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samedi 9 juillet 2016

L'avenir de l'ésotérisme


Dante et Béatrice devant le plus haut ciel (Paradiso Canto 28, lines 16–39)

« L’occultisme désigne l'ensemble des arts et sciences occultes (alchimie, astrologie, magie, divination, médecine occulte) touchant aux secrets de la nature, à ce qui est non visible ».

L'expression « sciences occultes » est relativement récent et remonterait au titre d'un livre d'Eusèbe (de) Salverte[1], par ailleurs auteur de brochures antireligieuses, en 1829 (Des sciences occultes[2]). Le mot « occultisme » en français ferait son apparition en 1842[3]. Dès 1884 l'occultiste Joséphin Péladan entend par « occultisme » : « l'ensemble des sciences occultes »[4].

Les secrets de la nature, c’est-à-dire le voile d’Isis. La Nature aime à se cacher dit Héraclite[5]. Et selon Cicéron, son ami Nigidius Figulus, pythagoréen et mage, voyait justement « les choses que la nature avait cachées (quae natura occultavit) ».[6]
« La magie a la même finalité que la mécanique. Il s'agit d'essayer d'arracher à la nature ses secrets, c'est-à-dire de découvrir les processus occultes qui permettent d'agir sur la nature pour la mettre au service des intérêts humains. Mais la [magie antique] repose originellement sur la croyance selon laquelle les phénomènes naturels sont provoqués par des puissances invisibles, dieux ou démons, et que l'on peut ainsi modifier les phénomènes naturels en contraignant le dieu ou le démon à faire ce que l'on veut réaliser. On agit sur le dieu ou le démon en l'appelant par son vrai nom, puis en accomplissant certaines actions, certains rites, en utilisant des plantes ou des animaux que l'on considère comme étant en sympathie avec la puissance invisible que l'on veut forcer. Le dieu devient alors le serviteur de celui qui a accompli la pratique magique. Car le mage prétend dominer cette puissance, la contraindre, l'avoir à sa disposition pour réaliser ce qu'il désire. »
Au Moyen Âge finissant et à la Renaissance se dégage peu à peu la notion d’une « magie naturelle ».
« Cette idée s’impose à partir du moment où l’on pense pouvoir donner une explication naturelle, presque scientifique, des phénomènes que l’on croyait jusqu’alors être l’œuvre de démons qui auraient été les seuls connaisseurs des secrets de la nature. La magie naturelle admet que les hommes peuvent, eux aussi, connaître les vertus occultes des choses. L’aide des démons n’est pas nécessaire pour utiliser les virtualités secrètes, cachées dans le sein de la nature. » Le voile d’Isis, Hadot, p. 122-123
On peut donc distinguer entre une « magie antique », une « magie naturelle » et les sciences qui ont évolué de cette dernière et qui se sont séparées progressivement de leurs origines magiques. Certains (néoplatoniciens, chrétiens, …) ont voulu faire une distinction entre la « magie antique » ordinaire et la « théurgie » : « Connaissances et pratiques magiques qui permettent de se mettre en rapport avec les puissances célestes bénéfiques et d'utiliser leurs pouvoirs » (Atilf) Pour être plus précis, Jamblique (242-325) distingue entre deux sortes de théurgie : « l’épistimonikí theología (έπιστημονική θεολογία), qu’il assimile à la philosophie contemplative ou théosophie, et la hieratiké pragmatía (ίερατική πραγματεία), qu’il envisage comme la théurgie pratique, c’est-à-dire la philosophie des théurges avec les pratiques correspondantes. »[7]

Jamblique, qui préférait la théurgie à a théologie[8] et qui mit l’accent sur l’aspect rituel avait poussé le platonisme vers la religion. Dans son livre De mysterii, il fait la distinction entre la magie (antique ordinaire) et la théurgie, dont il fait l’apologie. En gros, la magie restait encadrée par la Nature (sublunaire), tandis que la théurgie permit d’aller jusqu’à Dieu. Jamblique écrit par ailleurs en se faisant passer pour le prophète égyptien Abamon, un trait commun de tous qui transmettent des Révélations ?

