lundi 30 mai 2016

Tout est bon dans la libération


Scène du film The Love Guru, où gourou Tugginmypudha se prépare à enseigner ses disciples
L’école des anciens (tib. rnying ma) a pour particularité d’utiliser une double transmission. D’abord celle d’instructions historiques[1] (tib. ring brgyud) attribuées à Padmasambhava et ses disciples, puis le phénomène[2] d’instructions (tib. gter ma) retrouvées par des révélateurs (tib. gter ston) à différentes époques (tib. nye brgyud), puis retransmises par une transmission historique.

Les révélateurs doivent répondre à un certain nombre de caractéristiques, afin d’éviter que n’importe faux guide (tib. log ‘dren) se proclame révélateur et répand un faux dharma. Un révélateur est prophétisé par Padmasambhava dans des écrits attribués à lui. Par exemple dans le chapitre 92 du Dict de Padma (tib. pad ma bka’ thang), qui date du XIVème siècle. Mais cela n’est pas un must, planter des prophéties a ses limites. Un révélateur peut ensuite « recevoir » une clé (tib. lde mig), c’est-à-dire une liste avec des titres de textes et les endroits (tib. kha byang) où ils pourront être redécouverts. Ils peuvent être matériels (tib. sa gter) ou immatériels (tib. dgongs gter). Le révélateur est sujet à des visions, dans lesquelles une mission lui est attribuée et où il reçoit des consécrations, instructions …Il devient alors le point de départ d’une nouvelle transmission (tib. nye brgyud).

Les plus grands révélateurs de la lignée sont Nyang ral Nyi ma ‘od zer (1124-1192) et Guru Chos kyi dbang phyug ou Chos dbang (1212–1270). Ils sont appelés les rois parmi les révélateurs (tib. gter ston rgyal po). Le dernier était par ailleurs considéré comme la réincarnation du roi Khri srong lde’u btsan, mais cela n’est pas exceptionnel pour un révélateur. La carrière de Guru Chöwang démarra quand Drapa Ngönshé (grwa pa mngon shes, 1012-1090) lui aurait remis un inventaire de terma (tib. kha byang) à Samyé. Il aurait été alors âgé de 13 ans. Drapa Ngönshé, le révélateur des quatre tantres médicinaux, est également connu dans les hagiographies de Kor Nirūpa, qui l'aurait rencontré à Lhasa. Drapa Ngönshé aurait selon les hagiographes eu alors (en 1081 ?) 69 ans et Kor Nirūpa 19.

Guru Chöwang aurait révélé cinq œuvres importantes pour la lignée des anciens

1. La somme des mystères du Gourou (pratique de Padmasambhava) (tib. bla ma gsang dus)
2. La somme des instructions de la quintessence de la compassion universelle (tib. thugs rje chen po yang snying ’dus pa, pratique d’Avalokiteśvara)
3. L’union des bouddhas de la grande perfection (tib. rdzogs chen sangs rgyas mnyam sbyor)
4. Le rasoir plus que mystérieux (tib. yang gsang spu gri)
5. Les huit Propos de la perfection mystérieuse (tib. bKa ’ brgyad gsang rdzogs, Mahāyoga).

Guru Chöwang établit une sorte de charte pour la tradition des découvreurs de trésors. P.e. le fait que chaque cycle de trésor devait comporter les trois éléments gourou yoga, Dzogchen et pratique d’Avalokiteśvara (tib. bla rdzogs thugs gsum), et qu’un découvreur de trésor devait d’abord ouvrir son canal médian par la pratique du yoga sexuel. Kor Nirūpa est hagiographiquement présentée comme un révélateur (tib. gter ston) par son initiation au rituel sexuel et par sa rencontre avec Drapa Ngönshé. Dans la lignée kagyupa, ce sera Karma Chagmé (1613-1678) qui fera l’intégration des instructions visionnaires de l’école des anciens dans la lignée kagyupa à l’aide d’un jeune garçon Mingyur Dorje (1645-1667), qui partagea sa retraite et qui lui servit de révélateur (tib. gter son). Il fut aussi considéré comme le descendant d’un ministre de Trisong Detsen. Ce seraient ses visions que Karma Chagmé répertoria dans les treize volumes d’Instructions célestes (tib. gnam chos).

Dans les Chroniques de l’école des anciens (tib. rnying ma’i chos ‘byung)[3] de Dudjom Rinpoché (bdud 'joms 'jigs bral ye shes rdo rje 1904-1987) on trouve les hagiographies des grands révélateurs et autres personnages importants de cette école. Notamment de Guru Chöwang. Un des principaux disciples de Chöwang était Bharo Tsoukdzin (tib. bha ro gtsug 'dzin), un maître newar de Kathmandou du clan Bharo. C’est son initiation qui sera présentée ci-dessous. Je vous livre le passage tel quel.

« Son disciple le plus vaillant fut Bha-ro-gtsug-’dzin, né à Kathmandou au Népal. Il était venu au Tibet pour prospecter de l’or. Il y reçut la prophétie de voir le Guru en personne. Pendant sept jour Chöwang se manifesta à lui comme le véritable maître d’Oḍḍiyāna. Il eut une intuition (tib. rtogs pa) rien qu’en entendant la voix de Chöwang. Une nuit, en faisant un rituel de consécration, Chöwang demanda à son disciple : « De quoi ai-je l’air ? » « Je vous vois comme la divinité (tib. yi dam). » « Il n’y a pas d’autre lieu pour offrir les substances du banquet tantrique (sct. gaṇacakra) ou des offrandes de torma (tib. gtor ma). » Ayant dit cela, Chöwang dévora la moitié d’un mouton abattu (Bharal, ovis nahar) et toutes les autres substances du banquet.
- Que penses-tu de moi maintenant ?
- Vous êtes un véritable Bouddha
- Alors passons à l’initiation !
Une fois les ustensiles du rituel rangés, et le maṇḍala détruit, Chöwang exécuta quelques pas de danse à l’endroit du maṇḍala. La conduite de Chöwang ne suivait pas les attentes morales de la pratique de la vertu et de l’abstention des passions. Il connaissait les pensées et les dispositions (tib. khams) de son disciple, qui n’avait aucune appréhension quant à la grande observance vajra (tib. rdo rje dam tshig chen po’i gnas). Il fit sortir Vairocana par la porte céleste (tib. lha’i sgo) inférieure du maṇḍala de son corps et, étant lui-même l’immuable [akṣobhya], Guru Chöwang initia son disciple. Cela eut pour effet que la disposition mentale du disciple émergea comme un serpent qui mue. De même, il fit couler rapidement l’eau parfumée d’Amoghasiddhi de son vajra mystique (tib. rdo rje gsang ba'i myur lam) sur le bout de la langue de Bharo, faisant naître la grande félicité (tib. bde ba chen po) non souillée (tib. zag med sct. anaśrava) et flamber la gnose (sct. jñāna) dans l’union méditative de la vacuité et de la Claire lumière (tib. thod rgal, note de E.Daryay).

Après cela, Guru Chöwang mit son doigt sur le cœur de son disciple en lui demandant : « Où est-ce que l’on accède réellement à ce que l’on appelle le soi ? » « La compréhension à travers des objets sensoriels n’est qu’une bulle d’air. Ma vue de la véritable nature du Soi ne se perd pas même au milieu des pensées. Il n’y a rien, ne serait-ce que la pointe d’un cheveu, à méditer. »

Après ses propos, une compréhension directe (tib. rtogs pa) naquit en Bharo, ainsi que la complétude universelle (tib. rdzogs chen) impartiale (tib. ris med) et libre d’agir (tib. bya bral). La gnose extraordinaire se stabilisa en lui. Il se dit : « Même si les bouddhas des trois apparaissaient maintenant, je ne leur demanderais aucune consécration. Aussi, je renonce à mon projet de retourner chez moi. » Il en fit part à son maître. Chöwang répondit : « Si un Bouddha apparaissait et ne restait pas dans le saṁsāra, il ne serait pas un véritable Bouddha. Quand tu rentres chez toi, tu devrais chercher un gourou si tu en as besoin, ou un disciple si tu en as besoin. »

Bharo estimais que c’était un bon conseil. Et comme il était une personne au potentiel éveillé (tib. las sad pa) et qu’il était très dévot, il vit de ses yeux une divinité courroucée (tib. khro bo'i lha) à côté de son maître qui était en train de converser avec des ḍākinī. Bharo avait souvent ce genre de visions. Un jour, il demanda à Chöwang : « Si on apprend la magie, un jour on aura des signes de réussite, n’est-ce pas ? ». Chöswang répondit : « Je n’ai jamais eu le temps d’apprendre la magie proprement, je préfère passer mon temps en récitant Oṃ maṇi padme hūṃ. »

-Montre-moi s’il te plaît le pouvoir de tuer, demanda Bharo.
Tandis qu’un lièvre courrait pas loin, Guru Chöwang dessina les contours d’un lièvre sur le sol. Il répéta un mantra sept fois sur une aiguille qu’il planta dans la silhouette dessinée par terre. Le lièvre mourra sur le coup.

