samedi 16 novembre 2019

Des sorts et des bulles



Je viens de lire deux articles intéressants sur l’interdiction de la sorcellerie (pour faire court) au Moyen-Âge : La sorcellerie : de lerreur à la faute à la fin du Moyen Âge (xivexve siècles). Ambivalence dun phénomène littéraire et de société par Aurélie Dumoulin, et Satan hérétique : linstitution judiciaire de la démonologie sous Jean XXII par Alain Boureau. Comme on le verra, le pape Jean XXII (1244-1334) y prend une place particulière.

Notre conception du Moyen-Âge (500-1500) est souvent très monolithique, et c’est ainsi que cette période est souvent représentée. En regardant de près, on peut voir des évolutions et des transformations en cours, y compris au sujet de ses “superstitions”, la sorcellerie et la persécution de celle-ci. Les procès en sorcellerie datent surtout de la fin du Moyen-Âge et se poursuivis bien au-delà. Comme le montrent bien les deux articles, l’attitude envers la sorcellerie et “la magie” en général a beaucoup changé au cours du Moyen-Âge. La sorcellerie était un simple fait de société avant d’être considérée comme une erreur, une faute puis une hérésie. La sorcellerie est souvent considérée (et parfois définie) comme une forme populaire de magie noire, une magie maléfique, faite pour nuire. La “magie”, c’est en grande partie l’état des “sciences”, lorsque celles-ci ne s’étaient pas encore émancipées de la religion et de la croyance en une Nature investie par des forces immanentes et surnaturelles : l’astrologie, la nécromancie, la chiromancie, l’alchimie, etc. Aurélie Dumoulin écrit que la magie était le domaine réservé “à une élite lettrée, savante, éclairée” et la sorcellerie était plutôt destinée à “une population pauvre, encline aux superstitions et aux croyances païennes”.

Le haut Moyen Âge (500-1000) est relativement tolérant envers la sorcellerie. À l’époque carolingienne, cette indulgence relative se poursuit : “les peines demeurent tout à fait légères et sans conséquence majeure”.
Les pratiques considérées autrefois comme des manifestations véridiques et authentiques sont subitement reléguées au rang d’illusions diaboliques. Elles ne sont plus que des fantasmes, des actions conçues par l’imagination du sorcier ou de la sorcière.”[1] (Dumoulin)
Cette nouvelle vision est attestée dans le Canon Episcopi de Reginon de Prüm au Xe siècle. Au cours des deux derniers siècles du Moyen Âge, la sorcellerie se criminalise et à partir de la seconde moitié du XVe siècle, les textes se focalisent davantage sur les femmes.
“Le tournant décisif se situe au milieu du XIVe siècle. La société est en crise et nous assistons à une montée de l’angoisse face à ces malheurs des temps. Il semble donc inévitable de rechercher des coupables. La menace cathare ayant été écartée au XIIIe siècle, il s’agit de trouver de nouveaux responsables aux maux de la société. Les sorciers et les sorcières semblent être les coupables parfaits. Selon les inquisiteurs, principaux auteurs des grands manuels démonologiques, la criminalisation de la sorcellerie est nécessaire afin de mettre un terme à ce nouveau fléau.” (Dumoulin)
Les hiérarques du Clergé, issus de l’élite, s’intéressaient eux-mêmes à la magie, jusqu’au XIIIème siècle environ, où eut lieu la fameuse condamnation (1277) par l'évêque Étienne Tempier adressée aux membres de la Faculté des Arts. L'alchimie fut protégée par les papes, qui étaient eux-mêmes en quête de l'élixir de longue vie jusque dans les années 1270 (Boureau)[2]. Tout cela avait lieu au moment même où “les conquêtes de la science naturelle apparurent comme dangereuses pour la foi”.

Un cardinal (Francesco Orsini) ordonna en 1304 de brûler à sa mort tous ses livres d'alchimie. Un professeur d'astrologie (Cecco d'Ascoli) fut brûlé pour hérésie à Florence en 1327, “en compagnie de ses livres d'astrologie”. Le pape Jean XXII (élu en 1316) sortit en 1326 la bulle Super illius specula, assimilant pratiquement la sorcellerie à l'hérésie. L’interdiction de la sorcelleries et arts magiques associés avait aussi été instrumentalisée par le pape Jean XXII, par exemple dans l’affaire contre Robert de Mauvoisin, archevêque d'Aix, jugé en 1318. Il aurait eu recours « aux sortilèges, à l'art de la magie (arti mathematice) et aux divinations ». Dans son interrogatoire, Robert prit soin de qualifier constamment ses différents conseillers d'« astrologues », qualification moins grave… “il pensait de bonne foi que ces pratiques astrologiques étaient licites.” (Boureau). La sanction se limitait pour lui à être éjecté de son siège.