Mais quelle que soit les théories qui encadrent la magie et la théurgie, leurs univers sont assez similaires, si ce n’est le même, où procèdent progressivement à partir de Dieu des entités angéliques (séraphins, chérubins, trônes…), selon leur degré de pureté et « de mélange », jusqu’aux anges, les hommes et les démons. La procession est suivie d’une conversion, d’un retour à Dieu, c’est du moins l’objectif de la théurgie. Pour Jamblique etc. la magie antique ordinaire ne fait intervenir que les entités intermédiaires. Pour la magie et la théurgie la science consiste donc à la connaissance des secrets et des processus occultes de la Nature. En même temps, ces « sciences occultes », encadrées par le « surnaturel » (car justement « occulte ») c’est tout ce qui existait comme science tout court.

La religion aime intégrer la science, pour se donner plus de moyens, plus de prestance... Cela ne date pas d’aujourd’hui. Les sciences occultes traditionnelles sont l’alchimie, l’astrologie, la magie, la divination, la médecine occulte, les mancies… Et comme la connaissance c’est le pouvoir, il ne fallait pas qu’elle tombe sous toutes les mains. Les sciences de l’occulte sont souvent « réservées aux seuls initiés », autrement dit « ésotériques ».

Les sciences ont évolué depuis en révélant de plus en plus de secrets « occultes » de la Nature, mais les religions (ésotériques), qui aiment la Tradition, sont restées attachées à l’état de la science de l’époque de leur intégration, quand elle était encore imprégnée de magie. Les « sciences » des religions ésotériques sont devenue tellement occultes, qu’elles semblent accessibles uniquement à ceux qui veulent bien y croire.

Le cadre principal des sciences occultes est l'idée de la sympathie universelle : « une vision du monde fondée sur les correspondances et 'sympathies' unissant macrocosme et microcosme »[9]. La doctrine hermétique est une pensée religieuse et théiste. La sympathie universelle est le lien entre le ciel et la terre, entre « ce qui est en haut et ce qui est en bas »[10] (Table d'Emeraude). Cela est possible, car « ce qui est en bas », « les corps, n'ont aucune action sur les corps, et que, seuls, les esprits sont actifs et pénétrants. Ce sont eux, les esprits, ces agents naturels qui provoquent, au sein de la matière, les transformations que nous y observons. » Les agents étant les émanations ou les manifestations, à différents degrés hiérarchiques du Ciel, de l’Un, la Cause, Dieu, l’Esprit, le Puruṣa, l’Adibuddha… Une approche top-down. Une bureaucratie spirituelle où il faut graisser la patte de celui dont veut obtenir une faveur particulière, souvent par l’intermédiaire d’un prêtre ou d’un initié en sciences occultes.

À l’époque où ce genre de théories et pratiques avaient cours, et étaient la seule science dont on disposait pour soulager les maux etc., les bouddhistes qui les adoptèrent ne l’ont pas fait par simple habileté machiavéliste. Ils y croyaient probablement comme tous ceux vivant alors y croyaient, tout comme nous croyons en l’efficacité des sciences contemporaines. Mais faut-il par respect de la Tradition, maintenir les « sciences occultes » ? Ou faut-il croire en leur efficacité même si nous ne comprenons pas pourquoi elles peuvent être efficaces ? Ou veut-on y croire car on aime le merveilleux et que l’on aime que l’univers soit animé par des entités angéliques ? Ou parce que cette représentation serait archétypale et refléterait les vérités profondes et « occultes » de notre psyché ? Seulement, ces images archétypales sont toujours des images, et nous savons (Lakoff etc.) comment les images déterminent notre perspective du monde (outlook). Voulons-nous réellement encore d’un système top-down ou d’une bureaucratie aussi spirituelle soit-elle ?

Les tantras sont une fusion entre religion et science théurgique. Comme Jambilique avait ajouté la théurgie au (néo)platonisme, il ne devrait pas être si difficile de concevoir un (néo)platonisme sans théurgie. Que le bouddhisme, pour se tourner davantage vers le monde, avait embrassé les sciences (« occultes »), rien de plus normal. Le bouddhisme semble vouloir continuer le dialogue avec les sciences contemporaines, rien de plus normal aussi. Mais l’aspect « sciences occultes » du bouddhisme ésotérique, pourrait-il avoir une quelconque utilité dans ce dialogue ?

