent aussi bien que celles qui sont pensées, de quelque manière que ce soit, capacité par laquelle, du fait de la force égale qu’il y a dans les objets et les raisonnements opposés, nous arrivons d’abord à la suspension de l’assentiment, et après cela à la tranquillité. »[2]
Les choses qui apparaissent sont les choses sensibles, perçues à travers les cinq facultés sensorielles, et qui sont opposées aux choses intelligibles ou des choses pensées. Dans l’approche sceptique on ne cherche ni comment apparaissent les choses sensibles, ou plus exactement les représentations sensibles, ni comment sont pensées les choses intelligibles, mais on les prend simplement, telles quelles. Des impressions, représentations et opinions différentes peuvent se produire à partir de la même réalité empirique.

À toute opinion peut s’opposer une opinion égale, de force égale. Dans le cas d’une opposition d’opinions opposées le sceptique suspend tout jugement ou assentiment, c’est « l’arrêt de la pensée du fait duquel nous ne rejetons ni nous ne posons une chose. »[3] Cela s’appelle la non-assertion (G. aphasia), qui est « le renoncement à l’assertion entendue au sens général, dans lequel nous disons que se trouvent incluse aussi bien l’affirmation que la négation, de sorte que la non-assertion est un affect qui nous empêche de dire que nous posons ou rejetons quelque chose. »[4] Le fait de ne pas donner son assentiment à aucune opinion, de ne pas pencher (T. phyogs med) vers un côté (G. arrepsia) crée une suspension (G. épochè) favorisant la tranquillité (G. ataraxia) en matière d’opinions (S. prapañca).
« En effet, celui qui affirme dogmatiquement que telle chose est naturellement bonne ou mauvaise est dans un trouble continuel. Quand il lui manque les choses qu’il considère comme bonnes, il estime qu’il est persécuté par les maux naturels et il court après ce qu’il pense être les biens. Les a-t-il obtenus, il tombe dans des troubles bien plus nombreux du fait qu’il est dans une exaltation sans raison ni mesure, et que, craignant un changement, il fait tout pour ne pas perdre ce qui lui semble être des biens. Mais celui qui ne détermine rien sur les biens et les maux selon la nature n fuit ni ne recherche rien fébrilement ; c’est pourquoi il est tranquille. »[5]
Pour Nāgārjuna, le trouble de l’homme est causé par huit opinions dites « extrêmes » qui forment deux paires d’opinions de force égale. Nāgārjuna recommande de ne pas pencher vers aucun des huit pôles (cessation-production, anéantissement-durée, diversité-unité, arrivée-départ) qui ne sont que des opinions (S. prapañca) et il rend hommage au Bouddha, qui avait enseigné par compassion, le cours authentique menant à l’abandon de toutes les opinions.[6]
« 27,29. Et puis, étant donné que tous les êtres sont vides [d’une identité qui leur appartienne en propre], à propos de quoi, dans l’esprit de qui, de quelle nature et pour quelle raison, des opinions concernant l’éternel, etc., pourraient-elles prendre naissance ? »
Celui qui dogmatise pose comme existante la chose à propos de laquelle il dogmatise, alors que le sceptique pose de telles expressions comme n’étant pas absolument existantes. ( (Pellegrin), 1997) I, 7 p. 61). Le système des critères ou jugements valides (S. pramāṇa) a pour but de démontrer (S. siddhi) ou déterminer une chose ou un raisonnement comme vrai ou faux. Le système de la Mahāmudrā dont l’origine est attribuée à Nāgārjuna est l’absence de jugement de ce qui se présente. Rien n’est ni jugé, ni mesuré, ni pesé, ce qui conduit à « l’arrêt de la pensée », qui est en fait l’arrêt des opinions émises au sujet de ce qui se présente. On ne cherche pas à faire le ménage dans « ce qui se présente », on ne cherche pas à manipuler les causes (T. rgyu) en vue d’effets (T. ‘bras bu) souhaités et ainsi à vouloir contrôler « ce qui se présentera ».