-Maintenant il nous faut purifier cet acte, amène-moi le corps du lièvre.
Il attacha une amulette pour la protection des morts (tib. btags grol[4]) sur le corps du lièvre et guida sa conscience vers les cieux en offrant des oblations et des torma (tib. tshog gtor) et en dédicaçant (tib. bsngo ba) le mérite au lièvre.

-Ce serait très utile si l’on pouvait faire la même chose avec des humains, remarqua Bharo.
Chöwang répondit : les humains ou des marmottes, c’est la même chose ! Et il répéta son exploit, cette fois-ci en dessinant les contours d’une marmotte. Ils virent alors le corps d’une marmotte dans un terrier.
-Si on pratique la magie de cette façon, c’est nuisible aux êtres vivants. C’est pour cela que je n’enseigne plus cette méthode. Je ne l’utilise même pas pour mes ennemis. J’enseigne pour devenir un Bouddha. Quand ces deux animaux sont morts, je les expédiés dans une autre existence. Comme il difficile d’obtenir un corps humain, on s’expose à de mauvaises existences sans limite si on en tue un. Cet acte ne s’épuise par une seule existence [mauvaise]. Et tous ses proches éprouveront du chagrin. Il ne faut même pas pratiquer la magie sur ses ennemis. Il faut avant tout développer de la compassion pour eux.

Après avoir entendu les propos de Chöwang, Bharo décida d’aspirer à la carrière d’un bodhisattva. Chöwang avait fait la promesse solennelle de ne plus pratiquer la magie et de ne pas montrer des miracles pour son propre intérêt. Car il est dit : « Si tous les objets sont traités avec compassion, les trois mauvaises destinées seront détruites ! ».

Le grand Chöwang avait compris cette vérité. Il n’avait tué que le corps qui est la production du karma et des cinq poisons (tib. dug lnga’i phung po can), et expédié la conscience des êtres morts dans la sphère du dharmatā (tib. chos nyid kyi klong). Ainsi, il avait mis fin à leur transmigration. C’était l’acte le plus merveilleux de « meurtre salutaire » (tib. gsad gso) jamais effectué. »

(Traduction française faite à partir de la traduction anglaise d'Eva M. Dargyay The Rise of Esoteric Buddhism in Tibet pp. 112-115. Le même passage est traduit dans The Nyingma School of Tibetan Buddhism, pp. 766-767)

Pour des expériences similaires chez Tsangnyeun heruka et Madama Guyon

***

[1] Dans le sens où elles sont attribuées à un personnage, qui aurait vécu à un certain endroit, à une certaine époque. Cela ne veut pas dire que l’attribution est authentique d’un point de vue historique..

[2] Phénomène que l’école des anciens justifie par des citations dans deux sūtra : kLu'i-rgyal-pos zus-pa'i mdo et Phags pa bsod nams thams cad sdud pa ’i ting nge ‘dzin-gyi mdo. Pour les dgongs gter : “The sound of the Doctrine should be heard continuously by the beings from the birds, trees, all kinds of light, and from the heavenly space. Note 6

[3] The Nyingma School of Tibetan Buddhism, Wisdom Publications, 1991

[4] La libération par le port d'une amulette (yantra)

dimanche 29 mai 2016

Les Bharo de Kathmandou dans les hagiographies tibétaines

Sakyamuni teaching the Bodhisattva Avadana (devant la famille Bharo Kansankara), Népal (1648)The Cleveland Muséum of Art


Je voulais revenir sur le système newar et le clan Bharo au Népal. Quelques citations pour commencer.
« Les rois de la dynastie Licchavi (fin du IVe siècle ou Ve siècle - fin du VIIIe siècle ou du IXe siècle) dominèrent la vallée de Katmandou (Népal) et les vallées voisines entre la période Kirata et la période Newari. » (wikipedia)
La dynastie Licchavi était succédée par celle des Thakuri (869–1200), suivie à son tour par la dynastie newar des Malla sur et autour de la vallée de Katmandou, de 1201 à 1769.
« La société newar est régie par un système de castes qui, tout en étant distinct de celui des Pahari (Indo-Népalais des collines), en épouse quand même les grandes compartimentations. Selon Gérard Toffin (2000), la structure sociale newar présente une double hiérarchie : de hautes castes hindoues coexistent avec de hautes castes bouddhistes. Cette distinction s’atténue toutefois au sein des castes moins élevées, « où il devient difficile de distinguer ce qui est proprement bouddhiste de ce qui est hindou, tant les cultes et les concepts sont imbriqués ». On pourrait donc dire que les Newar pratiquent un amalgame des deux religions qui se sont fortement imbriquées pour constituer un ensemble religieux unique en Asie. »[1]
« Les [Bouddhistes] Néwars étaient tous membres des castes bouddhistes, prêtres Shakya, Vajracharya, marchands et artisans Tuladhar, Kansakar, Tamrakar. Installés au Tibet, ils avaient le sentiment d’appartenir à une même communauté culturelle malgré la différence des habitudes alimentaires et du mode de vie des Tibétains. En effet, la société néware est composée de castes endogames, dont les critères de commensalité sont très stricts au Népal. Aussi, les Néwars qui se rendaient au Tibet perdaient leur caste dès qu’ils quittaient la vallée. En franchissant la ligne de crête au col du Lagacho, au-dessus de Shanku, par un geste symbolique on réunissait les restes du repas pris séparément par les personnes des différentes castes et ces restes allaient constituer le premier repas pris en commun. Mais à leur retour au Népal, les Néwars reprenaient leur place dans la caste d’origine après une purification et un "rachat" de la caste confirmé par le paiement d’une taxe. »[2]
Le deuxième groupe le plus important du système de castes Newar est appelé Srēṣṭa ou Shrēṣṭha, qui signifie selon les diverses interprétations « nobles » ou « les meilleurs » et qui représente 25% de la population Newar, soit 1,2% de la population du Népal. Ce groupe se divise en subgroupes, notamment le Chatharīya, l’aristocratie Newar. Un des clans appartenant à l’aristocratie newar est le Bharo (tib. bha ro).

Quand les Malla arrivèrent au pouvoir, les quelques riches Licchavi qui restèrent devinrent les « Bharos », de riches marchands puissants.[3] C’est à ce clan qu’appartenait la famille dont le grand-père d’Asu le newar fut le prêtre domestique (tib. mchod gnas). C’était sans doute une famille de bienfaiteurs religieux, comme par exemple Jayarama Bharo Kansakara (XIVe s.), qui fit restaurer le stūpa de Svayambhu (Svayambhu Mahachaitya) après l’invasion musulmane sous la direction de Shams al-Din Ilyas Sultan en 1349. C’est aussi au clan de Bharo qu’appartenait le maître Bharo le manchot (tib. bha ro phyag rdum), ou Bharo paṇḍīta, que le yogi Cornu (tib. rwa ru can) mentionne à Kor Nirūpa. C’est d’ailleurs de ce maître que Ralo (Rwa lo tsā ba rdo rje grags, né en 1016 et décédé après 1076) avait reçu les initiations et les instructions du cycle Vajrabhairava. Dans sa Chronique de maîtres indiens, le sakyapa Drakpa Gyaltsen (grags pa rgyal mtshan 1147–1216) mentionne un maître du nom de Bhāro Haṃ thung alias Śāntabhadra, auprès de qui Drokmi (992-1072/1074), le fondateur de la lignée Sakya, aurait été initié en le mantranaya.[4]

Le clan Bharo faisait aussi de la prospection d’or au Tibet. Au XIIIe siècle, Bharo gTsugs ‘dzin, né à Yam bu ba (ou Yam bu, Kantipur ou Kathmandou) au Népal, se rendait au Tibet pour chercher de l’or. Il y rencontra Guru Chos dbang ou Chos kyi dbang phyug (1212- 1269/1270), un des cinq rois révélateurs (tib. gTer ston rgyal po), qui devint son gourou. La vie de Kor Nirūpa racontée par Geu lotsāva contient un élément intéressant à cet égard. Vers l’âge de 9 ans, Kor étudie la grammaire pendant un an avec le maître népalais Anutāpagupta (tib. ‘gyod pa gsang ba)[5] en lui promettant trois onces (tib. srang) d’or. À l’âge de 10 ans, il travaille comme gardien pour des chercheurs d’or à gSer khung sgang. Quand ses propres possessions furent volées par un voleur, il le retrouva en pratiquant la magie. Il récupéra beaucoup d’or et l’offrit au népalais comme promis.

