dimanche 29 décembre 2013

La filière du figuier



L’arbre de la vie serait-il un figuier ? Nous avions déjà vu l’histoire d’Ishtar/Inanna et l'arbre Huluppu, qu’elle avait planté dans son jardin sacré, et qui fut occupé par des squatteurs.
« J'ai ramassé l'arbre Huluppu dans l'Euphrates,
je l'ai planté dans mon saint jardin, et j'ai attendu,
attendu pour en faire un trône brillant et un bon lit pour moi.
Puis un serpent s'est niché dans ses racines et il n'a pas pu être charmé,
L'oiseau Anzu a placé ses jeunes dans les branches
Et la sombre Lilith, a construit sa maison dans le tronc.
J'ai pleuré.
Combien j'ai pleuré!
Pourtant ils n'ont pas voulu laisser mon arbre
. »
A la fin, l’oiseau Anzu, le serpent et la sombre Lilith seront chassés par Ninshubu (la sœur de Gilgamesh)[1] ou par Gilgamesh dans une autre version.[2]
« Dans le tronc de l'arbre les fils d'Uruk ont taillé un trône brillant pour Inanna,
Dans le tronc de l'arbre, les filles d'Uruk ont taillé un lit douillet pour elle;
Des racines de l'arbre Inanna a taillé un pukku / ellag (anneau, boule ou tambour)
pour son frère,
De la couronne de l'arbre elle a taillé un mikku / ekidma (maillet ou baguette)
pour Enki, le sage père;
Et Ninshubu, était sa compagne fidèle, plus proche qu'une soeur.
»
Deux jeunes filles qui sont comme des sœurs. Un trône, un lit, un anneau et une baguette sont fabriqués avec le bois de l’arbre. Ces sont des attributs d’Ishtar/inanna. Ishtar/Innana est une faiseuse de roi, qui à son tour représente le soleil sur la terre. Dans le Livre des morts égyptien, le ciel que traverse le soleil/le roi « mort » est délimité par un figuier sycomore à l’est et à l’ouest[3]. Ces sycomores de turquoise sont des déesses-arbre. L’un nourrit le roi fatigué, l’autre le protège.

Nathalie Baum donne d’autres informations qui nous intéressent :
« Sur le sarcophage Uppsala 228, le dieu-soleil à corps humain et à tête de veau est assis dans le disque, qui repose entre les cornes de la tête étoilée de la vache du ciel : l’ensemble est encadré du double lion ikr (?) et de deux sycomores. On notera enfin que la vignette du LdM 110 du papyrus de Nakht167 associe les travaux dans le champ des souchets à la navigation vers l’est du défunt qui, comme le soleil, renaît entre deux sycomores. » 
Le roi mort monté au ciel est le « taureau du ciel » qui ira se reposer entre « les cornes de la tête étoilée de la vache du ciel ».


Il semblerait qu’un autre figuier (uḍumbara ou udumbara Ficus racemosa) joue un rôle similiare dans les Vedas (Atharva Veda xix,31). On y apprend que le roi Harischandra de la dynastie Ikshvaku portait une couronne faite d’une branche de l’uḍumbara et que son trône aux lions (simhasana) était fait avec le même bois. Le roi serait monté sur ce trône à genoux en priant les dieux de le monter ensemble avec lui. Une amulette faite avec le bois de cet arbre attirerait la prospérité.

La royauté semble donc jouer avec les éléments du mythe (égyptien/babylonien) du taureau du ciel, le dieu soleil à tête de veau, qui se repose entre les cornes de la tête étoilée de la vache du ciel, encadré de deux lions (que l’on retrouve sur le trône) et de deux figuiers sycomore. Deux figuiers, peut-être un pour le trône, quand le soleil est en puissance, et un pour le lit, quand le soleil « doit se reposer ». C’est alors Inanna/Ishtar/Vénus qui s’occupe de lui et lui rend la puissance nécessaire à sa prochaine manifestation : le roi ou détenteur suivant.


Il est dit que le Bouddha Shakyamouni descendrait de la dynastie Ikshvaku. Il se peut que pour mettre en scène cette appartenance, le sycomore faisait partie du cérémoniel royal de son clan. Dans le bouddhisme tibétain, le Bouddha est d’ailleurs souvent représenté assis sur un trône de lions. Sauf quand il est couché sur son lit, pour passer au nirvāṇa


J’ai déjà écrit un billet sur les similitudes entre des sceaux sumériens et des sceaux retrouvés à Harappa en Inde. On y perçoit une déesse-arbre (figuier sycomore), devant lequel est agenouillé un homme à tête de veau (le futur roi en tant que le dieu soleil qui retourne). Derrière lui se tient le taureau du ciel. La déesse-arbre a une longue tresse et devant la scène il y a sept figures à « tête à rameau fleuri ». La déesse-arbre est peut-être associée (plus tard) à une autre figure qui est celle de la nymphe sylvestre (śālabhañjikā), qui en tapant du pied contre la racine, d’un arbre Sal, fait s’écouler la sève. La déesse-arbre (Vénus) redonne la puissance au roi et fait revenir la prospérité dans le royaume avec le retour du roi/soleil.