En concevant des éléments déterminés, ainsi que leur causalité, on conçoit des actes négatifs, des voiles etc. ainsi que les remèdes pour les éliminer, qui seront ainsi posés comme existants. En appliquant un remède à un défaut que l’on veut éliminer, on affirme du même coup l’existence de ce défaut en lui attribuant une réalité. Non seulement, concevoir des défauts à éliminer et les remèdes censés les éliminer créent une impasse, mais empêchent la quiétude (S. nirvāṇa).
« 25,1. Si tout ce qui est donné dans l’expérience est vide, il n’y a plus ni apparition, ni disparition. Qu’y aura-t-il, soit à éliminer soit à arrêter, pour donner lieu au nirvāṇa ? »[7]
L’abandon des (8) opinions, qui est la vacuité qu’enseigne Nāgārjuna, débouche sur la tranquillité. Mais celle-ci n’est pas une quiétude inerte.
« La vacuité est enseignée en vue d'éliminer toute opinion (S. prapañca). Aussi l'objectif de la vacuité est la cessation de toute opinion (S. prapañca). [En réponse à ceux qui reprochent la vacuité d’être une vue nihiliste : ] Vous qui interprétez la vacuité comme néant (S. nāstitva) et qui en ce faisant continuez la toile des opinions, ne connaissez pas l'objectif de la vacuité. Comment pourrait-il y avoir du néant dans la vacuité, qui est essentiellement la cessation de toute opinion ? Ce que signifie la production conditionnée (S. pratītya-samutpāda) la vacuité signifie aussi. Mais ce que signifie le non-être (S. abhāva), la vacuité ne signifie pas. » [8]
Tout comme « l’arrêt de la pensée » n’est pas un blanc inconscient, la vacuité n’est pas un néant. Et le non-agir n’est pas de l’inaction[9]. La tranquillité que propose Nāgārjuna, et qui est l’idéal du bodhisattva, prend le beurre et l’argent du beurre. Le projet du bodhisattva est l’élimination de la souffrance, sans faire la distinction entre la sienne propre et celle d’autrui, en se servant de la causalité et en continuant de fonctionner dans le monde. Il n’en va pas autrement pour le sceptique :
« Donc en nous attachant aux choses apparentes, nous vivons en observant les règles de la vie quotidienne sans soutenir d’opinions, puisque nous ne sommes pas capables d’être complètement inactifs. Cette observation des règles de la vie quotidienne semble avoir quatre aspects : l’un consiste dans la conduite de la nature, un autre dans la nécessité de nos affects, un autre dans la tradition des lois et des coutumes, un autre dans l’apprentissage des arts ; par la conduite de la nature nous sommes naturellement doués de sensation et de pensée ; par la nécessité des affects la faim nous mène à de la nourriture et la soif à de la boisson ; par la tradition des lois et des coutumes nous considérons la piété, dans la vie quotidienne, comme bonne et l’impiété comme mauvaise ; par l’apprentissage des arts nous ne sommes pas inactifs dans les arts que nous acceptons. Mais nous disons tout cela sans soutenir d’opinions.»

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Illustration : Nagarjuna et Sextus Empiricus

[1] Les sceptiques grecs - textes choisis, Dumont, 1966, p. 9
[2] Esquisses pyrrhoniennes, Pellegrin, 1997, I, 4 p. 57
[3] (Pellegrin), 1997), I,4 p. 59. bsal bzhag ou dgag sgrub
[4] (Pellegrin), 1997), p. I, 20 p. 159
[5] (Pellegrin), 1997), I, 12 p. 71
[6] Stances du Milieu par excellence, Buguault, 2002, 27,30 p. 364
[7] Stances du Milieu par excellence, Buguault, 2002, p. 325
[8] Introduction To The Middle Way: Chantrakirti's Madhyakavatara, 24.7, p. 491/ Chatterjee p. 336
[9] Voir aussi la Bhagavad-gītā  III, 4,5 : « Il ne suffit pas de s'abstenir d'action pour se libérer de l'acte (karma) ; l'inaction seule ne mène pas à la perfection. Jamais personne ne saurait un seul instant demeurer entièrement inactif ; malgré qu’il en ait, du fait des guṇas issus de la prakṛti, chacun est condamné à l’action. » (S. Na karmaṇām anārambhān naiṣkarmyam puruṣo ‘çnute/ na ca sannyasanād eva siddhiṃ samadhigacchati/ Na hi kaçcit kṣaṇam api jātu tiṣṭhaty akarmakṛt/ Kāryate hy avaçaḥ karma sarvaḥ prakṛtijair guṇaiḥ/) Emile Sénart p. 11