Et comme nous savions déjà, le grand-père d’Asu le newar, son père et lui-même avaient travaillé pour les Bharo.

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[1] Source Zone Himalaya

[2] Article de Corneille Jest, Directeur Honoraire de Recherche CNRS, paru dans la revue Actualités Tibétaines n° 19-20 de 2001, pages 36-38 et 43-44.

[3] « When the Mallas came into power, they made the few rich Lichhavis into “Bharos”, powerful, rich merchants. Unlike Chatharia whose primary occupation was as courtiers and rulers and who were barred from anything related to business or trade, these Shresthas were the primary carriers of business and trade, Vaishya equivalents. Those who made a ton of money also climbed up the social ladder and got their sons and daughters to marry with Chatharia families, thus raising their caste status altogether. » (source On the Roots of the “Shrestha” Clan par raunakms / April 18, 2014 )

[4] Tibetan Renaissance, Ronald M. Davidson, p. 166

[5] Blue Annals, p. 849. Erberto Lo Bue, (1999). “The Role of Newar Scholars in Transmitting the Indian Buddhist Heritage to Tibet (c. 750-c. 1200).” In S. Karmay and P. Sagam, eds., Les habitants du toit du monde, 629-658. p. 651







samedi 28 mai 2016

Les portes dérobées de la mahāmudrā tantrique



Dans le chapitre sur la mahāmudrā des Annales bleus, Geu lotsāva classifie la mahāmudrā entre autres en une « école haute » (tib. stod lugs) et un « école basse » (tib. smad lugs), l’école basse descendant d’Asu le newar et l’école haute d’un certain Kor Nirūpa. Il y avait bien eu une première tentative d’enseignement de la mahāmudrā (Dohākośagīti, amanasikāra) par Atiśa, mais qui avait échoué. Plus précisément, il fut arrêté à la demande de son disciple Dromteun qui pensa que le Tibet n’était pas prêt à le recevoir. Les instructions relatives à cette méthode furent cependant transmises au sein de l’école Kadampa. À savoir Géshé Phu chung ba, Géshé gLang ri thang pa, Géshé lcags ri ba puis Gampopa. On pourrait appeler ce système mahāmudrā kadampa.

L’autre mahāmudrā, traitée par Geu lotsāva dans les Annales bleus, comporte des instructions tantriques (upāyamārga). J’ai déjà parlé de l’école basse (tib. smad lugs) ou l’école newar (tib. bal lugs) qui descend d’Asu le newar. L’école haute (tib. stod lugs) descendrait selon Geu lotsāva de Kor Nirūpa et de son maître Karopa, une histoire invraisemblable, dont Geu donne tous les détails, « puisque les amis spirituels tibétains[1] de nos jours ne lui accordent pas beaucoup d’importance ».[2] Et ils avaient de bonnes raisons, comme nous verrons à la fin de ce blog.

L’histoire de Kor Nirūpa abonde des caractéristiques hagiographiques qu’entourent habituellement les faits et gestes de siddhas tibétains. Karopa est présenté dans le cadre de la mahāmudrā tantrique comme un disciple de Maitrīpa. Geu lotsāva ne donne pas de dates pour Karopa, mais nous connaissons approximativement celles de Maitrīpa : 983/6 – 1063 ou encore 995/8–1075.[3] Karopa serait né dans le royaume de Zahor, l’actuel Mandi en Himachal Pradesh. Son CV est impressionnant, voir les Annales bleus pour les détails (p. 847-848). Un jour à Vajrāsana (Bodhgaya), il rencontre Natekara/Sahajavajra, un disciple de (mnga’ bdag) Maitrīpa qui lui recommande d’apprendre les instructions de non-méditation de la mahāmudrā[4] avec Maitrīpa. Il se rend alors au monastère de Pata (tib. ba ta’i dgon pa - peut-être un monastère à Patan/Lalitpur), sans doute le lieu où résida Maitrīpa à l’époque et resta sept ans avec lui pour apprendre le « sens du Cœur » (sct. hṛdayārtha), suivi d’un séjour de cinq ans au charnier de Kemri et d’un voyage sans but précis, qui correspond sans doute à la phase de l’observance tantrique (tib. spyod pa la gshegs pa).

La vie de son disciple Dampa Kor/Nirūpa est encore plus invraisemblable. Elle commence par la naissance du petit Dampa dans le clan de sKor. Comme il était le cinquième enfant et que le chiffre cinq porte malheur, il fut renvoyé de la maison et confié à un moine qui l’amena avec lui à Lhasa où il fut ordonné. À l’âge de treize ans, le petit Kor (tib. skor chung ba) se rend au Népal et apprend les tantras inférieurs. Il se fait inviter par un yogi du nom de « Cornu » (tib. rwa ru can) dans une maison de briques (tib. so phag gi khang pa). Il y perçoit des objets insolites avec un sens symbolique et voit assise sur une représentation du Bouddha entrant dans le parinirvāṇa une yoginī entièrement nue qui lui montrait ses seins et son sexe (sct bhaga) en lui souriant.

La scène de la yoginī entièrement nue assise sur une représentation du Bouddha entrant dans le parinirvāṇa a évidemment pour but de choquer, mais elle reprend aussi le symbolisme śakta, où la śakti est la puissance de Śiva, qui serait un cadavre sans elle (śivaśava).

Śiva et Kali
(notez l'aspect tête tranchée - phag mo dbu bcad ma - de type
Chinnamastā)
Le petit Kor lui demande alors des instructions. Le yogi Cornu lui répond : « Elle n’enseigne pas le dharma, elle ne donne que sa bénédiction »[5]. La yoginī lui cracha dans la paume de la main et lorsque le petit sKor mit sa main sur tête, il entra aussitôt dans une absorption[6]. « Je n’ai plus besoin d’instructions, je suis libre ! » dit le petit sKor. Cornu le yogi lui dit alors qu’il y avait beaucoup de yogis au Népal comme ācārya Vajrapāṇi, Lham thing ba et le Manchot du clan de Bharo (tib. bha ro phyag rdum), mais... "Ils ne pourront pas t’aider. Va à Ya gal où vit un yogi du nom de Dashouchan (tib. mDa’ gzhu can : qui porte un arc et une flèche) » Nous verrons que ce yogi n’est autre que Karopa. Le petit sKor étudia quatre auprès du yogi. Dachouchan fit organiser un banquet tantrique en son honneur, l’initia dans un maṇḍala de fleurs et lui donna le nom Prajñāśrījñānakīrti. L’adolescent se mit alors au service d’une servante du yogi qui s’appela Kumudarā et lui demanda sa bénédiction. Elle lui bénissait avec un vase et appela cela la consécration de la sagesse-gnose (sct. prajñā-jñāna-abhiṣeka). Elle lui dit alors : « C’est merveilleux que tu te donnes tant de mal pour apprendre le dharma, motivé par la peur de la naissance et de la mort. Je vais te donner maintenant une instruction de vajrayāna extraordinaire et infaillible. Pratique-la. » Elle plaça alors ses jambes au sommet de sa tête.[7]

Lajja Gauri, Temple Basantpuri XVIIème s., Kathmandou  
Par la suite, Kor reçut le cycle complet de Bhairava noir (tib. gshing rje gshed nag po’i chos skor) etc. A l’âge de dix-neuf ans il se rendit au Tibet. En échange d’enseignements, on lui offrit un cheval. il continua sa formation à Gra thang[8], près de Lhasa chez l’ami spirituel Drapa Ngeunshé (tib. gra pa mngon shes, qui avait alors 69 ans), qui enseigna la nuit le cycle de Saṃvara selon les méthodes de Lūipa et Dīpaṅkara et la double méthode de Nāropa (tib. nA ro lugs gnyis) en échange d’or. Drapa et sa femme introduisirent Kor en la pratique de l’union (sct. yugganaddha) et lui donnèrent la deuxième consécration (sct. guhya-abhiṣeka). C’est une fille népalaise du nom de Drinou (‘bri nu) qui lui servit de mudrā. Drapa et sa femme lui donnèrent ensuite la troisième consécration (sct. prajñā-jñāna-abhiṣeka) et finalement la quatrième avec tous les symboles. Il étudia le cycle du sens du Cœur (tib. snying po’i skor).[9]

Après cela il fut envoyé dans une ville à la frontière indienne où l’on pratiqua le rituel secret (sct. guhyacārya). Il y avait un temple avec un grand thangka devant laquelle étaient exposées les cinq offrandes. Un jour, un moine lui demanda s’il était un disciple de Dashouchan/Karopa, et la nuit il enleva la thangka qui cacha une petite porte dérobée de laquelle sortirent de nombreuses mudrās qualifiées portant des ornements d’os. Le moine pratiqua des rituels tantriques secrets (tib. gsang sngags kyi spyod pa sna tshogs) en développant la félicité (tib. bde ba sbar nas). Le matin, il cacha les mudrās, ferma la porte et replaça la thangka devant. Il sortit alors pour mendier sa nourriture comme il est coutumier pour les moines bouddhistes. « Voilà comment nous pratiquons les rituels tantriques secrets en Inde » lui dit-il.