***

[1] Il mourut en 1839, « il mourut en octobre suivant en refusant les secours de la religion. Son enterrement fut purement civil. ».

[2] Volume 1 en ligne et Volume 2 en ligne. Ou encore : volume 1 (pdf) et volume 2 (pdf).

« Bientôt je me suis convaincu que l'on n'aura jamais une juste idée du degré auquel les Sciences étaient parvenues chez les peuples anciens, si l'on ne recherche quelles connaissances employaient leurs instituteurs, pour opérer les merveilles dont font mention leurs annales. Livré à cet examen, j'ai vu les connaissances occultes, renfermées dans les temples, y servir, pendant des siècles, à exciter l'admiration ou l'effroi; mais, avec le temps, y dépérir et s'évanouir enfin, ne laissant après elles que des traditions informes, rangées depuis au nombre des fables. Tenter de rendre la vie à ces anciens monumens intellectuels, c'était à la fois remplir une partie de ma tâche, et combler un grand vide dans l'Histoire de l'esprit humain. » (Chapitre I)
« Lutte d'habileté entre les Thaumaturges. Le vainqueur était reconnu pour tenir sa science du Dieu le plus puissant. Cette science avait pour base la physique expérimentale. Preuves tirées, iu de la conduite des Thaumaturges i" de ce qu'ils ont dit eux-mêmes sur la magie; 5° les génies invoqués par les magiciens ont tantôt désigné les agens physiques ou chimiques qui servaient aux opérations de la science occulte tantôt les hommes qui cultivaient cette science; 4° la magie de Chaldéens comprenait toutes les sciences occultes. » (Chapitre V)

[3] En anglais, occultism date de 1881

[4] Pierre A. Riffard, Dictionnaire de l'ésotérisme, Paris, Payot, 1993, p. 243

[5] Vers 500 avant notre ère, que le penseur grec Héraclite déposa dans le temple d'Artémis. Le voile d’Isis, Pierre Hadot

[6] Cicéron, Des devoirs, I, 1, 27

[7] S. Eitrem, La théurgie chez les néoplatoniciens et dans les papyrus magiques, in Symbolae Osloens (...), p. 51-52

[8] « Iamblichus was essentially interested in re-awakening and preserving man’s contact with the ancestral gods, and in arguing that theurgy (or « god-work ») rather than theology (or « god-talk ») was the only way of achieving this. » Iamblichus: De mysteriis, Writings from the Greco-Roman. Comparez avec bshad brgyud et sgrub brgyud en tibétain.

[9] Françoise Bonardel, La Voie hermétique, Paris, Dervy, 2002.

[10] Et quod est supius est sicut quod est inferius ad perpetrada miracula rei unius. Ce qui est en bas, est comme ce qui est en haut : & ce qui est en haut, est comme ce qui est en bas, pour faire les miracles d'une seule chose. Source

samedi 4 juin 2016

Avec prudence et modération


Makha Bucha dans le Wat Phra Dhammakaya Temple en Thailande (NICOLAS ASFOURI via Getty Images)

Un peu un méli-mélo de plusieurs fil d'idées que je ne manquerai pas de développer dans les billets à venir.


Le rite est défini comme « l’ensemble de prescriptions qui règlent la célébration du culte en usage dans une communauté religieuse » (Atilf). Le mot cérémonial, ensemble des règles fixées pour le déroulement d'une cérémonie religieuse, est présenté comme un synonyme.

Qu’est-ce qui se joue dans les rites ou les rituels ? Les rituels sont l’incarnation de X dans laquelle X prend corps, est donné corps ou est représenté plus concrètement, mais toujours symboliquement. Le rite marque le passage d’une représentation symbolique du niveau individuel au niveau collectif. En observant ensemble les prescriptions et les règles fixées pour la représentation symbolique collective, les adeptes font corps ensemble et deviennent ainsi le corps de X. Les prescriptions et les règles peuvent varier d’une communauté, d’un « corps », à une autre, mais la soumission par tous à l’ensemble des prescriptions est la véritable fonction du rite.