jeudi 8 décembre 2011

Oeuf, bindu et nirvana




Les purāṇa (T. rnying pa) donnent le cadre mythologique et légendaire du culte d’un dieu hindou spécifique. Ils sont apparus entre le IVème et le XIVème siècle et sont au nombre de dix-huit. Ils sont considérés comme une élaboration et une vulgarisation des Vedas. Ils traitent de la création et de l’origine du monde, des généalogies de rois et des êtres mythiques… Le dernier des dix-huit purāṇa est celui de l’œuf cosmique ou l’œuf du Brahman (S. brahmāṇḍa-purāṇa), l’archi-bindu, d’où se développe l’univers (S. prapañca T. spros pa). Dans le Yoga Vāsiṣṭha, Vāsiṣṭha raconte comment tout l’univers est en fait la conscience infinie, le Brahman, l’être pur (S. sattva), indifférencié de l’espace.

Quand la conscience infinie dans cet espace infini se perçoit, elle se perçoit comme une entité vivante (S. jīva) et devient un sujet, une conscience individuelle « Je suis » (S. ahaṃkāra). Puis, le « Je suis » sera suivi d’attributs du sujet. D’abord, Je suis l’intellect (S. buddhi T. blo), qui distingue entre ceci et cela, entre sujet et objet et qui devient le mental (S. manas T. yid), qui réifie, c’est-à-dire qui attribue une réalité, aux cinq éléments subtils (S. tanmātra T. de tsam), aux cinq éléments grossiers (S. bhūta T. ‘byung ba), aux cinq organes d'action (S. karmendriya T. las kyi dbang po) et aux cinq organes de connaissance (S. buddhīndriya/jñānendriya T. blo’i dbang po). C’est l’évolution, devenu emblématique du Sāṃkhya, de l’Esprit pur, saisi d’un doute existentiel clivant, en l’élément le plus grossier. Le mental s’identifie à un corps, situé dans le triple univers, entouré d’êtres avec qui il entretient des rapports et le tout soumis aux lois du temps et de la causalité.

Pour sortir de cette situation, il faudra remonter le courant en réintégrant (S. yoga) les 25 degrés (S. tattva) de l’évolution. Ce processus en sens inverse est quelquefois appelé l’involution. Ceux qui suivent la voie du Brahman le feront en se disant à chaque degré (S. tattva) « Je suis Cela » (Tat tvam asi est simplement la Révélation qui nous parle). Ils remontent ainsi à la conscience infinie dans son espace infinie et arrêtera de se différencier de lui. La conscience individuelle est alors « rentrée dans l’œuf du Brahman ». "Joie, Joie, Joie, pleurs de joie".

Le Bouddha, qui était un fameux bricoleur, se débrouillait avec ce qu’il trouvait autour de lui. Avec des bouts de ficelles, il se faisait une robe, il mangeait ce qu’on voulait bien lui donner et pour enseigner il se servait des mythes-cadre qu’il avait sous la main. Le bouddhisme c’est le système D métaphysique. Vous voulez sortir du cycle des naissances, vous libérer du karma, retrouver Brahmā ? Pas de problème. Voilà ce que ferait un vrai brāhmane,[1] ou un vrai ascète, un vrai yogi, un vrai vidyādhara, un vrai siddha

