vendredi 6 février 2015

La vie devant soi


La Leçon d'anatomie du docteur Nicolaes Tulp par Rembrandt
Pour rester sur le thème de la divination en vue de la gestion du patrimoine karmique. Dans le fameux cycle sur le Bardo (bar do drug gi khrid yig) de Karma Lingpa (1326–1386), il donne dans la partie qui concerne l’état intermédiaire de la mort (tib. 'chi kha'i bar do), une série d’instructions d'interprétation d'augures avec les rituels réparatoires associés, avant de procéder au transfert de conscience (tib. ‘pho ba). Le principe est similaire à celui du Livre de divination de la récompense du bien et du mal (Chan-ch’a shan-o yeh-pao ching, 占察善惡業報經, CCC) qui date du VIème siècle.

Chez Karma Lingpa, la divination consiste à examiner les « présages de la mort » (tib. 'chi ltas), indiquant si la mort est proche, lointaine ou incertaine. En fonction des présages de la mort, il faut faire tel ou tel type de rituel pour « tromper la mort » (tib. 'chi bslu).
« Si l'on pratique le transfert (tib. ‘pho ba) sans faire les rituels de rançon (tib. ‘chi bslu), que les présages de la mort soient complets ou pas, il y aura la faute de tuer le dieu et on sera atteint par la faute du suicide. Comme cela est une faute encore plus grande que les cinq actes à rétribution immédiate, il faudra effectuer les rituels de rançon, à portée générale ou spécifique, trois fois ou le nombre de fois qu'il convient, à la façon de L'autolibération de la peur. »[0]
Les cinq actes à rétribution immédiate sont le meurtre du père, de la mère d’un arhat, faire couler le sang d’un Bouddha, et créer un schisme dans la sangha. Ils auraient pour résultat une naissance infernale sans passer par l’état intermédiaire de la mort, donc sans pouvoir profiter des rituels funéraires etc. ou d’autres rituels de rançon. Ces actes sont donc à éviter absolument. Procéder à la pratique du transfert de conscience (tib. ‘pho ba) sans avoir au préalable examiné les présages de la mort et effectué les rituels correspondants qui s’imposent reviendrait à tuer le(s) dieu(x) présent(s) dans le corps, ce qui serait un acte encore plus grave que les cinq actes mentionnés ci-dessus. Ces pratiques de divination mortuaires seraient donc indispensables selon Karma Lingpa, qui a par ailleurs inclus les instructions de ces pratiques dans son cycle[1]. On en trouve des exemples dans " Bardo Thödröl " le "Livre des morts" tibétain traduit du tibétain et commenté par Philippe Cornu.
« Trois textes consacrés à l’approche de la mort : Les Présages de la mort, la libération naturelle des présages (‘Chi ltas mtshan ma rang grol), un texte étonnant consacré aux présages de la mort et aux phases de dissolution de la mort, destiné aux yogis pratiquants qui se préparent au grand passage ; Tromper la mort, la libération naturelle de la peur (‘Chi bslu ‘jigs pa rang grol), texte curieux expliquant les procédés rituels permettant de reculer le moment de la mort quand celle-ci est prématurée ; et La libération par le port, la libération naturelle des agrégats (bTags grol phung po rang grol), où il est enseigné comment confectionner un diagramme protecteur (sk. yantra) couvert de mantra à placer sur le corps du yogi vivant, puis du défunt avant sa crémation. »
La divination n’est jamais pratiquée pour elle-même, elle a souvent pour but de déterminer l’acte, le plus souvent un rituel à pratiquer pour réparer la faute qui avait conduit au mauvais présage. Et le rituel fait très souvent appel à un intermédiaire (augure), qui intervient pour le compte du bénéficiaire. Henk Blezer observa dans Kar gling Zhi khro: A Tantric Buddhist Concept[2] que Karma Lingpa avait intercalé un nouvel état intermédiaire (tib. chos nyid bar do) entre celui de la mort et du devenir. Dans cet état intermédiaire intercalé, l’âme du défunt, au lieu d’aller directement vers sa nouvelle naissance, traverse un plérôme de dieux paisibles et courroucées, où il pourra mettre à profit la pratique d’une divinité ou l’accumulation de mérite de sa dernière existence. C’est également un moment idéal pour ses descendants de plaider en sa faveur auprès du plérôme à travers des rituels et de s’acquitter ainsi de leur devoir filial. Et à toute évidence, cela permet à ceux qui se clament être les descendants des prêtres royaux (T. sku gshen) et des empereurs tibétains, experts en rituels, d’officier comme intermédiaire, pour expier les fautes et implorer la grâce. Les notions de karma, de réincarnation et d'un état intermédiaire "augmenté" sont d’ailleurs indispensables à ce cycle d’instructions.