Vue, méditation et action

Au niveau du bouddhisme ésotérique, nous dirions que X est « la Vue » (sct. dṛṣṭi tib. lta ba). L’assimilation individuelle de la Vue est la Culture (sct. bhāvanā tib. sgom pa). La Vue est cultivée en en imprégnant l’esprit par divers types d’exercices spirituels. Bhāvanā a le sens étymologique de faire apparaître, faire venir à l’existence[1] L’observance des prescriptions, qui se pratique dans la vie donc au niveau social, se dit cārya (en sanskrit) ou spyod pa (en tibétain). La Vue est à la fois Vue et visée, qui se confondent.

Dans le canon pāli, Śāriputra parle de la Vue dans le Discours sur la Vue juste (p. Sammādiṭṭhi Sutta) comme le premier facteur de l’octuple chemin, qui peut être réalisé à travers cinq méthodes, dont la première consiste à connaître (p. pajānāti) ce qui est désavantageux (p. akusalañca) et source de désavantage (p. akusalamūlañca) et ce qui est avantageux (p. kusalañca) et source d’avantage (p. kusalamūlañca). Ce qui est désavantageux, ce sont les dix actes désavantageux et ce qui est source de désavantage et menant au mal-être ce sont les trois A, avidité (p. lobha), aversion (p. doso) et aveuglement[2] (p. moho). Les actes avantageux sont l’abstention des actes désavantageux et ce qui est source d’avantage ce sont l’absence d’avidité (p. alobha), d'aversion (p. adoso) et d'aveuglement (p. amoho), qui conduisent à la cessation du mal-être. Cette approche peut être qualifiée comme une voie de l’abstention/renoncement.

Cela constitue à la fois la Vue et la visée (sct. dṛṣṭi). Cette Vue s’assimile ou "vient à l'existence" (sct. bhavana) au niveau individuel et se met en pratique (sct. cārya) au niveau social et collectif (sct. vyavahāra tib. tha snyad). Le rite est alors réduit au minimum. Voilà, pour ce qu’il en est du bouddhisme non-théiste.

Dans le bouddhisme théiste ou tantrique il en va tout autrement. Tout y est la manifestation de la divinité : formes, sons, cognitions. Son culte façon bouddhiste n’a pas été inventé de toutes pièces, mais s’appuyait sur des cultes anciens et utilisait « l’énergie » de ceux-ci. L’autorité, le charisme des cultes anciens repose sur le fait qu’ils furent pratiqués par les ancêtres. Cela leur donne en plus un aspect affectif, car à travers la pratique du culte on se reconnecte avec eux. Seulement, pour que ces cultes puissent véhiculer cette « énergie », il fallait les transmettre avec leur rite au complet, un ensemble élaboré de croyances, prescriptions et règles, mis à jour et adaptés.

Ainsi, dans le contexte[3] du mahāyoga tantrique, la Vue (sct. dṛṣṭi) consiste à connaître l’indifférenciation des apparences et de la vacuité. Pour cultiver (sct. bhavana) cette Vue l’adepte passe par une méthode (sct. sādhana) qui transforme toutes les apparences (microcosme, mésocosme et macrocosme) en le maṇḍala des divinités. Pour le côté rituel, et au niveau social, toutes les apparences étant des manifestations divines, l’adepte ne distingue plus entre pur et impur, et consomme les cinq viandes et les cinq nectars sans discrimination. Cela a pour résultat que l’adepte rejoint le maṇḍala divin de son vivant ou après la mort dans l’état intermédiaire (bardo). C’est essentiellement une voie de transformation à l’aide d’un culte théiste.