Boureau avance plusieurs raisons pour cette décision de Pape Jean XXII. A titre personnel, il voyait des démons partout[3]. Il avait aussi échappé à unattentat magique. Dans une lettre (1318), le Pape écrit :
Ces arts de la magie sont étroitement reliés à l'invocation des démons ; ils sont « des arts de démons, dérivés d'une pestifère association des hommes et des mauvais anges ». Les magiciens « usent fréquemment de miroirs et d'images consacrées selon leur exécrable rite et se plaçant en cercle, invoquent de façon répétée les démons. qu'ils enferment dans les miroirs, les cercles ou les anneaux ». Par ces invocations, les accusés tentent de nuire ou de prédire le futur.” (Boureau).
Il semble avoir cru lui-même en l’efficacité des rituels magiques, qu’il condamnait surtout à cause de l’implication des mauvais anges, d’où la notion d’hérésie. Mais il avait aussi un côté “positiviste” selon Boureau.
Le pape croyait en la force des faits, en droit comme en théologie. Ainsi, en mai 1330, il s'adressa au roi de France pour lui demander d'interdire la pratique de la preuve par combat judiciaire ou duel en notant que « par de telles pratiques, la vérité n'est pas prouvée » (per talia...veritas non probatur). Le pape, au nom de l'expérience maîtresse des choses (magistra rerum experiencia) fait remarquer au roi qu'en cas d'accusation de fausse monnaie, jamais le souverain ne se contenterait d'une telle preuve, précisément parce qu'en ce cas, les faits matériels et la vérité pure importent.”
Ce qui gênait surtout le Pape était le fait que les adorateurs des démons produisaient “de nouveaux faits, susceptibles d'engendrer de nouvelles adhésions”. De nouvelles idéologies pourrait-on dire.
La construction même de faits inédits est une menace pour la foi. Car ce sont les faits qui induisent la confiance et la foi. La qualification traditionnelle de l'hérésie, en s'en tenant au rejet des opinions orthodoxes, ne considère pas le processus qui conduit à la foi.
Ce processus, la construction des “faits” (idées) inédits, semble avoir été redouté par le Pape. Il s’agissait de faits ou d’idées sur lesquels le Pape n’avait pas de contrôle, hormis leur répression au nom de la bonne foi justement. Boureau explique le “positivisme” du Pape par la naissance du principe du relativisme et de l’enquête contradictoire dans le droit. Même si “l'attachement à la factualité tenait aussi à une réaction de l'Église contre les entreprises hérétiques appuyées sur une pratique du secret et de la double entente”.

Avec leur interdiction officielle, les sciences magiques devenaient clandestines et étaient condamnées pendant une période à être pratiquées en secret. On voit bien que même avant le siècle des Lumières, on était en mesure de prendre des mesures contre certaines superstitions.
 

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[1] “De nombreux écrits, tels le Canon Episcopi ou La Fourmilière de Jean Nider11, publié vers 1437, démontrent que les pratiques de sorcellerie ne sont rien d’autre que des illusions orchestrées par le diable et son armée de démons. L’imagination humaine est alors pervertie par l’action démoniaque puisque les agissements des sorciers et sorcières ne sont pas réels. “ (Dumoulin)

[2] “Le grand alchimiste anglais John Dastin, qui avait écrit des ouvrages d'alchimie pour le cardinal Napoléon Orsini, ennemi et familier du pape, envoya à Jean XXII une lettre sur l'or potable, susceptible de prolonger la vie.” (Boureau)

[3] “À cette inquiétude générale et ambivalente, s'ajoutait le souci propre de Jean XXII qui paraît avoir considéré que les démons se mêlaient directement à ces arts suspects et exerçaient un rôle redoutable dans la vie et la mort des humains.”
“En 1332, dans un sermon, le pape dit : « En effet, les damnés, c'est-à-dire les démons ne pourraient nous tenter s'ils étaient reclus en enfer. C'est pourquoi il ne faut pas dire qu'ils résident en enfer, mais bien dans la totalité de la zone d'air obscur, d'où leur est ouverte la voie pour nous tenter » (Boureau).

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