dimanche 22 novembre 2015
Identités religieuses et moyens habiles
L’histoire de Bhadrapa raconte la conversion d’un brahmane, pour qui son identité religieuse et les préceptes de sa religion venaient avant le bien d’autrui, et l’empêchaient de pratiquer par exemple la simple générosité. La thérapie que lui propose le yogi est la transgression des mêmes préceptes, afin de s’en libérer, tout en embrassant une cause plus vaste : le bien d’autrui, le véhicule universaliste (mahāyāna). Dans son cas très spécifique qui est celui d’un brahmane orthodoxe, la thérapie libératrice consiste à se rendre dans un lieu impur (le charnier), pour y absorber une nourriture impure (alcool, viande de porc), en compagnie d'un membre de caste (varṇa = couleur) impure, et même d’inverser les statuts sociaux (svadharma) en nettoyant (acte de basse caste) le lieu impur d’un impur et à la demande de cet impur.
Cette thérapie lui permet de couper avec « l’orgueil » (= identité) de son statut social, et du même coup de s’en libérer. C’est dans un monde ou a cours le système de castes, que la thérapie libératrice proposée à un brahmane, un champion de la pureté, consiste à chercher activement l’impur. Il s’agit d’une thérapie ad hoc, valable uniquement dans la situation d’un brahmane orthodoxe. Si cette thérapie ad hoc est érigée par la suite en méthode universelle, en faisant abstraction de ce que la situation du brahmane orthodoxe avait de singulier, on ferait fausse route.
L’histoire des 84 mahāsiddhas montre bien la singularité de chaque individu candidat à la libération, mais est néanmoins un texte qui fait l’apologie de la voie des méthodes ésotériques (upāyamārga). Chaque société, voire chaque individu, peut avoir ses propres notions de ce qui est pur et impur. Proposer comme thérapie de chercher activement l’impur tel qu’il est conçu par un brahmane orthodoxe à un individu qui n’adhère pas du tout à ces notions, serait contreproductif. Proposer à un individu pour qui manger du porc, boire de l’alcool, fréquenter des femmes « impures » etc. n’est pas un tabou, et qui d’ailleurs n’a aucune notion de l’impur comparable à celle du brahmane, serait un acte totalement anodin, voire irresponsable qui pourrait le réconforter dans un comportement qu’il avait peut-être déjà. En plus de cela, et en "pratiquant" tout cela, il aurait conscience de pratiquer les tantras les plus éminents et de passer pour un tantrika ou un heruka ! La « thérapie » n’aura alors plus aucun effet bénéfique et ne serait plus un upāya.
Il ne s’agit pas d’échanger une méthode, la recherche de la pureté, contre une autre, la recherche de l’impureté, et d’ériger cette dernière en upāya ou en méthode infaillible, mais de se détacher de toute méthode, de toute identification artificielle. Nous sommes ce que nous sommes et ce que notre passé a fait de nous ainsi que les rêves qui nous portent. Mais nous le sommes déjà, quel que soit notre degré d’identification artificielle à ce que nous sommes. Ne soyons pas plus royalistes que le roi, ne soyons pas plus nous-mêmes que nous le sommes déjà en affichant une identité artificielle, et par là en nous éloignant de ce que nous sommes réellement.
Il en va de même de l’habileté bouddhiste à émuler des pratiques shivaïstes ou païennes (tib. grong gi chos), telle qu’expliquée par Āryadeva (Cittaviśuddhiprakaraṇa), Indrabḥuti (Sahajasiddhi) ou Lakṣmīṅkārā (Sahajasiddhipaddhati). L’intégration de telles pratiques en leur donnant un sens conforme au bouddhisme est habile dans une situation où des individus sont déjà attachés à ces pratiques, comme Bhadrapa était attaché à son statut et pratique de brahmane. Mais si la version émulée et intégrée de ces pratiques est ensuite érigée en méthode infaillible et présentée à des individus qui ne connaissent ce genre de pratiques ni d’Ève ni d’Adam, et n’est donc simplement plus adaptée, elle perd son côté thérapeutique et habile. Elle n’est plus un upāya.
Le bouddhisme ou le Dharma n’est pas une religion toute faite, il est constamment en devenir et doit s’adapter à toute situation nouvelle. Il l'a toujours fait au cours de son histoire, il s’est toujours adapté aux situations qu’il a trouvées, sa seule constante étant la bienveillance et la sagesse.
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