Dans le système du « sens du Cœur » (sct. hṛdāyartha) développé par Advayavajra et diffusé par Vajrapāṇi au Tibet, voici comme la Vue, la culture et l’observance se pratiquent.
« Ainsi en contemplant sans cesse le sens du Coeur (sct. hṛdayārtha), qui est l'enseignement infaillible de l'Éveillé, et en familiarisant l'esprit avec, les images remémorées (tib. dran pa'i rnam pa) se mélangent de façon indissociable avec la vacuité, voilà le but de l'observance.
Mais il est préférable à cela de révéler directement comment rester dans le courant (tib. rgyun du gnas pa) de la vacuité sans investir le mental (sct. amanasikāra), voilà le but de la culture.
Puis, sans considérer les choses (sct. dharmā) passionnées et dépassionnées comme authentiques (sct. samyak), on en déleste (tib. grol) le continuum (sct. svatantra), [rejoignant ainsi] l'absence de production et de destruction (sct. anutpannāniruddhatā). Voilà le sens [1563] de la vue.
On aboutit ainsi au fruit que l'on ne peut ni obtenir ni perdre, puisqu'il n'y a plus de gnose de l'indifférencié (sct. nirvikalpa-jñāna), comme il n'y a plus rien qui puisse être cultivé par les éveillés ni des impuretés des connaissables etc. qui peuvent être pris pour un objet mental par les êtres. »
Cette approche, qui deviendra chez Gampopa le cycle de la mahāmudrā, sera qualifiée par ce dernier comme la voie de la connaissance. Autrement dit, c’est la connaissance qui constitue la voie.

Dans la voie de la transformation, comme dans les autres voies, c’est l’imagination qui est à l’œuvre. L’imagination produit des images en leur attribuant un sens. Selon l’optique de la voie de la transformation, les images ont un impact et peuvent être fonctionnelles, elles ont une force transformationnelle. Cela veut dire que les images interagissent avec d’autres images. Elles peuvent les chasser ou changer. Cela revient à donner une certaine substance aux images.

Nous apercevons les choses à travers des images empruntées à notre constitution propre. Quant aux états les plus apparents du moi lui-même, que nous croyons saisir directement, Bergson se demande s’ils « ne seraient pas, la plupart du temps aperçus à travers certaines formes empruntées au monde extérieur. » Si on voulait contempler le moi dans sa pureté originelle, il faudrait donc éliminer certaines formes qui portent la marque visible du monde extérieur. Les images avec lesquelles nous imaginons nos états psychologiques sont alors inadéquates.

Quelques citations de l'Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson pour donner une impression de sa pensée au sujet des objets matériels (sensible) et des faits de conscience (intelligible).

« …il y a deux espèces de multiplicité : celle des objets matériels, qui forme un nombre immédiatement, et celle des faits de conscience, qui ne saurait prendre l'aspect d'un nombre sans l'intermédiaire de quelque représentation symbolique, où intervient nécessairement l'espace. »[4]

Le temps/durée représentée spatialement

« …si le temps, tel que se le représente la conscience réfléchie, est un milieu où nos états de conscience se succèdent distinctement de manière à pouvoir se compter, et si, d'autre part, notre conception du nombre aboutit à éparpiller dans l'espace tout ce qui se compte directement, il est à présumer que le temps, entendu au sens d'un milieu où l'on distingue et où l'on compte, n'est que de l'espace. »

« … familiarisés avec [l’idée d’espace], obsédés même par elle, nous l'introduisons à notre insu dans notre représentation de la succession pure ; nous juxtaposons nos états de conscience de manière à les apercevoir simultanément, non plus l'un dans l'autre, mais l'un à côté de l'autre ; bref, nous projetons le temps dans l'espace, nous exprimons la durée en étendue, et la succession prend pour nous la forme d'une ligne continue ou d'une chaîne, dont les parties se touchent sans se pénétrer. »

États de conscience solidifiés en mots ("croûte")

« Nous avons montré que nous nous apercevions le plus souvent par réfraction à travers l'espace, que nos états de conscience se solidifiaient en mots, et que notre moi concret, notre moi vivant, se recouvrait d'une croûte extérieure de faits psychologiques nettement dessinés, séparés les uns des autres, fixés par conséquent. Nous avons ajouté que, pour la commodité du langage et la facilité des relations sociales, nous avions tout intérêt à ne pas percer cette croûte et à admettre qu'elle dessine exactement la forme de l'objet qu'elle recouvre. Nous dirons maintenant que nos actions journalières s'inspirent bien moins de nos sentiments eux-mêmes, infiniment mobiles, que des images invariables auxquelles ces sentiments adhèrent. »