Ce n’est pas tout. On retrouve quelques-un de ces éléments théogoniques encore dans les tantras mère secrets (T. ma rgyud) Bön, et notamment dans les passages traduits en anglais par Dan Martin (Mandala Cosmogony: Human Body Good Thought and the Revelation of the Secret). Il existe trois cycles de tantras mère dans le Bön, chacun consistant en un texte-racine et des commentaires. Ils ont été enseignés par Kun tu bzang po à la demande de nombreuses ḍākinī. Ces tantras ont été révélés par le légendaire Corps-humain Bonne-pensée (T. mi lus bsam legs), dont le nom (qui se traduirait Vohu Manah ou Vahman) pointera selon Dan Marin[4] vers une origine Iranienne et le sacre de Corps-humain Bonne-pensée pourrait être d’origine ouighoure (Tourfan[5]).


L’histoire de ce personnage commence avec la naissance de sa mère (« Vénus »). Les Bouddhas créent par leur compassion un océan de turquoise entouré de neuf îles. Cela rappelle évidemment le les neuf montagnes (T. khor yug gi lcags ri dgu) qui entourent le Mont cosmique dans l’Abhidharma. L’eau de l’océan est agitée par le vent et par la mousse qui se forme ainsi apparaît un œuf en crystal. En s’ouvrant, une très belle femme apparaît dotée de toutes les qualités, bZang za ring btsun. Elle ferait d’ailleurs partie des ḍākinī ayant reçu les tantras mère de Kun tu bzang po. Son fils, Corps-humain Bonne-pensée (T. mi lus bsam legs), serait à l’origine de la transmission humaine de ces cycles. Il serait d’ailleurs né par une sorte de conception immaculée, son père céleste étant Ye-gshen Rlung-gi 'Dab-ma-can, qui n’est autre que le Père éternel Bön G.yung-drung Srid-pa'i Mi-po-che. Mais ce qui nous intéresse dans cette histoire est le fait que cette « Vénus », ayant donné naissance à un garçon sans père, le dépose au pied d’un arbre avec des feuilles d’un turquoise vif : le même figuier sycomore de turquoise que celui du Livre de morts égyptien ? Vénus avait la réputation d’être une mauvaise mère, mais les « reines des quatre saisons » le nourrirent de nectar (T. bdud rtsi)[6], ce qui avait pour effet qu’il lui poussa un rameau d’uḍumbara (T. u-du-'bar-ba) sur la tête. Il fut alors considéré comme un avatar et élevé comme tel.

Comme le remarque Dan Martin, la Femme/Mère apparaît avant les éléments. On peut y ajouter que le Père est invisible. Dans une autre version racontée à la page 36, nous apprenons que Corps-humain Bonne-pensée est apparu suite au décès d’un roi. Comme ce roi n’avait pas de successeur, tous ses sujets prièrent les divinités du plérôme (T. shen rab[7]), suite à quoi la Déesse-Mère du devenir est apparue dans le ciel avec sa suite en annonçant l’arrivée d’un prince très bientôt. La reine bZang za ring btsun donna alors naissance à un bouton de fleur uḍumbara, qui fut pris en charge par neuf nourrices (planètes).

Comparez cette version de la vie de Corps-humain Bonne-pensée avec celle du prince autoengendré « Belle Houppe » (T. gtsug phud rigs bzang), qui deviendra Padmasambhava.[8] Le nom du prince indique qu’il est également doté d’un « rameau fleuri » (T. gtsug phud). C’est le Bouddha en personne qui aurait annoncé l'avènement de Padmasambhava, assis entre deux arbres Sal[9]

Tout au long de « l’histoire », telle qu’elle nous est racontée, les vies des rois et des grands maîtres spirituels sont associées avec des éléments cosmogoniques/théogoniques, qui justifient le haut rang dans lequel ils sont tenus. Ce haut rang tient à leur ressemblance avec le grand astre, le soleil, et le cours de celui-ci en douze stations, en douze actes. Et tout comme le soleil revient après chaque hiver, les rois et les grands maîtres (T. khyu mchog) reviennent dans un corps nouveau, après s’être reposés « entre les cornes de la tête étoilée de la vache du ciel » et après s’être abreuvés de l’eau de la vie distribuée par « des déesses-arbres » au service de la Femme/Mère. 


Et l'élixir de Nāgārjuna l'alchimiste aurait-il aussi un lien avec une déesse-arbre figuier distributrice de sève ? 

Sous cette lumière, il est possible que les excavations de l’archéologues Robin Coningham de l'université de Durham dans le Temple Maya Devi à Lumbini, l'endroit où le Bouddha serait né, aient révélé un sanctuaire de "déesse-arbre", l'arbre en question ici étant toujours un figuier... "un ancien bodhigara, ou arbre sanctuaire (arbre de la Bodhi)."
  
***

[1] Hercule, Vajrapāṇi

[2] Source

[3] Le roi mort monte au ciel: «Le taureau du ciel a détourné sa corne et il poursuit de là son chemin vers les lacs de la douât. Ô ce roi! Tu ne tomberas pas sur terre. Ce roi apostrophe les deux sycomores qui se trouvent de ce côté du ciel: «Faites-moi traverser!», et ils le placent de ce côté oriental du ciel» Arbres et arbustes de l'Egypte ancienne, Nathalie Baum, p. 62

[4] Source

[5] « Tout d'abord bouddhiste, avec la présence de communautés manichéenne et nestorienne, la région fut islamisée à l'époque de Tamerlan, à la fin du XIVe siècle. » Wikipedia

[6] Cette épisode fait aussi penser à Skandha le fils de Śiva et de Parvati, qui fut élevé par les sept pléiades ou les neuf planètes.

[7] Martin ajoute comme note 129 Perhaps the instrumental case of T makes better sense here. "All the Shenrabs made prayers to the gods."

[8] Toussaint, p. 55, PKT p. 75

[9] Toussaint p. 63, PKT, p. 87

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