dimanche 24 janvier 2016

La foi, une voie facile ?



Le bouddhisme japonais utilise deux concepts, Jiriki, que l’on peut traduire par « notre propre force » et Tariki, que l’on peut traduire par « une force extérieure ». Ces deux termes y semblent utilisés pour caractériser respectivement la voie du Zen, de tendance « sapientielle » et l’école de la Terre Pure, qui s’appuie plutôt sur la foi[1].
« [Le bouddhisme de la Terre pure] s’appuie sur le premier des vœux que prononcent les bodhisattva, à savoir celui de n’accéder au nirvana qu’après avoir sauver l’ensemble des êtres vivants par pure compassion, aussi nombreux soient-ils. Cet idéal du bodhisattva, combiné à la croyance qui veut que la pratique devienne fort compromise durant la période de décadence de la loi (mappô) amènera nombre de bouddhistes à s’en remettre à ces bouddhas et bodhisattvas qui avaient fait le vœu de sauver tout être vivant et de partage ses mérites avec ceux qui n’avaient aucune possibilité d’amasser des mérites par eux-mêmes. »[2]
Pour sa théorie de la décadence de la loi (mappô), Shinran se basa sur les écrits du maître chinois Daochuo (562–645), le deuxième patriarche du bouddhisme de la Terre pure en Chine. Daochuo est probablement aussi à l’origine des deux concepts ci-dessus. Il distingue deux voies, la voie sacrée, consistant en les pratiques monastiques de la purification spirituelle et la voie de la Terre pure, qui dépend de la grâce d’Amitābha.[3] C’est Daochuo qui avait déclaré que la pratique d’Amitābha fut particulièrement appropriée à l’âge de la fin de la Loi (mappô), et qu’il était urgent de se sauver. Les horreurs de cet âge étaient décrites dans des Discours comme le Discours de la fin ultime de la Loi[4], ou dans le Mahāparinirvāṇa-sūtra traduit par Fa-hien en 415. Selon Michel Strickmann, les taoïstes furent les premiers à utiliser la stratégie de la peur millénariste pour motiver les fidèles.[5] Et au VIème siècle, les bouddhistes s’y mirent aussi en ajoutant un troisième âge aux deux âges du déclin de la Loi, appelé « Loi finale » (mo-fa), qui selon certains avait déjà commencé au Vème siècle. Avant la fin de la Loi, prédit le Mahāparinirvāṇa-sūtra (traduit en chinois en 415, rappellons-le), des moines dépravés comploteront avec les démons pour détruire la vraie Loi, en composant leurs propres textes et traités, leurs propres hymnes et litanies, mêlant le vrai et le faux etc., dans le but d’amasser les richesses que la religion leur interdit de posséder. Et voilà qu’au Vème siècle, ce sont ces phénomènes prophétisés d’un monde à l’envers qui semblent se produire. Les hommes se désintéressent de la religion, tandis que les femmes deviennent plus pieuses, les moines cherchent à faire fortune, les laïcs se tournent vers la religion…

Les taoistes et les bouddhistes ont ainsi utilisé la stratégie millénariste pour diffuser leurs méthodes respectives. La première version complète du Sukhāvatī-vyūha (réalisée à Nankin entre 220 et 250) expliquait que même un pécheur endurci à l’article de la mort pouvait par la visualisation de la Terre pure et la récitation du nom d’Amitābha renaître dans un étang de lotus au milieu de Sukhāvatī (tib. bde ba can). Le Livre de consécration (Kouan-ting king T. 1331), texte tantrique traduit en chinois vers 457, se moque « des ignares qui dirigent leurs prières vers une éventuelle renaissance dans la seule Terre pure du bouddha Amitābha à l’ouest. Ne savent-ils pas qu’il existe au total dix de ces terres pures ? » Il fera au contraire l’apologie de la Terre pure de Bhaiśajyaguru (tib. sangs rgyas sman bla). Les textes qui datent de cette époque et qui jouent sur la fin de la Loi sont marqués par la crise et l’urgence. Ils font leur propre publicité en disant au lecteur « Tiens-moi, récité-moi, copie-moi, prêche-moi, car sinon ! »[6]
« En Chine, les premières traductions de textes qui énumèrent les supplices sanglants de l’au-delà ont fait leur apparition au IIIe siècle. Ce sont d’autres écrits en chinois qui vont nous révéler comment cette machine infernale était propulsée par un instrument de terreur supplémentaire : l’eschatologie apocalyptique. Résultat de l’âge d’anxiété ? Ou plutôt sa cause ? Quoi qu’il en soit, il y avait un unique remède : le don aux moines. Seuls les sacrifices répétés des biens en faveur des monastères pourraient garantir le salut des laïques. Et pour assurer cette liaison essentielle entre la communauté des religieux et la société des fidèles donateurs qui les entretenaient, les moines ont créé une panoplie considérable de rituels, aptes à remédier à tous les maux du siècle et à redresser tous les torts dans l'au-delà. »[7]
Hormis les concepts Jiriki (notre propre force) et Tariki (par une force extérieure), l’école de la Terre pure utilise aussi ceux de la voie difficile (難行道) et de la voie facile (易行道) vers le salut et l’éveil. La voie difficile est celle que l’on essaie de suivre « par sa propre force », en passant par des cycles de morts et naissance dans le triple univers. La voie facile est la naissance dans la Terre pure d’Amitābha. De plus, à l’âge de la fin de la Loi, où les valeurs sont inversées, les laïques ont autant de chances d’y arriver que les moines.

