Maître Chen-houei/Shen Hui naquit à Siang-yang en 668. Il étudia Tchouang-tseu et Lao-tseu dans sa jeunesse "chez lesquels son esprit se trouvait à l'aise". Aux environs de 708, on le voit au Ts'ao-k'i parmi les disciples du maître Houei-neng, sixième patriarche de l'école du Ch'an. Chen-houei meurt en 760 et en 796 il fut établi septième patriarche à la suite d'une conférence de maîtres de Ch'au réunie sur l'ordre de Tö-tsong.
Jacques Gernet a publié les "Entretiens du maître de dhyâna Chen-Houei du Ho-Tsö (668-760)*"[1], un livre malheureusement épuisé et non ré-édité. L'école de dhyâna et le système d'Advayavajra faisant la part belle aux
prajñāpāramitā, il est logique qu'on y découvre des parallèles.
Voici comment Chen-Houei parle de l'absence d'activité de l'esprit (S.
amanasikāra) :
Sur l'absence de pensée (C. wou nien) qui est à la fois vue et connaissance. «Tous ceux qui étudient [le Chemin] savent, par ce qu'on leur dit, qu'ils ont en eux une nature de Buddha, mais ils ne sont pas capables de la voir par une pénétration parfaite». II faut ne pas avoir d'activité de l'esprit (S. manaskāra). Toute autre méthode est fausse.**
Ci-dessous le chapitre i,5 avec les notes de Jacques Gernet, où l'on découvre les interprétations de Chen-Houei des termes "
apratiṣṭhāna/aṣṭhāna" et "
amanasikāra", pratiqué pour atteindre "la pensée dans l'absence de pensée".
1.5
[101] Compte-rendu (1) de l'entretien du Maître du Ho-tsô" (2) avec le k'ai-fou [officier] T'o-pa (3) (4).
Dans son entretien d'aujourd'hui avec le
che-lang (vice-président), le Maître [demanda] si, en cultivant les pratiques au moyen de son propre corps et de son propre esprit, il fallait avoir un esprit qui fût en union avec celui des Buddha et Bodhisattva. S'il l'était, on obtenait alors une part de la loi du Buddha. S'il ne l'était pas, tous ces exercices demeuraient vains.
T'o-pa demanda :
« Comment obtient-on la compréhension ?
— Obtenez seulement l'absence de pensée (5) et ce sera la compréhension.
— Qu'est ce que l'absence de pensée ?
— La non activité de l'esprit (S.
manaskāra), c'est l'absence de pensée. Dans la substance de l'absence de pensée se trouve naturellement la sapience et la sapience foncière, c'est l'aspect véritable (C.
tchen siang). Les Buddha et Bodhisattva se servent de l'absence de pensée pour parvenir au corps de loi (S.
dharmakāya) de délivrance. Lorsqu'ils voient ce corps de loi, [chez eux] les
samādhi nombreux comme les grains de sable du Gange et toutes les pāramitā sont présents au complet. Si vous étudiez dès aujourd'hui avec moi la
prajñāpāramitā, vous obtiendrez un esprit identique à celui des Buddha et des Bodhisattva, dès aujourd'hui, dans l'océan des renaissances et morts, en une pensée instantanée (6), vous obtiendrez l'union (S.
yoga) avec les Buddha et les Boddhisattva. Si, demeurant dans cette union née d'une pensée instantanée, vous cultivez les pratiques, vous connaîtrez le Chemin, vous verrez le Chemin vous obtiendrez le Chemin.
— Mais je suis un profane, j'ai une fonction. Comment pourrais-je étudier pour obtenir [le Chemin] ?
— Eh bien, dès aujourd'hui il vous est permis d'étudier la compréhension. Sans même avoir obtenu les pratiques, obtenez seulement la compréhension : grâce à elle, les imprégnations (S.
vāsanā), toutes les implications (S.
pargavasthāna) et les pensées erronées, toutes les lourdes [fautes], tout cela, de soi-même s'allège et se réduit peu à [102] peu. J'ai vu qu'il est dit dans le sūtra : «Les rois Kouang-ming (Raśmiprabhāsa),"Yue-kouang (Candraprabha), Ting-cheng (Mūrdhaja), les saints rois Tch'ouaa-louen (Cakravartin), Ti-che (Śakradevendra) et Fan (Brahmā), tous les rois [épris] des désirs des cinq sens (S.
pañca-kāma) qui, si l'on compte jusqu'à nos jours, sont au nombre de mille myriades de
koti, tous ces rois, dans la
prajñāpāramitā, se sont bornés à étudier la compréhension. Sur le point de comprendre leur esprit propre, ils ont interrogé le Buddha et le Buddha leur a fait recevoir l'approbation de son sceau (S.
mudrā). Ayant obtenu cette approbation, ils purent rejeter l'esprit des cinq désirs et devinrent des Bodhisattva à la position correcte (1). Ils accomplirent l'ornement (S.
alaṃkāra) de la perfection de la générosité (S.
dānapāramitā) et le corps de loi (S.
dharmakāya) de délivrance.»