La deuxième partie de la vie du petit Kor nous montre que ce n’était vraiment pas un garçon ordinaire. Il s’agit en fait d’une sorte de flashback. Nous sommes de nouveau en Inde chez Karopa, qui eut de nombreux disciples parmi lesquels le yogi Nirūpata/Nirūpa. Nirūpa connaissait toutes les instructions ésotériques et atteint les siddhi à l’âge de 74 ans. C’est le moment que choisit Karopa pour l’envoyer au Tibet pour aller sauver les tibétains. Il lui indique un chemin, qui passe par une île de ḍākinī. Après trois banquets tantriques avec elles, elles lui disent d’aller au Népal, où un jeune tibétain très qualifié est sur le point de mourir. Nirūpa doit alors procéder à un transfert de conscience et entrer le corps (tib. grong ‘jug) du jeune tibétain qui vient de décéder, et ensuite se rendre au Tibet. Le jeune Kor avait alors vingt ans. Aussitôt dit, aussitôt fait. Nirūpa entre et anime le corps de Kor et devient Kor Nirūpa.

Au Tibet, c’est les grandes retrouvailles. Karopa et sa femme étaient déjà Lhasa avec la servante Kumudarā[10]. Je passe des détails. Au Tibet, Kor Nirūpa mène un peu une double vie (à l'instar du moine indien rencontré ci-dessus). Quand il met son manteau de paṇḍit indien, on l’appelle l’indien de Ceylan et quand il met ses habits tibétains, il enseigne les tantras, donne des initiations et contribue à de nombreuses traductions jusqu’en 1102, l’année de sa mort selon Geu[11]. Kor Nirūpa aurait par ailleurs été un des maîtres de Khyoungpo Neldjor le fondateur du Shangpa kagyu.

Mais il ne fait apparemment pas bon d’être associé avec Kor Niṛūpa et sa lignée de mahāmudrā[12], bien que Geu lotsāva le mette en avant comme l’école haute (tib. stod lugs). Sous le nom de Prajñāshrījñānakīrti, Kor Nirūpa est présenté comme le traducteur d’un des commentaires des Distiques de Saraha [13] attribué à Advayavajra.

Les transmissions de mahāmudrā de « l’école haute » (stod lugs : Karopa, Kor Nirūpa) et de « l’école basse » (smad lugs : Asu le newar, ses fils, Parpoupa I et II etc.) et les transmissions aurales qui descendraient de Réchoungpa ont notamment pour but d’authentifier des pratiques tantriques secrètes de ces transmissions et les Distiques du Roi et de la Reine attribués à Saraha, mais peut-être composés par Asu le newar ou quelqu’un de l’école basse.

Notons les ressemblances et les marqueurs hagiographiques dans les anecdotes qui entourent ces transmissions de type śakta. Par exemple entre les aventures de Réchoungpa au Népal et celles de Kor/Nirūpa, et le rôle que joua Tipupa pour Réchoungpa et Karopa pour Kor Nirūpa. Ou encore l’utilisation du transfert de conscience sur un autre corps (tib. grong ‘jug) pour combler des lacunes dans la transmission : le yogi Nirūpa sur Kor et Dharma Dodé (le fils de Marpa) d’abord sur un pigeon, puis du pigeon sur Tipupa, qui deviendra le maître de Réchoungpa.

Pour un exemple d'instructions de rituels secrets chez Réchoungpa, voir ici.

***

[1] Dge ba’i bshes gnyen, ou bien géshé (tib. dge bshes), utilisé ici dans un sens péjoratif, comme le faisait Tsangnyeun heruka dans les Chants de Milarepa.

[2] Ding sang dge ba’i bshes gnyen rnams de’i gtam cher mi gleng bas rnam thar cung zad rgyas par dris so// Deb ther sngon po p. 1000, Roerich p. 855

[3] The Biographies of Rechungpa: The Evolution of a Tibetan Hagiography, Peter Alan Roberts

[4] Phyag rgya chen po sgom du med pa’i man ngag, DTN p. 992, Roerich p. 848

[5] Bying gyis rlob pa ma gtogs chos gnang ba med zer// DTN p. 994, Roerich p. 850

[6] Ting nge ‘dzin ji lta ba bshin du skyes//

[7] Zhabs spyi bor blangs so/ Il n'est pas claire ce qui se passe avec les jambes ou les pieds de Kumudarā. Selon Roerich, elle place son pied sur la tête de sKor. Mais le verbe blang ba signifie prendre. On se serait plutôt attendu à bzhag pa dans ce cas. Il pourrait bien qu'il s'agisse de rituels proche du yonipuja décrits par David Gordon White dans le chapitre The Mouth of the Yoginī, dans son livre Kiss of the Yoginī, Tantric "Sex" in its South Asian Contexts. De toute façon, nous sont bien dans le cadre de rituels de type kaula.

[8] Source

[9] Ici, ce nom semble correspondre à la mahāmudrā tantrique (tib. grub snying). Voir Roerich p. 852

[10] Roerich, p. 854

[11] 1062-1162 selon Karl Brunnhölzl dans Straight from the Heart: Buddhist Pith Instructions. Peter Alan Roberts donne les dates 1062-1102) dans Mahamudra and Related Instructions: Core Teachings of the Kagyu Schools, p. 11

[12] « In the Blue Annals, Gö Lotsāwa equates him with Prajñāshrījñānakīrti, the author of a major commentary on Saraha’s dohas. This also brings up the questionable authorship of the latter two of Saraha’s doha trilogy and the suspicion that Kor Nirūpa was somehow associated with their forgery. In any case, this name is definitely tarnished in some circles through association with the suspect mahāmudrā lineage of Maitrīpa, even without the Vajravārāhı blessing issue. » Sarah Harding dans “As for the Blessing of Vajravārāhī, Marpa Lhodrakpa does not have it.” WTF?
Même type d’observation par Kurtis R. Scheffer dans Dreaming the Great Brahmin, p. 66 et par Klaus-Dieter Mathes dans Mind and its Co-emergent Nature (sahaja) in Advayavajra’s Commentary on Saraha’s Dohākoṣa. Le blog de Dan Martin Transmigration and Occupation.

[13] mi zad pa'i gter mdzod yongs su gang ba'i glu zhes bya ba gnyug ma'i de nyid rab tu ston pa'i rgya cher bshad pa. Colophon : Colophon: mi zad pa'i gter mdzod yongs su gang ba'i glu zhes bya ba'i rgya cher bshad pa rnal 'byor gyi dbang phyung chen po dpal sa ra ha pa'i dgongs pa mkhas par grags pa dpal ldan gnyis su med pa'i rdo rje mdzad pa rdzogs so/ /rnal 'byor pa bsod snyoms pa pradz+nyA na kIrtisa rang 'gyur du mdzad pa'o//
Content synopsis: gser bris number 1109, sde dge number otani beijing: 3102

La filière newar

Un prêtre vajracharya bouddhiste newar
Asu le newar (tib. bal po a su), alias skye med bde chen, lama skye med, ou bal po skye med était né au Népal, dans la lignée d’un prêtre domestique (tib. mchod gnas) indien qui était au service du clan Bharo. Le clan Bharo faisait partie de l’aristocratie newar (Chatharīya, probablement dérivé de kśatriya, la caste des seigneurs). C’est le grand-père indien d’Asu qui était le prêtre domestique des Bharos. Le père d’Asu, qui n’avait pas reçu d’éducation, travaillait pour les Bharos en tant que serviteur (tib. gyog po). Initialement, Asu travaillait également au service des Bharos, notamment en transportant des biens vers la frontière indienne. Son maître, qui était très content de lui, voulait le récompenser avec une maison, mais Asu dit qu’il préférait entrer dans la religion, comme son grand-père. Il obtint l’autorisation de Bharo et étudia auprès d'un paṇḍita népalais du nom de Dze-hūṃ, alias Śāntibhadra.