La vie quotidienne se déroule souvent dans la « croûte » > actes réflexes, automatisme

« … la plupart de nos actions journalières s'accomplissent ainsi, et que grâce à la solidification, dans notre mémoire, de certaines sensations, de certains sentiments, de certaines idées, les impressions du dehors provoquent de notre part des mouvements qui, conscients et même intelligents, ressemblent par bien des côtés à des actes réflexes. »

« Petit à petit ils formeront une croûte épaisse qui recouvrira nos sentiments personnels ; nous croirons agir librement, et c'est seulement en y réfléchissant plus tard que nous reconnaîtrons notre erreur. Mais aussi, au moment où l'acte va s'accomplir, il n'est pas rare qu'une révolte se produise. »

Le "moi concret", d’en bas, émerge

« C'est le moi d'en bas qui remonte à la surface. C'est la croûte extérieure qui éclate, cédant à une irrésistible poussée. Il s'opérait donc, dans les profondeurs de ce moi, et au-dessous de ces arguments très raisonnablement juxtaposés, un bouillonnement et par là même une tension croissante de sentiments et d'idées, non point inconscients sans doute, mais auxquels nous ne voulions pas prendre garde. »

Le moi, qui vit dans la durée, et son fantôme décoloré, qui vit dans l’espace

« Il y aurait donc enfin deux moi différents, dont l'un serait comme la projection extérieure de l'autre, sa représentation spatiale et pour ainsi dire sociale. Nous atteignons le premier par une réflexion approfondie, qui nous fait saisir nos états internes comme des êtres vivants, sans cesse en voie de formation, comme des états réfractaires à la mesure, qui se pénètrent les uns les autres, et dont la succession dans la durée n'a rien de commun avec une juxtaposition dans l'espace homogène. Mais les moments où nous nous ressaisissons ainsi nous-mêmes sont rares, et c'est pourquoi nous sommes rarement libres. La plupart du temps, nous vivons extérieurement à nous-mêmes, nous n'apercevons de notre moi que son fantôme décoloré, ombre que la pure durée projette dans l'espace homogène. »

Reprendre possession de soi, c'est se replacer dans la pure durée

« Notre existence se déroule donc dans l'espace plutôt que dans le temps : nous vivons pour le monde extérieur plutôt que pour nous ; nous parlons plutôt que nous ne pensons ; nous « sommes agis » plutôt que nous n'agissons nous-mêmes. Agir librement, c'est reprendre possession de soi, c'est se replacer dans la pure durée. »

Autrement dit, se replacer dans le temps véritable ("pure durée"), plutôt que dans le temps représenté spatialement à l’aide de l’étalement de faits de conscience (sct. avikalpa). Dans le bouddhisme, plus précisément dans la théorie des douze maillons (nidana) de la coproduction conditionnée, les maillons sont identifiés et étalés dans l’espace en les présentant l’un après l’autre : 1. l'ignorance (avidya) 2. Les activités formatrices (saṃskāra) 3. la conscience (vijñāna) 4. le nom-et-forme (nāma-rūpa) 5. les six bases (sadāyatana) 6. le contact (sparśa) 7. la sensation (vedana) 8. l'avidité (tṛṣna) 9. l'appropriation (upādāna) 10. L’être (bhāva) 11. la naissance (jati) 12. la décrépitude et la mort (jarā-maraṇa). Les états de conscience, au nombre de 51, sont identifiés, étalés, classés et présenté spatialement comme les productions (caitta) de la conscience (citta), ou comme le contenant d’un contenu.

Pour le linguiste cognitif George Lakoff « toute notre pensée est basée sur des métaphores, y compris pour ses formes les plus abstraites, comme les mathématiques ». « Notre vision du monde – et par conséquent nos décisions – seraient en grande partie modelées par notre système de métaphores » (Paul Thibodeau et Lera Boroditsky[5]) La métaphore est partout et elle est à la base de notre fonctionnement mental, c’est une métaphore qui vous le dit.

