mercredi 12 octobre 2011

La montagne, une fiction religieuse



« Lorsque par la vigilance l’expert a chassé le manque de vigilance, et qu’il a escaladé les terrasses de la pénétration, sans souci, il regarde les soucieuses créatures : ainsi du haut de la montagne le sage considère les sots d’en bas. » (Dhammapada[1] II Versets sur la vigilance, 28.) 
Ce qui donne à un guide sa capacité de guide est le fait qu’il a atteint son objectif, qu’il est arrivé au sommet de la montagne ou qu’il a atteint l’autre rive et que de « là » il peut montrer le chemin aux autres afin qu’ils fassent la traversée aussi. Le Bouddha ainsi que d’autres maîtres bouddhistes ont dit à plusieurs reprises qu’une fois la traversée faite, le radeau ne sert plus. Le radeau c’est la méthode ou le trajet qu’a suivi celui qui a maintenant atteint son objectif. De son vivant, le Bouddha a guidé ses contemporains, quelquefois avec une pédagogie très adaptée à son interlocuteur. Du haut de sa montagne, en voyant un tel à telle position et un autre à une autre position, il avait fait en sorte de guider chacun à partir de la situation où il se trouva.

Puis les personnes ayant été guidées par le Bouddha deviennent à leur tour des guides. Dans le cas où ils avaient eux-mêmes atteint le sommet de la montagne, ils ont pu abandonner leur radeaux respectifs et ils ont sans doute réussi à faire passer leurs disciples, à partir de leurs positions respectives, par des parcours jusqu’alors insolites. D’autres ont peut-être préféré de suivre le Bouddha en mettant leurs pas dans les pas du Bouddha. Cette imitation a-t-elle pu les amener au bout ? Peut-on sortir des signes (S. nimitta) en suivant des signes ?

C’est ainsi que le bouddhisme s’est développé en Inde avec des configurations diverses. Face aux attitudes dogmatiques de ceux qui suivaient les pas du Bouddha les yeux rivés sur la carte, certains du haut de leur montagne ou d’un contrefort, ont utilisé de l’ironie en montrant les pièges du langage[1]. Et avec leur compréhension de la vacuité, les bodhisattvas se sont vu pousser des ailes. Ils étaient comme des paons, vivant au milieu de la jungle et capable d’ingérer et de transformer le poison. Du haut de leur montagne, ils voyaient des gens s’engager dans des impasses n’allant nulle part.
"Les hommes frappés de peur vont en maints refuges, dans les collines, les bois, les jardins, les arbres et les temples. Mais un tel refuge n'est pas sûr, un tel refuge n'est pas suprême ; recourant à un tel refuge, on n'est pas libéré de tout mal." – Dhammapada, XIV, 188-189 
« 12. Celui qui ne respecte pas le grand chemin de la doctrine spirituelle éclairée par la générosité, l'éthique et la tolérance, tout en mortifiant son corps suit un chemin perdu semblable à un sentier de la jungle. »
« 13. Il restera (T. ‘jug) alors pendant très longtemps comme des êtres de bois[2] sans nombre de la jungle insupportable de l'Errance, le corps enlacé par les lianes des afflictions.[3] » – Nāgārjuna, Conseils au roi 
Et mus par la compassion, ces bodhisattvas ont décidés de capter avec habileté les cultes de village sanguinolents dans lesquels leurs adeptes s’étaient engagés en les transformant de l’intérieur, en les réinterprétant, voire en créant de la novlangue (newspeak), « la non vertu est la vertu ». Puis, la liberté de langage s'est prolongée dans la liberté d'action. Les dieux et déesses des cultes étaient domptés et convertis ou mis sous serment et furent mis au service du bouddhisme. Certains adeptes ont pu atteindre le sommet de la montagne ainsi, d’autres ont suivis les nouvelles méthodes à la lettre au risque de passer à côté de leur esprit. C’est une vision quasi impérialiste et colonialiste du bouddhisme, mais avec laquelle les hagiographies et histoires de l’origine du bouddhisme sont assez familières. C’est aussi une vision où le bouddhisme est considéré comme supérieur aux autres traditions. La réalité est que les religions s’influencent mutuellement et se construisent ainsi. Mais poursuivons notre fiction religieuse, car certains ont toujours une telle conception du bouddhisme, et pour voir où elle conduit.