Plus tard, il rencontra ācārya Vajrapāṇi, reçut des instructions et devint un « homme vrai » (tib. yang dag pa’i skyes bu). Il voulut se rendre en Chine, s’arrêta à ‘Phan yul[1], maria la dame de ‘Brom (tib. ‘brom ga za) et eut quatre fils et trois filles. Il devait rester au Tibet pour le restant de sa vie. Deux de ses fils deviendraient comme lui des experts en mahāmudrā et la pratique de Vajravārahī.

L’auteur des Annales bleus, Geu lotsāva (1392-1481) donne différents noms au système de mahāmudrā d’Asu le newar : « école basse » (tib. smad lugs), « traductions basses » (tib. smad ‘gyur), « système newar » (tib. bal lugs). Le système de mahāmudrā d’ācārya Vajrapāṇi étant désigné sous le nom « traductions hautes » (tib. stod ‘gyur). L’école haute (tib. stod lugs) étant selon Geu la mahāmudrā qui descendrait du personnage obscur Karopa, un autre newar, et de sa lignée aussi obscure. On y reviendra dans un autre blog.

Quel type de mahāmudrā enseignaient Asu le newar et ses fils ? ce sont les Annales bleus qui nous renseignent. L’ainé s’appelait Goeunpo le siddha (tib. grub thob mgon po). Il pratiqua la mahāmudrā et Vajravārahī, et eut des ḍākinī mondaines (sct. loka-ḍākinī) à son service (tib. bran du ‘khol). Il obtint des pouvoirs (sct. siddhi) grâce aux huit classes de dieux-démons et au dharmapala Nātha (Mahākala). Le deuxième fils, Sangs rgyas sgom pa, réalisa également la mahāmudrā, mais semblait avoir mené une vie plus sobre. Le dernier fils était le maître newar Jigten (tib. slob dpon bal po ‘jig rten). Lui aussi avait accès à une mahāmudrā plus spectaculaire. Il donna des ordres au dharmapala, et eut également des ḍākinī à son service.

Phag mo du bcad ma (de type Chinnamastā)
Asu le newar eut également de nombreux disciples, parmi lesquels Rwa lotsāva et Parpoupa I (tib. mnga ris par bu ba) de Ngari, aussi appelé Ngaripa, l’homme de Ngari. En lisant la vie de ce dernier racontée par Geu, on a l’impression que la boîte à outils du parfait hagiographe est ouverte pour sortir un des nombreux exploits hagiographiques de Geu lotsāva[2]. Malheureusement Geu ne donne pas de dates pour Parpoupa I. Celui-ci serait allé voir ācārya Vajrapāṇi (né en 1017) pour recevoir de lui les instructions secrètes d’un aspect de Vajravārahī à la tête tranchée (tib. dbu bcad ma sct. Chinnamastā). Mais Vajrapāṇi lui aurait laissé le choix entre des pouvoirs (sct. siddhi) et la réalisation ultime (tib. mchog gi dngos grub), et lui aurait donné le « Cycle mahāmudrā des cailloux » (tib. phyag rgya chen po rde’u), une instruction à l’aide de 175 cailloux. Cette instruction serait une sorte commentaire de la trilogie de dohākośa attribué à Saraha. Elle combina à la fois les expédients (sct. upāyamārga) et la sagesse (sct. prajñā)[3]. Cela est vrai pour toutes les instructions, mais ici « expédients » prend le sens particulier de voie des expédients, notamment les pratiques de divinités en union et les pratiques haṭhayoguiques et de yoga sexuel associés.

Ce que fait ici Geu lotsāva est d’authentifier et les Instructions de Vajravārahī à la tête tranchée (tib. dbu bcad ma) et le « Cycle mahāmudrā des cailloux » en faisant apparaître qu’ācārya Vajrapāṇi en fut détenteur.

Après cela, Ngaripa Parpoupa I va voir Goeunpo le siddha, le fils cadet d’Asu. Parpoupa I avait découvert que le siddha enseigna bien les textes de base, mais sans les expédients (tib. thabs bzhag nas), donc sans l’upāyamārga, à la différence de Vajrapāṇi. Il demande à Goeunpo le siddha pourquoi. Le siddha lui répond que les tibétains préfèrent ce genre d’instructions légères (tib. bun ne ba) et détaillées (tib. spros pa)[4]. Le siddha organise alors un banquet tantrique (sct. gaṇacakra) et transmet le cycle à Parpoupa I. Celui-ci découvre qu’il n’y a aucune différence entre le cycle de Vajrapāṇi et celui de Goeunpo le siddha. Pendant 8 ans, Parpoupa I resta auprès de Goeunpo le siddha en tant que prêtre domestique (tib. mchod gnas).[5]

Dans ce passage Geu lotsāva tente d’authentifier ce cycle de mahāmudrā diffusé par Parpoupa I, en montrant qu’il était connu par le fils d’Asu, même s’il ne l’enseigna pas publiquement, et aussi par Vajrapāṇi. Il réussit ainsi du même coup d’authentifier les instructions upāyamārga et la trilogie des dohākośa enseignés par Parpoupa I et ses disciples.

Toujours selon Geu, le principal disciple de Parpoupa I fut Drushuloua (tib. gru shul ba). De nouveau, Geu ne fournit pas de dates et fournit des anecdotes clichées. Drushuloua reçoit les instructions de Parpoupa I et se consacre à des pratiques secrètes (tib. gsang spyod).

Drushuloua aurait transmis les instructions du « Cycle mahāmudrā des cailloux » et la trilogie de dohākośa à l’érudit Parpoupa II Lodreu Sengé (par pu ba[6] blo gros seng ge). Toujours pas de dates... Mais une hagiographie de Parpoupa II par Dan Martin[7] est publiée par le site The Treasury of Lives. Un premier élément plus concret apparaît en la personne de Yelpa Yeshe Tsek (yel pa ye shes brtsegs, 1134-1194), un disciple de Parpoupa II. Yelpa est déçu par le manque d’érudition de Parpoupa II, que Geu[8] appelle cependant érudit (tib. mkhas pa) et l’envoie étudier auprès de Pamodroupa Dorje Gyelpo (phag mo gru pa rdo rje rgyal po, 1110-1170) au siège de Densatil (gdan sa mthil dgon). Plus tard Parpoupa II aurait fondé le monastère de Parpu (par/spar phu dgon). Lingrepa Pema Dorje (gling ras pa pad+ma rdo rje, 1128-1188) fut son disciple.

Parpoupa II (blo gros seng ge) et/ou ses disciples sont l’auteur de plusieurs manuscrits du fonds tibétain Tucci que l’on trouve dans la bibliothèque d’ISIAO à Rome. Parmi ceux-ci des textes relatifs à la trilogie de dohākośa attribuée à Saraha, ainsi qu’une série d’hagiographies des grands maître de la « transmission Par » (tib. par lugs) : Maitrīpa, Vajrapaṇi, Asu le newar, puis les tibétains Ngari Djoden (mnga’ ris jo gdan 11-12ème s., alias Ngaripa / Parpoupa I ?), Drushulwa (gru shul ba) et finalement Par phu pa II.

L’objectif de ces manuscrits, tout comme les anecdotes racontés ci-dessus par Geu dans les Annales bleus, semble être l’intégration d’instructions de type upāyamārga (du yoga, de la bière et des femmes) dans le cycle de mahāmudrā de Saraha/Maitrīpa/Vajrapāṇi, où ces instructions manquaient ou « n’étaient pas enseignées publiquement ».

En résumé, on peut dire que les transmissions trilogistes et upāyamārga Cycle mahāmudrā des cailloux ») sont enseignées de façon ouverte et concrète par les disciples de Parpoupa II blo gros seng ge au monastère de Parpu. La série d’hagiographies est la preuve d’une tentative d’authentification. La transmission des instructions trilogistes et upāyamārga qu’elles relatent est vague, manque d’éléments concrets (y compris dans les Annales bleus) et porte la trace de nombreuses astuces d’hagiographiste.

***

[1] 'Phan yul se situait au nord/nord-ouest sur l’autre rive de la rivière Skyi chu (Skyid chu), en face de Rgya ma. Source : PIATS 2000, International Association for Tibetan Studies. Seminar, Henk Blezer, A. Zadoks

[2] En gros, l’objectif est de faire croire que les maîtres du XIIème siècle n’enseignaient pas la « voie des expédients » (sct. upāyamārga), non pas parce qu’elle n’existait pas encore dans cette forme, mais pour diverses raisons, comme leur attachement aux vœux de moine, le manque de disciples qualifiés, etc. Pour empêcher des lacunes dans la lignée et pour authentifier les instructions de cette voie, il faut montrer que ces maîtres connaissaient leur existence, en étaient détenteurs, mais ne voulaient pas les diffuser.