Le succès du Bardo Thödol en occident, grâce aux traductions d’Evans Wentz etc., donne peut-être une image faussée de l’importance de ces croyances. Rappelons que le Dzogchen ancien était réputé pour être « une pratique que l'on trouve uniquement parmi les yogis tibétains et que c'est une pratique erronée, car elle nie l'existence des dieux et des démons qui sont la source de tous les siddhi » (biographies de Réchungpa) et que le Roi pancréateur (tib. byang chub kyi sems kun byed rgyal po) et les textes de la section de la Pensée (tib.sems sde) n’avaient pas beaucoup d’égards pour le karma et ses méthodes de purification.
« Eh, grand être (mahāsattva) écoutes !
Ceux qui ont été instruites par les trois Guides émergés de moi
Purifient pendant les conjonctions fastes des planètes et des étoiles (nakṣatra)
L'extérieur et l'intérieur par des ablutions
Prennent des voeux, suivent une discipline et font le serment de faire le bien des êtres
Mais ce à quoi il s'engagent ne peut pas être réalisé conformément
Les serments ne sont pas suivis et les confessions ne purifient pas l'esprit
Cela les éloigne encore davantage de moi, qui suis l'absence de voeux à garder. » (Roi pancréateur, chapitre 46)
Cela avait changé avec la redecouverte de tout un pan de transmissions (tib. man ngag sde) sur l’essence séminale (tib. snying thig), qui remonteraient à l’époque impériale tibétaine, où Padmasambhava et ses disciples et les prêtres royaux auraient été actifs, et où les dieux et démons, et les siddhi que ceux-ci étaient susceptibles d’accorder, étaient remis à l’honneur. Longchenpa fut le grand tisserand qui a systématisé les trois sections.

Le succès de cette nouvelle voie ancienne, y compris dans les autres écoles bouddhistes du Tibet, peut faire oublier qu’il existait auparavant des méthodes plus sobres et plus directes sans passer par un plérôme, ni même un état intermédiaire (bar do), où le salut dépendait de tout un chacun, ou était déjà acquis.


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[0] de yang skye ba zhig yin phan chad nges par 'chi% 'chi ba'i steng du nam 'chi cha med% de las kyang myur du 'chi bas dus rtag tu 'chi ba brtag par bya ste% ring ba'i 'chi ltas% nye ba'i 'chi ltas% ma nges pa'i 'chi ltas% nges pa'i 'chi ltas rnams 'chi ltas mtshan ma rang grol ltar brtag par bya'o% de yang 'chi ltas dang mthun pa'i 'chi bslu la nan tan du bya zhing% 'chi ltas ma tshang ba'am% tshang yang 'chi bslu ma byas par 'phos na ni lha gsod pa'i nyes pa 'byung ba dang% rang gi rang lceb pa'i nyes pa phog pas% mtshams med las kyang che ba'i nyes pa 'byung ba'i phyir% ci nas kyang 'chi bslu spyi dang bye brag gang 'os 'chi bslu 'jigs pa rang grol ltar lan gsum mam ci rigs par bya%
 
[1] zab chos zhi khro dgongs pa rang grol las: 'chi bslu 'jigs pa rang grol/

[2] 1997, Kar gling Zhi khro: A Tantric Buddhist Concept, Research School CNWS, School of Asian, African, and Amerindian Studies

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