Ces bouddhismes enrichis se sont exportés dans divers pays asiatiques et de nouveaux, les bouddhas et bodhisattvas qui ont su gravir la montagne ont pu aider leurs compatriotes en les libérant par les cultes mêmes auxquels ils étaient « asservis », en les guidant vers le sommet à partir de leurs positions respectives même. Au Tibet, le bouddhisme, en la personne de Padmasambhava, a ainsi réussi à dompter les dieux et démons des cultes locaux en les intégrant et en les transformant de l’intérieur. Puis à la renaissance tibétaine, ce bouddhisme s’est enrichi des formes de bouddhisme indien en vogue à l’époque, et qui venait d’intégrer à son tour des cultes non bouddhistes indiens.

Quand le bouddhisme tibétain arrive en occident, la montagne est déjà bien couverte de sentiers de toutes parts, dont certains ne sont plus en usage. Mais la donne de départ reste foncièrement la même. Une personne ayant accès à l’éveil, en haut de la montagne ou sur un contrefort, devrait en principe être capable de voir la personne à guider, de voir où elle se situe et par où elle peut passer pour gravir la montagne.

Dans la pratique, malgré le changement d’époque, de continent, de mentalité, d’intérêts, les itinéraires sont restés les mêmes et sont quasiment les même pour tous. Qui que l'on soit, où que l'on se situe. Une personne née dans l’occident du 20ème siècle, sur laquelle les Lumières, les sciences, le sens critique, la désacralisation ont laissé leurs marques, n’est évidemment pas dans la même situation qu’une personne née au moyen-âge ou à la renaissance en Asie, dans une société religieuse et dans une famille qui pratique le culte d’un dieu ou d’une déesse locale. C’est une chose d’utiliser l’inclinaison et la foi naturelle en un culte de cette dernière et de la guider par sa familiarité même avec les rituels et par sa dévotion naturelle. Mais est-ce que l’effet peut être le même pour la personne post-moderne qui n’est pas familière avec ces cultes, qui n’a pas de dévotion naturelle en eux et qui ne baigne pas dans un milieu religieux ? Ces deux personnes se trouvent-elles dans la même situation au départ ? Quelle peut alors être la nécessité d’instruire une personne post-moderne à se placer dans la situation de la personne naturellement enclin au culte, pour ensuite suivre le même itinéraire qu’elle ? N’y a-t-il pas/plus d’autres itinéraires plus adaptés ? Y a –t-il toujours quelqu’un en haut de la montagne pour la guider et qui pourra déterminer l’itinéraire le plus adapté ? Une panne de moyens habiles (S. upāya) ?

Une religion s'inscrit toujours dans un cadre mythologique, quelque soit sa nature. Si le cadre change, la religion peut-elle rester la même ? Et la montagne dans tout ça ? Carl Gustav Jung aurait dit : "La religion est une défense contre l'expérience de Dieu."

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Photo : Arunachala, site : L'Inde aux bras ouverts 

[1] L’enseignement de Vimalakīrti, L’entrée à Lankā… 
[2] On pensent aux yogis ou fakirs, pratiquant l’ascèse dans les forêts en se tenant sur une jambe, ou un bras en l’air etc. pendant si longtemps, que les lianes ont le temps d’enlacer leurs corps. 
[3] 12. sbyin dang tshul khrims bzod gsal ba//dam chos lam po che la gang//ma gus lus gdung gnag lam lta’i//lam gol dag nas ’gro ba de/ 13. ’khor ba’i ’brog ni mi bzad pa’i//mtha’ yas skye bo shing can du//nyon mongs gdug pas ’khyud pa’i lus//shin tu yun ring ’jug par ’gyur/

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