[3] Thabs dang shes rab zung du sbral nas lam du ‘khre ba/ Deb ther p. 1008

[4] Bod ‘di lta bu bu bun ne ba cig dang*/ spros pa la dga’ bar ‘dug nas bdag gis rde’u skor ma bstan pa yin/

[5] Deb ther sngon po, pp. 1008-1009

[6] Aussi orthographié comme spar phu ba

[7] Les sources de Dan Martin pour cet article sont :  Roerich, George, trans. 1996. The Blue Annals. 2nd ed. Delhi: Motilal Banarsidas, pp. 566-8, et Schaeffer, Kurtis R. 2005. Dreaming the Great Brahmin. Oxford: Oxford University Press.

[8] Deb ther sngon po, p. 1010

vendredi 27 mai 2016

La critique critiquée


Les Lumières

On assiste depuis quelque temps à un certain retour du religieux et à une mise en garde contre les tendances « laïcisantes » du bouddhisme. Il se peut que dans le sillage du thème du choc des civilisations, certains imaginent, aussi en matière de bouddhisme, une opposition entre l’occident et l’orient et accusent l’occident de fabriquer un orient à son image en lui imposant ses propres vues (orientalisme). En dehors de la question du bien-fondé de cette accusation, il me semble quasi impossible pour tout un chacun de ne pas fabriquer des images et de ne pas les imposer sur le monde qui l'entoure. Qui n’est pas coupable de cela ?

On a vu apparaître ces dernières années de nouvelles appellations bouddhistes, péjoratives pour une grande partie. Une des plus anciennes étant sans doute le nom « bouddhisme protestant », qui serait selon Wikipédia synonyme de « modernisme bouddhiste », « bouddhisme moderniste » ou encore « bouddhisme moderne ».

Le terme « modernisme bouddhiste » (Buddhistischer Modernismus) est le nom donné par l’indianiste allemand Heinz Bechert au mouvement d'élites Sri-Lankais de moderniser le bouddhisme. C’est Gananath Obeyesekere, un anthropologue sri-lankais, qui, en 1970, remplaçait ce nom par « bouddhisme protestant », pour qualifier le même phénomène. En 1988, il publia avec Richard Gombrich un livre sur les transformations du bouddhisme sri-lankais, intitulé « Buddhism Transformed: Religious Change in Sri Lanka ». Cette forme de bouddhisme, où Henry Steel Olcott joua un rôle, est protestante dans la mesure où il diminue le rôle du moine (en tant qu’intermédiaire) et rend chacun responsable de son propre salut ou éveil. Gombrich and Obeyeseke semblaient avoir fait du Sri-lankais Anagarika Dharmapala (1864-1933) le prototype du « bouddhiste protestant ». Cet ancien théosophe fut le fondateur de la Société de la Maha Bodhi (Mahabodhi Society).
« Ce bouddhisme est protestant de deux manières. Tout d'abord, il est influencé par les idéaux protestants tels que la liberté des institutions religieuses, la liberté de conscience, et la concentration sur l'expérience intérieure individuelle. Deuxièmement, il est en lui-même une protestation contre les prétentions de supériorité chrétienne, le colonialisme et le travail missionnaire chrétien visant à affaiblir le bouddhisme. « Sa caractéristique saillante est l'importance qu'il attribue aux laïcs ». Il est né au sein de la classe moyenne nouvelle et instruite, à Colombo et aux alentours. »
Wikipédia donne quelques caractéristiques du modernisme bouddhiste :
1. l’importance des laïcs face à la sangha ;
2. la rationalité et la diminution de l’accent porté sur les aspects surnaturels et mythologiques ;
3. la cohérence avec la science moderne ;
4. l'accent sur la spontanéité, la créativité et l'intuition ;
5. le caractère démocratique et anti-institutionnel ;
6. l’accent porté sur la méditation par rapport aux rituels et aux cérémonies.
Le « bouddhisme protestant » ou « modernisme bouddhiste », né à Sri Lanka dans les classes moyennes, comporte une partie modernisation, influencée par les Lumières, et une partie politique anti-colonialiste.

Ce ne fut cependant pas le premier effort de modernisation du bouddhisme. Le roi du Siam, Mongkut (1804 -1868) ouvrit son pays à l'influence étrangère et le sauva ainsi de la colonisation. Il reforma aussi le bouddhisme en fondant un nouvel ordre (Dhammayuttika Nikaya, ou Thammayut Nikaya). Il voulut « réformer les règles de discipline monastique et les rendre plus proches de celles des canons Pālis enseignés dans les pagodes. Il voulait aussi supprimer les différentes pratiques superstitieuses qui avec le temps étaient devenues parties intégrantes du bouddhisme siamois. » (Wikipédia)

La volonté de réforme de Mongkut rejoint celle d’Anagarika Dharmapala sur certains points des 6 caractéristiques ci-dessus. Notamment 2. la rationalité et la diminution de l’accent porté sur les aspects surnaturels et mythologiques et 3. la cohérence avec la science moderne et dans une certaine mesure 6. l’accent porté sur la méditation par rapport aux rituels et aux cérémonies.

Buddhadasa Bhikkhu (1906 - 1993), fut un moine bouddhiste thaïlandais dont on peut dire qu’il avait pour aspiration de moderniser le bouddhisme. Son aspiration s’inscrit dans quasiment toutes les caractéristiques du modernisme bouddhiste mentionnées ci-dessus.
« 1. la critique du bouddhisme tel qu’il est pratiqué en Thaïlande, 2. le retour au bouddhisme primitif par la publication de textes choisis du Tipiṭaka traduits en thaï, puis, plus tard, l’appel au Tch’an, appelé Zen au Japon, 3. les tentatives du réveil du bouddhisme opérées à l’étranger, en Asie comme en Occident, 4. l’examen de tous les mouvements de réforme religieuse non bouddhistes, mais surtout indiens (p. 33-53). »[1]
Il y aura beaucoup plus à dire à son sujet, Buddhadasa fut vraiment un personnage extraordinaire. Les trois bouddhistes dont nous venons de parler peuvent difficilement être considérés comme des victimes d’un « impérialisme culturel occidental ».  Ils s’opposaient chacun à leur manière contre les tendances colonialistes de leurs époques, mais semblaient vouloir embrasser et diffuser les valeurs des Lumières et moderniser le bouddhisme. Pourquoi le bouddhisme et les autres religions orientales devraient-ils s’abstenir de l’influence des Lumières ? De quoi ceux qui parlent d’orientalisme, de bouddhisme protestant, de bouddhisme Yavanayāna (voir ci-dessous) de bouddhisme agnostique, de bouddhisme blanc, etc. voudraient-ils exactement préserver le bouddhisme et comment ?

Walpola Rahula (1907 - 1997), fut un moine bouddhiste théravadin Sri-lankais, engagé politiquement, et l’auteur de L'Enseignement du Bouddha (1961), préfacé par Paul Demiéville. « Voici une apologie du bouddhisme conçue dans un esprit résolument moderne par un des représentants les plus qualifiés et les plus éclairés de cette religion. » Trop moderne cependant selon certains qui qualifient son bouddhisme de bouddhisme grec ou « bouddhisme yavanayāna », qui ignore les dieux et les esprits (2), qui diminue le rôle de la sangha (1), et qui donne plus d’importance à l’engagement politique qu’à la méditation.[2]

Et au Tibet ? Amdo Gendün Chöphel (1903 - 1951) fut un des premiers intellectuels tibétains célèbres, qui voulaient sortir le Tibet de son isolement. 
« En 1937, Gendün Chöphel s’illustra en publiant dans la revue ronéotypée le Melong un article intitulé « La Terre est-elle ronde ou plate ? » Question résolue au Siam par le roi Mongkut[3] un siècle plus tôt. « En 1945, avec des intellectuels tibétains à Kalimpong, il fonde le parti progressiste tibétain, un parti ayant dans ses objectifs le renversement de l’ordre établi à Lhassa. »
Plus tard, il sera arrêté et incarcéré dans la prison située au pied du Potala, dont il sera libéré en 1949 moralement et physiquement affaibli. Il mourra en 1951.

Il n’y a pas réellement eu des réformateurs ou candidats-réformateurs au Tibet ou dans le bouddhisme tibétain exilé, dans le sens d’un modernisme bouddhiste. Les plus originaux furent sans doute Chogyam Trungpa et Namkhai Norbu, mais sans véritable mises en question. Le Dalai-Lama exprime quelquefois sa sympathie pour des idées marxistes et pour la science. Il a abdiqué en tant que chef séculier du Tibet et a introduit des principes démocratiques dans le gouvernement en exil. Samdong Rinpoché est un grand amateur de Krishnamurti, qui fut un modernisateur religieux à sa façon (Se libérer du connu). Karmapa Orgyen Trinley Dorje s’intéresse à l’écologie, promeut le végétarisme et l’ordination des femmes (bhikkunis) que l’on peut considérer comme des caractéristiques modernistes. Mais cela ne semble pas avoir eu de véritables répercussions au niveau de la théorie et de la pratique du bouddhisme tibétain. Quand le Dalai Lama avait aboli le culte du dharmapala Shougden, ce n’étaient pas des éléments du culte en lui-même qui furent visés mais certains phénomènes périphériques d’intolérance. La théorie et la pratique du bouddhisme tibétain n’ont pas fait l’objet d’une modernisation sur le fond.