Dans notre école, on indique tout de suite que c'est la compréhension qui est essentielle et qu'il n'est pas nécessaire d'avoir recours à la multitude des textes (8). [On déclare] seulement [que] tous les êtres ont un esprit qui est foncièrement supraphénoménal. Tout ce qu'on appelle phénoménal est également esprit d'erreur. Qu'est-ce que l'erreur (S.
viparyāsa) ? Fixer son esprit en ayant une activité de l'esprit (S.
manaskāra), saisir la vacuité, saisir la pureté et enfin mettre son esprit en mouvement pour chercher à éprouver la
bodhi et le
nirvāṇa (9), tout cela est illusion, et erreur. N'ayez seulement pas d'activité de l'esprit, votre esprit sera de lui-même dépourvu d'objets particuliers, vous aurez l'esprit qui consiste en absence d'objets particuliers (10) et votre nature propre sera vacuité et quiétude. Dans la substance de la vacuité et quiétude se trouve naturellement la sapience foncière, c'est à dire le savoir, si l'on considère son activité de rayonnement. C'est pourquoi le
Pan-jo king dit (11) : «Il faut produire l'esprit [de pureté] en ne demeurant nulle part.» « Ne demeurer nulle part» s'applique à la substance de la quiétude foncière. « Produire l'esprit [de pureté] » désigne l'activité de la sapience foncière (12). N'ayez seulement pas d'activité de l'esprit et, de vous-même, vous serez aussitôt éveillé et pénétrerez [l'absolu]. Efforcez-vous, efforcez-vous ! »
(1) La traduction de chou par lettre n'est pas satisfaisante, puisqu'on a affaire ici à une véritable conversation.
(2) C'est le monastère de la Reconnaissance des bienfaits impériaux, à Lo-yang ou Chen-houei vint résider en 745. On pourrait donc penser que ce passage est postérieur à cette date. Il est plus probable que l'on a ici une rédaction tardive d'une conversation restée sans doute mémorable.
(3) Inconnu.
(4) Cette phrase se trouve plus bas dans le manuscrit. Elle a été reportée à juste titre par M. Hou Che en tête de ce passage.
(5) Wou nien, expression de l'école du dhyāna. On la retrouve dans l'apocryphe chinois du Vajrasamādhi, T. 273. Les patriarches de l'école du Sseu-tch'ouan, qui nous sont connus surtout par le Li tai fa pao ki (Histoire des sutra des cinq générations successives), T. 2075, et qui, comme Chen-houei se prétendent les successeurs de Bodhidharma, pratiquent et prêchent le wou nien. Cf. biographie de Wou-siang (684-762), p. 185a et biographie de Wou-tchou (712-774), passim. On trouve plus tôt l'expression wou sin, absence d'esprit qui paraît en être un équivalent sauf dans le cas où elle sert à rendre les termes " sanskrits acitta ou acittaka qui s'appliquent aux recueillements d'inconscience nommés asamjñisamāpatti et nirodhasamāpatti (Cf. L. DE LA VALLEE POUSSIN, Abhidharmakośa, t.1, p. 21).