« Cette structure métaphorique de notre esprit vient du fait que nous pensons, raisonnons avec notre corps. Nos concepts abstraits, même ceux des mathématiques, s’élaborent avec du concret et en gardent toujours la trace. »[6] Comme l’avait déjà remarqué Bergson.

Les images sont un moyen de connaissance. Les images véhiculent du sens. Un rituel est l’incarnation d’un sens particulier. Les adeptes se donnent au rituel, car ils se trouvent incarnés dans le rituel dans le sens existentiel le plus profond[7]. Un rituel est un concentré d’images, que l’on apprend, auquel on se donne et qui peut devenir quasi automatique, surtout s’il est pratiqué collectivement, ce qui lui donne plus de force de conviction. Il est donc important de connaître les métaphores qu’il contient et qui sont susceptibles de produire un certain sens, presque malgré nous... Les méditations (sct. bhāvanā) du bouddhisme ésotérique sont aussi appelées des « méthodes de réalisation » (sct. sādhana), de la racine sidh_, atteindre son objectif. Les sādhana bouddhistes ésotériques font partie des tantras et sont des méthodes pour « appeler en existence » (bhāvāna) et réaliser (sidh) une divinité tantrique.

Théoriquement, et conformément au concept d’habileté dans les moyens (sct. upāyakauśalya), la divinité tantrique bouddhiste n’est pas une entité divine autonome, mais un ensemble de qualités (sct. dharma) auxquelles aspire l’adepte, tout comme le véritable Bouddha n’est pas son corps ni sa personnalité, mais l’ensemble de ses qualités symbolisées par des marques et signes. Il en va de même pour les représentations symboliques que sont les stūpas et les caityas. Leur force n’est pas inhérente en leurs formes ou en ce avec quoi ils ont été consacrés, mais vient de ce qu’ils symbolisent en qualités, susceptibles d’inspirer les adeptes.

Il ne s’agit pas de faire le culte du Bouddha ou d’Avalokiteśvara, parce qu’ils sont le Bouddha ou Avalokiteśvara, mais parce qu’ils symbolisent des qualités auxquelles l’adepte aspire et qu’il veut développer lui-même. De même, il ne s’agit pas de devenir Avalokiteśvara ou un deuxième Avalokiteśvara, mais de développer ses qualités. Les quatre bras d’Avalokiteśvara symbolisent les quatre brahmavihāra ou quatre qualités incommensurables etc. Il est évidemment possible, si on est incliné ainsi, de présenter des offrandes d’encens etc. aux quatre bras d’une divinité d’Avalokiteśvara que l’on se représente, et espérer obtenir sa grâce, mais il est probablement plus efficace de développer directement les quatre incommensurables, et d’"obtenir la grâce" d’Avalokiteśvara ainsi.

La pratique d’Avalokiteśvara est assez simple et son symbolique transparent. Il donc difficile de se fourvoyer. Mais qu’en est-il de la pratique d’un dharmapala ? Prenons par exemple Mahakala à quatre bras[8], dont les quatre bras symbolisent les quatre activités (sct. catuḥkarma), à savoir pacifier, enrichir, attirer et détruire. C’est une pratique qui demande déjà davantage d’encadrement, voire qui est franchement problématique. Notamment la quatrième activité qui consiste à détruire, tuer les ennemis du Dharma ou à libérer les êtres de leur souffrance et d’expédier leur principe conscient dans des terres pures. Il s’agit d’un sādhana, d’un bhāvāna et le principe et l’objectif est le même que dans la pratique d’Avalokiteśvara. L’activité (les quatre bras) est cependant différente et il est facile de s’y fourvoyer. Il existe de nombreux exemples dans les hagiographies tibétaines et nous avons même un exemple plus réel et plus proche dans l’affaire Shougden.

Il ne s’agit pas de bons et de mauvais dharmapala, ce sont leurs rituels qui posent problème. Ils véhiculent des images dangereuses. L’idée de jouer avec la négativité pour mieux l’appréhender et la transformer peut paraître ingénieuse[9], il faudra voir quel est réellement son rendement « spirituel » et son effet sur des adeptes oubliant le côté "habile" et passant à côté du symbolique.