Il commencerait aussi par l’élément terre, mais à la différence de la voie positive du Brahman, il dirait à chaque degré (S. tattva) « Ceci n’est pas mien, je ne suis pas ceci, ceci n’est pas moi ». Ni appropriateur, ni appropriation, ni propriété. Il suit le même processus d’involution et arrive à l’espace infini. Va-t-il finalement dire « Je suis Cela » ? Non, il continue obstinément « Ceci n’est pas mien, je ne suis pas ceci, ceci n’est pas moi ». La conscience inifinie, qui n’est autre que le Brahman, c’est bon cette fois-ci ? Eh non, « Ceci n’est pas mien, je ne suis pas ceci, ceci n’est pas moi ». Il ne s’arrêterait d’ailleurs pas non plus à la base de la vacuité ni à la base du ni-perception-ni-non-perception[2]. Il ne rentrera dans aucun œuf, sortira du mythe-cadre et atteint le nirvāṇa.  
20. « Il ne reste alors que l’équanimité, purifiée et lumineuse, malléable, souple et rayonnante. Supposons, Bhikkhu, qu’un orfèvre habile ou son apprenti prépare un four, chauffe le creuset, prenne un peu d’or avec des pincettes et le mette dans le creuset. De temps en temps il soufflera, de temps en temps il versera quelques gouttes d’eau dessus et de temps en temps il se contentera d’observer. Cet or deviendra raffiné, bien raffiné, complètement raffiné, sans le moindre défaut, débarrassé de tout déchet, malléable, souple et rayonnant. Ensuite, quel que soit le bijou que l’orfèvre voudra en faire, qu’il s’agisse d’une chaîne en or, de boucles d’oreille, d’un collier ou d’une guirlande, il sera parfaitement adapté. De la même manière, il ne reste que l’équanimité, purifiée et lumineuse, malléable, souple et rayonnante.
21. « Il comprend : ‘Si je devais diriger cette équanimité, tellement purifiée et lumineuse, à la base de l’espace infini et développer mon esprit en conséquence, cette équanimité qui est mienne, soutenue par cette base, accrochée à cette base, durerait très longtemps. Si je devais diriger cette équanimité, tellement purifiée et lumineuse, à la base de la conscience infinie … à la base de la vacuité … à la base du ni-perception-ni-non-perception et développer mon esprit en conséquence, cette équanimité qui est mienne, soutenue par cette base, accrochée à cette base, durerait très longtemps.’
22. « Il comprend : ‘Si je devais diriger cette équanimité, tellement purifiée et lumineuse, à la base de l’espace infini et développer mon esprit en conséquence, celui-ci serait conditionné. Si je devais diriger cette équanimité, tellement purifiée et lumineuse, à la base de la conscience infinie … à la base de la vacuité … à la base du ni-perception-ni-non-perception et développer mon esprit en conséquence, celui-ci serait conditionné.’ Il ne crée aucune condition ni ne génère aucune volition tendant soit à l’être soit au non-être. Comme il ne crée aucune condition et ne génère aucune volition tendant soit à l’être soit au non-être, il ne s’accroche à rien dans ce monde. Quand il ne s’accroche pas, il n’est pas agité. Quand il n’est pas agité, il atteint le Nibbāna personnellement. Il comprend : ‘La naissance est détruite, la vie sainte a été vécue, ce qui devait être fait a été fait, il n’y aura plus de retour à aucun état d’existence.’ (L’Exposition des Eléments - Dhatuvibhanga-sutta - Majjhima Nikaya 140)       
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Photo : division cellulaire d'un embryon humain

[1] Dhammapada, chapitre 26. [DN 1.249] « J’enseigne le chemin qui conduit à l’union avec Brahma , je connais le chemin qui conduit à Brahmā et par où l’on atteint le monde de Brahmā. »
[2] Aux sphères (P. āyatana) de l’espace infini (P. ākāsānancāyatana) et de la conscience infinie (P. viññāṇañcāyatana) sont ajoutées deux autres, à savoir la sphère du néant (P. ākiñcaññāyatana) et la sphère sans perception ni non-perception (P. nevasaññānāsññāayatana).