jeudi 21 juin 2012

Les affreux désordres du quiétisme



Selon la version officielle, après l’assassinat du roi tibétain Langdarma (842), le bouddhisme avait continué son développement, mais sans la forme monastique. Ce serait surtout le bouddhisme monastique qui avait souffert des persécutions. Il n’était plus une religion d’état, centralisé et soutenu par les familles puissantes. Les « religions de village », en revanche, avaient continué de se développer et prirent leur essor. Les officiants de ces religions, qui étaient un mélange de tantras indiens (bouddhistes et non-bouddhistes), de Bön… étaient les maîtres mantrika (T. sngags pa[1]), très portés sur la magie. C’est ce développement sauvage, débridé et non organisé qui a dû inquiéter la royauté (Ye shes ‘od 10-11ème s.), qui condamnait les pratiques sexuelles (T. sbyor ba), les pratiques sacrificielles (T. grol ba) à la fois avec des victimes animales qu’humaines (T. mchod sgrub), la manipulation de cadavres (T. bam sgrub), quelque soit la véracité de ces accusations. Donc, à partir de ce roi, il y avait une condamnation de dérives magiques et de tantras démoniaques (T. ‘dre rgyud)[2] considérés comme des apocryphes.

Mais ce n’étaitent pas uniquement les dérives mahāyogiques qui étaient visées. Le Testament du pilier (T. bka’ chems kha khol ma) s’attaqua aussi aux doctrines quiétistes, comme celle de la complétude universelle (T. rdzogs chen), en avançant que « sa vue avait été mélangée avec un système non-bouddhiste, et que la mettre en pratique conduirait à une renaissance dans les destinées inférieures. »[3] Ainsi, le roi Ye shes ‘od mentionne le cas des « ‘ba’ ‘ji ba » (prononcé « bandyioua », qui pourrait correspondre au vernaculaire « Bājila », dérivé de « vajrin ». Dans Les chants mystiques de Kânha et de Saraha de Shahidullah[4], bājira correspond à vajrasattva. Sans doute des adeptes suivant des instructions de l’être fulgurant (vajrasattva), ou comme celles-ci :
« Inutile de suivre (1) une doctrine, une culture et d'avoir (2) des engagements (S. samaya)[5] Car (3) son activité se déploie sans effort et (4) son intuition n'est obnubilée par rien
Il n'a ni (5) [les dix] niveaux spirituels à atteindre, ni (6) un chemin à parcourir
Ni [à accéder à] (7) des choses plus subtiles (sūkṣma), (8) la non-dualité, la causalité ('brel ba med)
Comme [l'éveil manifeste] est au-delà de toute survalorisation (samāropa) et dévalorisation (apavāda), il n'est (9) ni conforme (dharma) ni non conforme (adharma)
(10) Semblable à l'île d'or, il est le Flux (T. klong) où toute division et élimination sont obsolètes. »[6]
En s’identifiant à l’être fulgurant (vajrasattva), le porteur du Feu, qui se déploie librement dans le Flux (T. klong), « où toute division et élimination sont obsolètes », il n’y a plus de notions du bien et du mal, puisque les choses existentielles et quiéscentes sont égales dans leur libre déploiement.[7] Les puissants de la terre n’aiment pas beaucoup ce genre de liberté. Les « désordres » qu’ils mentionnent sont-ils des peurs ou des réalités ? Quand Jacques Bénigne Bossuet mentionne par exemple les « désordres affreux » des Bégars et des béguins :
« Vers le même temps parurent dans l'Eglise Latine ces faux Spirituels, que l'on a nommés depuis Béguars, et qui furent condamnés comme Hérétiques dans le Concile général de Vienne en 1311, par un décret que le meme Concile rendit en 1312. Ils soutenaient que l'homme pouvait dès cette vie acquérir la béatitude finale, avec tous les dégrés de perfection dont on jouira dans le Ciel ; et que celui qui a atteint cette perfection, n'est point obligé à faire de bonnes œuvres, que la Prière lui est inutile, et qu'il ne doit pas même adorer le Corps de Jesus-Christ, lorsque le Prêtre le montre au Peuple dans le saint Sacrifice. Malgré leurs idées de béatitude et de perfection, ils donnèrent dans des désordres affreux, qui les rendirent le scandale de leur siécle. »[8]
C’est le même Bossuet, qui fit d’ailleurs condamner Madame Guyon, Fénelon et d'autres, et qui affirma que « Tous les hommes naissent sujets »[9]. Pas de Sujet libre, mais les sujets du roi et de l’église. Les Droits de l’homme affirmeront en réaction : « Les hommes naissent libres et égaux en droit ».

La liberté des « quiétistes » de tout genre est souvent combattue à cause des « désordres » qu’il causerait.

Illustration : page de garde de la Politique tirée des propres paroles de l'Écriture sainte


[1] Litt. Grong na gnas pa’i mkhan po sngags pa rnams/. Freedom from Extremes: Gorampa's "Distinguishing the Views" and the Polemics ...de Go-rams-pa Bsod-nams-seṅ-ge, traduit par José Ignacio Cabezón et Geshe Lobsang Dargyay, p. 22
[2] Le Testament du pilier (T. bka’ chems kha khol ma), apparu au milieu du onzième siècle.
[3] Freedom from Extremes, p. 25
[4] http://www.maisonneuve-adrien.com/description/bouddhisme_hindouisme/shahidullah_chants.htm
[5] Les 10 aspects de la nature sont énumérées dans ce vers et les suivants. Voir aussi Le Roi pancréateur, chapitre 9
[6] Le processus fondamental, source de tout ce qui est précieux (T. gnas lugs mdzod) de Longchenpa (1308 - 1364 ou 1369) lta ba bsgom de dam tshig bsrung du med// phrin las rtsol med ye shes sgrib pa med// sa la sbyang med bgrod pa'i lam yang med// phra ba'i chos med gnyis med 'brel ba med// sgro skur 'das pas chos dang chos min med// gser gling lta bur dbye bsal med pa'i klong*//
[7] bzang ngan med pas 'khor 'das dal khod snyoms/
[8] Œuvres, par Jacques Bénigne Bossuet, tome sixième
[9] Politique tirée des propres paroles de l'Écriture sainte : « Le trône royal n'est pas le trône d'un homme, mais le trône de Dieu même » « L'autorité royale est sacrée » « La personne des rois est sacrée »

2 commentaires:

  1. Banjila/Bajila a peut-être un rapport avec les "gitans" banjara, présents dans toute l'Inde et adeptes des rites tantriques ?

    cf :

    http://en.wikipedia.org/wiki/Banjara

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  2. Je ne les connaissais pas. Apparemment, les mots tibétains utilisés pour désigner des "gitans" ou "gens de voyage" sont:
    1. kun tu rgyu ba (litt. ceux qui voyagent partout)
    2. yul 'khyams pa (litt. ceux qui errent à travers les pays)
    3. ras pa, comme le répa dans Milarepa. La définition dit : gnas yul nges med du bskyod de gar rtsed sogs kyi lam nas 'tsho ba skyel ba'i mi. Des gens sans domicile fixe, qui voyagent en vivent de danses et d'amusements.
    Sur ce site (http://www.joshuaproject.net/people-profile.php?peo3=16315&rog3=NP), on trouve d'autres informations (justes?) sur les banjara. L'étymologie est différente.

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