D’autres noms étaient inventés par la suite pour qualifier les diverses tentatives de moderniser le bouddhisme. « Bouddhisme agnostique », notamment suite à la publication de Le bouddhisme libéré des croyances de Stephen Batchelor, qui adopta lui-même plus tard le nom de « bouddhisme séculier ». Ce type de bouddhisme fut qualifié de « bouddhisme lite » par certains bouddhistes plus traditionalistes, qui lui reprochaient notamment ses attaques sur la doctrine du karma et de la réincarnation, qu’ils considéraient comme les fondations du bouddhisme, sans lesquelles tout l’édifice s’écroulerait.

Le « bouddhisme engagé » fut au départ un nom inventé par Thích Nhất Hạnh, inspiré par le « bouddhisme humaniste » des « bouddhistes modernes » chinois Taixu (1890-1947) et Yinshun (1906 – 2005). Le « bouddhisme humaniste » voulait intégrer les pratiques bouddhistes dans la vie de tous les jours et faire du rituel une action centrée sur les vivants plutôt que sur les morts. Le « bouddhisme engagé » né au Vietnam fut une réponse bouddhiste aux souffrances de la société vietnamienne. La pratique de la pleine conscience pouvait aussi se faire en se mettant au service des autres, dans le domaine social, politique, environnemental, économique, et en combattant les injustices. C’est l’humain et sa vie sur cette terre qui constituent le défi central du bouddhisme engagé, qui n’est évidemment pas apolitique, tout comme le bouddhisme traditionnel d’ailleurs.

La quatrième caractéristique du modernisme bouddhiste (voir ci-dessus) « l'accent sur la spontanéité, la créativité et l'intuition », qui est une autre forme de distanciation du dogme religieux fait l’objet de nombreuses attaques de tous les côtés. De la part des traditionalistes théravadins, c’est Thanissaro Bhikkhu qui lui reproche de s’inspirer du romantisme allemand et de la psychologie occidentale. Il parle de « bouddhisme romantique », caractérisé par un idéal de « interconnectivité, complétude, spontanéité, transcendance de l’égo, absence de jugement (non-judgmentalism), et intégration de la personnalité (integration of the personality). »[4] Disons l’aspect plutôt ancien-hippie et philosophie pérenne/philosophie éternelle du bouddhisme en occident. David Chapman (proche du mouvement vajrayāna « Aro ») parle de « bouddhisme consensus » (Consensus Buddhism) ou de « bouddhisme gentillet » (Nice Buddhism) « psychothérapeutiquement correct », qui veut se distinguer de la Pleine conscience ™ par l’éthique bouddhiste, mais celle-ci ne différerait, selon lui, en rien de l’éthique séculière américaine et réduirait le bouddhisme à une méditation psychothérapeutique[5].

Tous les modernismes bouddhistes trouvent plus radical que soi en le « non-bouddhisme spéculatif » (Speculative non-buddhism)[6]. Spéculatif dans le sens de « regarder à travers » le bouddhisme, une sorte d’évaluation autocritique de toutes les réponses ou solutions du bouddhisme (x-bouddhisme)[7]. Le non-bouddhisme se veut ni le bouddhisme ni la négation du bouddhisme. La question principale qui la guide étant « une fois dépouillé de ses représentations transcendantales, que le bouddhisme peut-il nous offrir ? ». Il est très probable que le bouddhisme X durera plus longtemps que le non-bouddhisme spéculatif, mais il faut espérer que l’évaluation autocritique restera. Un des principaux reproches faits au bouddhisme X qui inclue le modernisme bouddhiste est le fait que les bouddhistes ne voient pas « la structure syntaxique du bouddhisme ». Le Dharma, qui s'enseigne, n’est pas une Loi transcendantale et spontanée, elle est produite et perpétuée par l'homme. Dans ses formes occidentales elle reproduit inconsciemment les anciennes structures et la pensée capitaliste occidentale. « Pratiquer le Dharma » peut alors aussi contribuer sciemment ou inconsciemment à perpétuer les anciennes structures et peut conduire à un quiétisme politique. Surtout si cela s'accompagne d’injonctions anti-intellectualistes comme ne pas penser, laisser aller etc.

C’est dans le cas de la pleine conscience et de la réduction du stress basée sur la mindfulness (MBSR), initialement conçues comme traitement médical et psychiatrique, et surtout ses applications pratique dans la société, que l’on voit comment elle permet aux cadres, employés, soignants, militaires, policiers etc. de mieux fonctionner et faire face « à la tourmente » (en gros, par l'acceptation) sans forcément intervenir au niveau structurel dans celles-ci. La pleine conscience est sortie des cliniques et c'est désormais aussi un produit marketing.

Cela permet à Richard K. Payne, doyen de l’Institut des études bouddhistes à San José, spécialisé en le bouddhisme ésotérique[8], de qualifier le modernisme bouddhiste de « bouddhisme blanc », qui serait le contraire du bouddhisme birman, thaï ou japonais, et qu’il définit maintenant comme « discours sur le bouddhisme qui a une domination hégémonique dans la société contemporaine due au statut social privilégié de ceux qui le promeuvent. ».[9] Et pour Payne, cette promotion est une forme d’impérialisme culturel[10]. On retrouve chez lui également les termes de l’opposition spiritualité – religion, où la spiritualité est au fond la philosophie pérenne et où la religion est symbolisée par l'anecdote de la pratique d’une grand-mère taïwanaise lançant des blocs de bois en forme de lune pour prédire l’avenir.[11] Le bouddhisme blanc est donc, selon Payne qui le formule différemment, l’expression d’un bouddhisme moderne, spirituel, et pratiqué par des personnes de statut privilégié et occidentales. Un bouddhisme arrogant qui domine le bouddhisme religieux populaire qu’il méprise par ailleurs.

Le « bouddhisme blanc » s’inscrit donc dans « l’orientalisme », terme inventé par Edward Wadie Saïd (L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, 1978), où il développe quatre thèses, parmi lesquelles la domination politique et culturelle de l'Orient par l'Occident. Ce terme est repris par Donald S. Lopez, Bernard Faure[12] et d’autres, pour qualifier l’attitude des bouddhistes occidentaux par rapport aux formes du bouddhisme traditionnel. Selon Bernard Faure, les « néobouddhistes occidentaux » ont la présomption de comprendre le vrai message du Bouddha, tandis que les peuples d’Asie qui l’avaient pratiqué pendant des siècles ne le comprenaient pas.[13] Faure condamne par ailleurs à la fois les néobouddhistes rationalistes (le bouddhisme serait « extrêmement religieux ») et les bouddhistes occidentaux de tendance anti-intellectualiste (4) (« Pour une religion, le bouddhisme est plutôt philosophique. ») pour leur manque d'équilibre. Tous ceux qui 'sen prennent au modernisme bouddhiste semblent souhaiter que modernité et tradition, raison et foi, science et religion marcheraient main dans la main.

Reste que même en matière philosophique, les universitaires occidentaux se rendraient coupables d’ « eurocentrisme »[14]. Les minorités et les femmes sont sous-représentées en philosophie parce que la perception générale est « que les facs de philo sont des temples dédiés aux accomplissements de mâles d’origine européenne ».[15] Jay L. Garfield et Bryan W. Van Norden préconisent qu’on ajoute au cursus des auteurs d’autres cultures, et fournissent une liste d'auteurs indiens qui sont par ailleurs souvent religieux, souvent mâles, souvent de classe supérieure (brahmanes)…

Les Lumières inauguraient un renouveau intellectuel et culturel, qui voulait faire « triompher la raison sur la foi et la croyance », en combattant l’irrationnel, l’arbitraire, l’obscurantisme et la superstition des siècles qui les précédaient. Ce mouvement ne fut pas, initialement, celui d’une culture cherchant à dominer une autre ou d’une race contre une autre, mais cherchait à lutter contre les oppressions religieuses et politiques dans son sein d’abord. Cela a abouti à, ou fait avancer la séparation de l’état et de la religion, la séparation entre les sciences et la religion, entre la philosophie et la religion etc. Car la religion (monothéiste) était encore omniprésente dans toute la société et dans quasiment toutes les disciplines. Elle « dominait hégémoniquement »[16] peut-on dire… Les Lumières et leurs objectifs visaient-ils exclusivement le bien des mâles européens protestants privilégiés (blancs) et leur hégémonie ? Non, mais il se trouve que quel que soit l’objectif (religieux, spirituel, séculier…), ceux-là ne s’en sortent jamais si mal quelle que soit la situation... Pourquoi seraient-ils les seuls à se servir des Lumières ? Si Mongkut, Anagarika Dharmapala, Buddhadasa, Walpola Rahula, Amdo Gendün Choephel, etc. s’en inspirent, est-ce pour faire, sciemment ou inconsciemment,  le jeu de "mâles européens protestants privilégiés (blancs)" et leur hégémonie, ou auraient-ils pu le faire pour leurs propres raisons à eux ? L’occident a bien adopté des religions du Moyen-Orient, l’Orient ne pourrait-il pas se laisser inspirer par un courant né en Occident ? Et qui en plus fut à l’origine de nombre d’avancées ?