Tout l'effort des maîtres de dhyāna ne tend qu'à détacher les auditeurs de l'esprit ' d erreur, qui consiste à croire qu'il est possible et nécessaire d'avoir recours à des notions et de définir ce qui en fait est indicible (S. avaktavya). Il n'y a pas en effet de commune mesure entre l'absolu et notre stade de raisonnement logique fondé sur de vaines oppositions de concepts. C'est donc par un saut brusque que l'on doit « voir en soi la nature de Bouddha » (cf. i, 29, comparaison de la terrasse à neuf gradins avec la nature subite). On ne peut y parvenir que par une absence complète de toute activité de l'esprit (S. manaskāra), en rejetant d'un coup tout le causal (S. pratyaya), le fabriqué (S. samskṛta), le relatif. On atteint alors cet état d'esprit d'un caractère transcendant qu'est le wou nien. « La pensée dans l'absence de pensée, dit Chen-houei (i, 28), c'est la manifestation, l'activité (S. prayojana) de l'absolu ». Il y a une analogie entre cette démarche du dhyāna et celle des philosophes taoïstes. Le Sage taoïste ne tend en effet qu'à se dépouiller de tout ce qui a été ajouté à la Nature (C. t'ien), rites et devoirs sociaux (C. li yi), vertu d'humanité (C. j'en), pour retrouver le fondement de son être, le tien. On sent bien dans les définitions que Chen-houei donne du wou nien que la conception taoïste du Sage libre de toute entrave, autonome, impassible et actif seulement par le rayonnement de sa Vertu, n'est pas étrangère à sa doctrine : « Il en est, dit-il (i, 12), comme d'un miroir clair... » « S'il est question de son rayonnement, peu importe ce qui est ou n'est pas devant lui : dans tous les cas, le miroir rayonne constamment (ibidem). » « ... le miroir doit à sa seule clarté cette nature de rayonnement. De même, c'est à cause de la pureté foncière de l'esprit des êtres que ceux-ci possèdent naturellement la grande lumière de sapience qui projette ses rayons sur tous les mondes sans exception (ibidem). » « Lorsqu'on voit l'absence de pensée, on est maître de toute chose, lorsqu'on voit l'absence pensée, on embrasse toute chose (i,20). » Cette Vertu, comme celle des Sages taoïstes, s'accommode bien du contigent. Cf. Tan king, T. 2007, p. 338c5 ; « L'absence de pensée, c'est, au sein de la pensée, demeurer sans pensée. » Ibidem, p. 340c21-23 : «Restant au milieu des six poussières (S. rajas), ne pas s'éloigner d'elles et cependant ne pas en être souillé, être autonome dans l'allée et venue, voilà le samādhi de prajñā. Cette délivrance d'autonomie s'appelle pratique de l'absence de pensée.» Ce que Chen-houei nomme « égalité entre concentration et sapience » n'est qu'un corollaire de cette doctrine du wou nien : lorsqu'on possède une véritable concentration de l'esprit, qui n'est pas celle du moi intéressé et se définit négativement par l'absence de toute activité de l'esprit (i, 48, p. 159 et 151), on possède du même coup la grande lumière de sapience qui illumine tous les mondes sans exception, et inversement. En ce sens, concentration et sapience ne sont que deux aspects d'une idéalité unique qui est le wou nien.
(6) Cf. i, i, note 2.
(7) Stade préparatoire mais non essentiel de la carrière du Bodhisattva.
(8) Cf. à ce propos l'objection soulevée dans le T'an king, T. 2007, p. 343c6 7 et 2008, p, 360b23.-29 ; « Que vos paroles soient directes, dit Houei-neng, n'ayez pas recours à la lettre. Mais, dira-t-on, si l'on n'a pas recours à la lettre, on ne devrait pas parler, car les mots sont encore des lettres. On dira encore ; « Soit dans le Chemin direct, il ne faut pas établir la lettre. Mais ces deux mots « ne pas établir », pou li, sont encore des lettres. » Houei-neng donne alors ce conseil à ses disciples,: «Voyant ce que quelqu'un vous dit, reprenez-le en lui disant qu'il s'attache à la lettre. »
(9) Sur ces formules, attribuées aux maîtres gradualistes P'ou-tsi et Hiang-mo, cf. i, 23 et note 3;k. iii, p. 175(8-9).
(10) Wou mou, absence d'êtres particuliers. L'expression est sans doute inspirée par le Tchouang-tseu : « Ce qui fait êtres les êtres particuliers, c'est ce qui n'est pas être particulier, fei wou ».
(11) Vajracchedikā, T. 235, p. 749c22-23.
(12) La quiétude foncière n'est autre chose que la concentration foncière de notre esprit propre. Sur la doctrine de l'égalité entre concentration et sapience voir i, 12, 27, 37.*Publications de l'école française d'extrême orient, Hanoi, 1949
** Complément aux Entretiens du maître de dhyāna Chen-houei (668-760) de Jacques Gernet
D'autres extraits du livre de Jacques Gernet accessibles sur l'Internet.
Complément aux Entretiens du maître de dhyāna Chen-houei (668-760)Anâchâryakajnâna, la connaissance sans maîtreChen-houei du Ho-tso — Les Six Facultés sans Souillure