Selon Shinran, véritable Luther japonais, C’est la foi (真実の信心) qui permet de parcourir la voie facile avec succès. Et la foi ne dépend pas du fidèle, mais d’Amitābha[8]. C’est lui qui donne la foi et la personne qui l’a reçue, récite son nom en louange et par reconnaissance.[9]

Les deux fondateurs de l’école de la Terre pure au Japon, Hōnen (1133 –1212) et Shinran (1173 –1263), s’étaient directement et indirectement attaqués à la « voie difficile » monastique. La voie difficile ne convenant pas à Shinran, celui-ci se tourna vers la « voie facile » d’Amitābha. En 1207, les autorités bouddhistes de Kyoto obtinrent l’exécution de deux disciples moines prominents d’Hōnen, accusés d’utiliser la pratique d’Amitābha pour cacher une liaison sexuelle. Suite à cela, Hōnen et Shinran furent exilés. Shinran se maria et eut six enfants. Ce qui pourrait expliquer l’hostilité des autorités bouddhistes de Kyoto envers Hōnen, c’est qu’en faisant l’apologie d’une seule pratique[10], c’était comme si les autres pratiques du bouddhisme furent considérées superflues. Et en mettant sur un pied d’égalité complète les monastiques et les laïques, le statut monastique n’avait plus aucun intérêt.[11]

Mais cela semble bien être la teneur du message de Shinran et de la primauté de la foi, accordée comme une grâce par Amitābha à l’adepte. Surtout à l’âge de la fin de la Loi (mappô)… Hōnen attirait des cartomanciens, des ex-bandits, des samouraïs et d’autres catégories à qui la pratique bouddhiste fut habituellement interdite[12]. Il s’intéressait particulièrement au bien-être spirituel des femmes, qu’il instruisait sans distinction sociale (aristocrates et prostituées confondues). Il rejetait la phobie sociale du cycle menstruel, censé être une cause de souillure spirituelle. Il semblerait que le rôle des femmes dans cette école soit plus grand.

Cet égalitarisme qui sape la méritocratie religieuse est une donne intéressante. Mais son aspect fidéisme quiétiste n’est pas sans danger, comme on a pu le voir pendant la deuxième guerre mondiale avec les attentats-suicide des kamikazes, même si la croyance religieuse en une renaissance en la Terre pure ne fut pas le motif principal de ce sacrifice.

Rappelons le bon conseil de Dampa Sangyé, qui est devenu proverbial au Tibet, "ne laissez pas votre corde nasale (pouvoir décisionnaire) dans les mains d'un autre" (sna thag mi la ma shor ba).

***

[1] Source

[2] Source 

[3] Source 

[4] The Ultimate Extinction of the Dharma Sutra.  Strickmann traduit par le Livre de l’extinction de la Loi

[5] Michel Strickmann, Mantras et mandarins, p. 90

[6] Strickmann, p. 111

[7] Strickmann, p. 62

[8] Troisième fascicule du Kyōgyōshinshō.

[9] Wikipedia 

[10]  « If, because it is taught that birth is attained with but one or ten utterances, you say the Nembutsu heedlessly, then faith is hindering practice. If, because it is taught that you should say the Name without abandoning it from moment to moment, you believe one or ten utterances to be indecisive, then practice is hindering faith. As your faith, accept that birth is attained with a single utterance; as your practice, endeavor in the Nembutsu throughout life.

Only repeat the name of Amida with all your heart. Whether walking or standing, sitting or lying, never cease the practice of it even for a moment. This is the very work which unfailingly issues in salvation..
. (Hōnen quoting Shan-tao) » Fitzgerald, Honen the Buddhist Saint, p. 20

[11] Bowring, Richard. Religious Traditions of Japan: 500-1600. Cambridge: Cambridge University Press, 2005. 247.

[12] Fitzgerald, Joseph A. (2006). Honen the Buddhist Saint: Essential Writings and Official Biography. World Wisdom. ISBN 1-933316-13-6.

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