C’est donc par peur d’être taxé d’orientaliste, de bouddhiste protestant, de bouddhiste lite, romantique, eurocentrique et blanc qu'un bouddhiste occidental devrait mettre en veilleuse la pensée critique ? Pour que les générations futures de grand-mères taïwanaises puissent continuer à lancer les « blocs de lune », etc. etc. Et peut-être même, pour montrer son ouverture à d’autres cultures religieuses, et "pour ne pas manquer d'équilibre", faudrait-il encore qu'il intègre lui-même la pratique du lancement de « blocs de lune » etc. etc. comme si les Lumières n’avaient jamais eu lieu ici. J'ai d'ailleurs personnellement une petite pensée émue pour la grand-mère allemande achetant des indulgences et dont Luther, longtemps avant les Lumières, avait cruellement détruit tout espoir de rémission.

Il y a d’ailleurs dans ces attaques contre les formes de modernisme bouddhiste comme une tentative de faire des aspects surnaturels et mythologiques et des rituels et cérémonies une partie essentielle du bouddhisme classique. Dérober l’orient de celle-ci serait selon les anti-orientalistes comme un assaut sur l’identité bouddhiste. Mais c'est oublier que les bouddhistes orientaux n’avaient pas attendu les Lumières et l’occident pour mettre en question ces mêmes aspects (les 6 caractéristiques du modernisme bouddhiste ci-dessus), à commencer par le Bouddha des suttas. Et cette critique s’est poursuivie tout au long de l’histoire du bouddhisme. Dans les écrits de maîtres ch’an ou ceux attribués au roi Indrabhūti, à Lakṣmīṅkārā, à Saraha, Maitrīpa/Advayavajra (X-XIème siècle), pour se limiter à ceux-ci pour l’instant. À se demander qui est le véritable orientaliste ? Qui projette son idée d'orient sur l'orient ?

Pour revenir au début de cet article, pourquoi les religions semblent faire leur retour partout dans le monde ? « La mondialisation capitaliste entraîne une déshumanisation des sociétés. Elle est perçue à raison comme sans âme, destructrice. » (Henri Pena-Ruiz) Cela crée une angoisse identitaire, qui conduit à des replis identitaires, un retour au connu.
« Si les religions renaissent et se renouvellent sans cesse, si elles semblent se marier si bien avec la modernité, c'est sans doute qu'elles répondent à des attentes individuelles et à des besoins collectifs dont aucune société n'a su, à ce jour, s'affranchir. Ces aspirations sont de plusieurs ordres : idéologico-politiques, morales, sociales, identitaires, communautaires, existentielles, matérielles et même thérapeutiques. »[17]
Mais certains bouddhistes religieux refusent que l’on réduise le bouddhisme à ces éléments ou à une thérapie. Philippe Cornu, par exemple, avertit contre le « danger » de réduire le Bardo Thödol à une préparation « psychologique » à la mort et de prendre les six mondes pour des états psychologiques, tout en critiquant les autres interprétations (psychologiques, symboliques, thérapeutiques...)[18]

Dans un message très récent[19], Karmapa Orgyen Trinley Dorje rappelait la division du bouddhisme par le Dalai-Lama en trois catégories (je n'en connais pas la source) : le bouddhisme en tant que science, philosophie et religion. Il préconisait une relation harmonieuse entre la science et la religion, avec une compréhension mutuelle, l’une soutenant l’autre. La science regarde le monde extérieur et nous renseigne sur lui, mais ne nous permet pas de trouver notre véritable nature et de découvrir le sens de la vie. La religion, elle, peut donner du sens et de la profondeur à notre vie en nous montrant la direction à suivre.[20]

Est-il encore réellement besoin d’une religion au sens propre pour faire cela ?

MàJ 28052016
From Protective Deities to International Stardom: An Analysis of the Fourteenth Dalai Lama’s Stance towards Modernity and Buddhism, Georges B. Dreyfus
***
L'opinion de Carl-Gustav Jung

[1] Voir ceci

[2] « If you read the whole [Pāli sutta] collection you would get a very, very different picture of Buddhism than the one Rahula gives you:a world inhabited by gods and spirits, focused on monks, with limited emphasis on meditation and almost none on politics. What people like Rahula did is a genuine innovation. »

[3] « Accompanying the influx of Western visitors to Siam was the notion of a round earth. By many Siamese, this was difficult to accept, particularly by religious standards, because Buddhist scripture described earth as being flat. The Traiphum, which was a geo-astrological map created before the arrival of Westerners, described "…a path between two mountain ranges through which the stars, planets, moon and sun pass." Religious scholars usually concluded that Buddhist scriptures "…were meant to be taken literally only when it came to matters of spiritual truth; details of natural science are revealed figuratively and allegorically." Mongkut claimed to have abandoned the Traiphum cosmology before 1836. He claimed that he already knew of the round state of earth 15 years before the arrival of American missionaries, but the debate about Earth's shape remained an issue for Siamese intellectuals throughout the 1800s »

[4] Voir l'article

[5] https://meaningness.wordpress.com/2012/09/18/what-do-you-want-buddhism-for/

[6] https://thenonbuddhist.com/2014/06/02/what-is-non-buddhism/

[7] https://speculativenonbuddhism.com/categories/

[8] https://rkpayne.wordpress.com/about/publications/

[9] « discourse regarding Buddhism that holds a hegemonic domination in present-day society as a consequence of the socially privileged status of those who promote it. »

[10] https://rkpayne.wordpress.com/2016/04/29/white-buddhism-a-skeptics-guide/

[11] « These are wooden blocks, shaped like a quarter moon, flat on one side, round on the other, painted red, and used for fortune telling. »

[12] Notamment dans Bernard Faure, Bouddhismes, philosophies et religions, Aséanie, 1998 et Unmasking Buddhism.

[13] Bernard Faure, Unmasking Buddhism, p. 38 « It would be presumptuous, however, for us Westerners to assume that we can easily identify and understand the true teaching of the Buddha after centuries of oblivion and deviations, while arguing that the people of Asia, who practiced it for such a long time, never really understood it. »

[14] If Philosophy Won’t Diversify, Let’s Call It What It Really Is, Jay L. Garfield and Bryan W. Van Norden http://www.nytimes.com/2016/05/11/opinion/if-philosophy-wont-diversify-lets-call-it-what-it-really-is.html?smid=fb-share&_r=0

[15] « Part of the problem is the perception that philosophy departments are nothing but temples to the achievement of males of European descent. »

[16] Voir la citation de Payne ci-dessus

[17] P.L. Berger dans Le Réenchantement du monde. Cité dans Le retour du religieux, un phénomène mondial, Jean-François Dortier et Laurent Testot, publié le 01/05/2005. http://www.scienceshumaines.com/le-retour-du-religieux-un-phenomene-mondial_fr_4912.html

[18] Livre des morts tibétain, pp. 965-966

[19] The Gyalwang Karmapa on the Relationship Between Buddhism and Science

[20] « The Gyalwang Karmapa began this afternoon by referring to His Holiness the Dalai Lama’s division of Buddhism into three categories: Buddhism as a science, as a philosophy, and as a religion. »

« Today it is important that we find a harmonious relationship between science and religion,” the Karmapa stated, “one in which there is mutual understanding and support, so that the two can balance each other.” One way to understand this relationship is to consider the focus of these two approaches, he said: the scientific way turns outward to look at the exterior world, whereas the spiritual path turns inward to look at the interior world of the mind. Science can give us information about the outer world but with this alone, it is difficult to find one’s true nature and to discover the meaning of this life.
Religion, however, can bring meaning and profundity into our lives, and show us the right direction to take.
»