Même si les rituels anciens et les images qu’ils véhiculent ne sont pas directement dangereux, ils peuvent véhiculer des valeurs obsolètes qui ne s’accordent pas avec des valeurs contemporaines. Ronald M. Davidson a montré que le cérémonial des consécrations (sct. abhiṣeka) et des maṇḍala est calqué sur celui du couronnement royal et basé sur la métaphore impériale et féodale.[10] Le Dalai Lama a récemment donné une interview au journal allemand Frankfurter Allgemeine (31.05.2016) durant laquelle il dit que la pensée du lama réincarné est au fond une pensée féodale et que tant qu’il est encore en vie, il essaiera de « laver les cerveaux » des tibétains pour les faire changer d’idée à ce sujet[11]. D’ailleurs, les doctrines des Terres pures prônent aussi un modèle féodale et théocratique. Le traitement de la femme en tant qu’objet tantrique (mudrā) et facilatrice de siddhi est une autre idée « obsolète ». Divers scandales sexuels récents peuvent témoigner des problèmes que de telles idées, mal comprises ou non, pourraient susciter.

Il faudrait donc que les bouddhistes occidentaux, dans le cadre de la « transplantation » du bouddhisme, se posent des questions difficiles sur l’utilité de certains rituels bouddhistes et leur degré d’habileté dans les moyens (sct. upāyakauśalya), à notre époque. Ou du moins qu’ils en prennent conscience. 

Le 16e Karmapa Rangjoung Rigpai Dorjé (1924-1981) estimait par ailleurs que de toutes les méditations, la mahāmudrā serait la plus profitable aux Occidentaux, parce qu’elle approche directement la conscience et que de ce fait elle est accessible à toutes les cultures.[12]

***

[1] "calling into existence", « causing to be » Nyanatiloka Mahathera, Buddhist Dictionary: Manual of Terms And Doctrines, Buddhist Publication Society, Kandy, Sri Lanka, Fourth Edition, 1980, p. 67

[2] P. ‘asmī’ti diṭṭhi (sct. ātmadṛṣṭiḥ tib. bdag tu lta ba) : the view and conceit 'I am,'

[3] Selon les instructions sur la classification en neuf yāna de l’école des anciens.

[4] Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience

[5] Le Monde

[6] L’influence l’agence presse des idées, Lakoff 

[7] Ritual in Its Own Right: Exploring the Dynamics of Transformation, Don Handelman, Galina Lindquist p. 208 « We give ourselves to them because in the deepest existential sense we find ourselves embodied in them. »

[8] Protecteur du Cakrasaṁvara tantra

[9] Éviter les conséquences négatives de la simple répression, canaliser et transformer l’énergie des émotions,…

[10] The Victory of Esoterism and the Imperial Metaphor dans Indian Esoteric Buddhism, a social history of the Tantric Movement

[11] Frankfurter Allgemeine du 31.05.2016 http://www.faz.net/aktuell/politik/dalai-lama-tenzin-gyatso-im-interview-zur-fluechtlingskrise-14260431.html 
« - Aber einige Ihrer Anhänger dürften traurig sein, wenn Sie das hören. Lassen Sie nicht die tibetischen Buddhisten im Stich?

- Nein. Ich sage immer: Es gibt auch keine Reinkarnation Buddhas, aber seine Lehre ist nach 2600 Jahren noch hier. Das gilt auch für viele tibetische Meister. Keine Reinkarnation, keine Institution, aber ihre Lehren gelten immer noch. Es braucht dazu keine Institution."

- Aber emotional wird es schwierig für die tibetischen Buddhisten.

- Das ist, ehrlich gesagt, ein feudalistisches Denken. Aber das wird sich ändern. Am Anfang werden sie emotional sein. Aber solange ich lebe, kann ich ihnen noch das Gehirn waschen. Mit Argumenten, nicht mit Unterdrückung, wie es die Kommunisten tun. (lacht)
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[12] Extrait du Synopsis de Ocean of the Ultimate Meaning, commentaire de Thrangu Rinpoché sur le traité sur la mahāmudrā du même titre, composé par le 9e Karmapa Wangchuk Dorje (1556-1603), Shambhala Publications, 2004.