jeudi 8 mars 2012

Chantiers


Dzongsar Khyentse Rinpoche, président de la fondation Khyentsé, avait publié le 19 juillet 2009 un podcast adressé aux bienfaiteurs, où il faisait un petit bilan de ce qui avait été accompli jusqu’alors et ce qui restait encore à accomplir. Il dit en résumé, que la diffusion du bouddhisme tibétain s’appuie sur trois infrastructures, que l’on pourrait désigner par 1. L’infrastructure matérielle 2. L’infrastructure scripturaire et 3. Les ressources humaines.
Les trois portes : corps, parole, esprit/cœur ?
1. Pour ce qui est du développement de l’infrastructure matérielle, l’aspect le plus visible et le plus spectaculaire, il est évident que les efforts se sont portés et se portent d’ailleurs toujours principalement sur celle-ci. La construction de temples, monastères, stupas, écoles, statues géantes etc. a conduit à un dérive que l’on pourrait appeler du bouddhisme immobilier. Dzongsar Khyentse Rinpoche (DKR) lui-même dit que cet aspect-là n’est pas ce dont la diffusion du bouddhisme (si c’est bien de cela qu’il s’agit) a besoin maintenant. 
2. Des grands lamas, parmi lesquels le Kalou Rinpoché précédent, Tharthang Tulku…, avaient entrepris et sponsorisé la traduction de textes canoniques ou emblématiques de leur lignée. Dzongsar Khyentse Rinpoche lui-même avait pris l’initiative de traduire toutes les œuvres canoniques (Kangyur et Tengyur de Dégué) en différentes langues par le biais de son projet 84 000. L’infrastructure scripturaire est loin d’être en place, et manque de fonds et de traducteurs. Dzongsar Khyentse Rinpoche avait cependant souligné l’importance de traduire les œuvres canoniques maintenant que des personnes capables d’en comprendre et d’en expliquer les subtilités sont encore vivantes. Ce savoir est en train de se perdre dans la génération actuelle de jeunes tibétains et DKR avait raconté que quelquefois même, des maîtres tibétains se tournent vers les traductions anglaises d’œuvres canoniques pour en comprendre la portée. 
3. DKR se rend compte que la diffusion du bouddhisme a besoin d’hommes et de femmes qui sont la véritable ressource, l’infrastructure la plus importante, et que sa fondation compte développer désormais. Il s’agit alors de soutenir les enseignants en place et d’en former de nouveaux.
Je m’inspirerai de cette intervention de DKR, qui communique facilement et franchement, et qui s’est exprimé à plusieurs reprises au sujet de l’évolution du bouddhisme tibétain en occident, pour vous faire part de quelques réflexions.

1. Ce qui est positif dans cette prise de conscience est que l’on semble se rendre compte de l’insuffisance des investissements immobiliers pour la diffusion du message du Bouddha. Dans le passé, il fallait en effet passer par le stade d’une implantation matérielle (encouragé par le vinaya) pour ensuite diffuser ce message et le faire intégrer dans la vie de chacun. Il semblerait qu’à notre époque de communication globale, où les gens augmentent leurs fréquentations immatérielles et la vie devient davantage virtuel et immatériel, que l’infrastructure matérielle, la plus gourmande en capital et en gestion et en frais généraux, devienne moins nécessaire. Les lieux de transmission n’ont plus besoin d’être matériels et les fonds recueillis pourront être investis dans les autres infrastructures. S'il faut se réunir physiquement, il y la solution des flashmobs...

2. Traditionnellement, l’étude, la réflexion et la pratique sont censés être conduites à l’unisson, se renforçant mutuellement dans l’objectif d’une transformation intérieure. Mais dans la pratique, l’étude plus poussée était réservée à une élite. Le plus gros des moines dans les monastères n’y avait pas accès et passait son temps à la conduite de rituels et de récitations. Avec l’idée que la dévotion au maître seule suffit au salut, et que le salut dépend de la grâce accordée par le maître dans le cadre de l’initiation et de la pratique des tantras, l’étude et la réflexion ont passé en arrière-plan. C’est cette même approche qui est proposée aux occidentaux[1]. Le plus souvent, les visites de grands lamas sont consacrées à des initiations, non pas dans le but d’une véritable transmission avec tout ce que cela implique, mais comme une bénédiction afin d’établir un lien avec le maître et la pratique d’une divinité, en attendant des meilleures circonstances ou un meilleur karma…Pour que le déploiement de la deuxième infrastructure scripturaire voulue par DKR ait une véritable chance, il faudra commencer par re-valoriser l’étude et la réflexion et la part du travail intellectuel dans la transformation intérieure.

3. Comme le souligne DKR, les hommes et les femmes sont le véritable moteur de la diffusion du bouddhisme ou du Dharma, quand ils sont directement engagés dans la société dans laquelle ils vivent. La diffusion passe d’abord et comme toujours par l’exemple. Comment appliquer le Dharma dans la vie de tous les jours ? Comment vivre le Dharma dans la vie ? et puisqu’il s’agit de donner l’exemple aux autres, dans la vie active ? Comment allier l’étude, la réflexion et la pratique dans la vie ? Comment mener une vie à la fois morale, pleinement vécue et lucide[2] ? Et comment mener une vie bonne, où vérité et charité (prajñā et upāya) vont de pair ?

Traditionnellement, les moyens habiles (upāya), qui ont pour l’objectif le bien d’autrui, sont des pratiques/rituels comme les « droubchen et droubcheus, retraites, pèlerinages, offrandes, pratiques de tshé-thar (offrandes de libérations de vies animales), construction et rénovations de différents stupas sacrés, de temples et d'objets sacrés et le don de nombreuses initiations et transmissions »[3]... Mais au lieu de faire le bien d’autrui de manière symbolique, et donc indirectement, ne pourrait-on pas le faire de manière plus directe ? Soulager la souffrance là où elle est, au lieu de le faire symboliquement ou en adressant des prières aux Bouddhas, bodhisattvas, divinités, dieux locaux pour que ceux-ci s’en chargent ?
Au lieu de se mettre au service d’un homme prodige, ou d’un bodhisattva officiellement reconnu, qui fera converger tous les efforts vers tel ou tel projet localisé, ou tel ou tel upāya symbolique, chacun peut contribuer à soulager concrètement la souffrance dans sa propre vie, la sienne et celle des autres. Avec la pratique lucide des six perfections ou des quatre incommensurables.
« Là où il y a extinction de la Souffrance, là est la religion : chez soi, dans la forêt, dans les grottes, dans les montagnes. Point besoin de pagodes. Ce n'est pas nécessairement réservé aux bonzes et aux novices. S'ils mettent le Dhamma en pratique, les villageois possèdent la religion chez eux parce que la religion proprement dite ne réside que dans l'extinction de la Souffrance. Pour soutenir la religion, il faut donc soutenir l'apparition de l'extinction réelle de la Souffrance. »[4]
L’extinction de la souffrance, la sienne et celle d’autrui indistinctement. Ce type de bouddhisme serait une combinaison de Dharma et d’engagement, un bouddhisme responsable et engagé (et espérons-le engageant) qui ne se limiterait pas à quelques actions caritatives et qui donnerait lieu à de nouvelles interrogations difficiles. La vie d'un bodhisattva n'est pas un pique-nique...

***

[1] Voir p.e. la Lettre de Son Eminence Mindrolling Jetsun Khandro Rinpoché - Losar 2009  « Je vous exhorte tous à renforcer votre dévotion en les Trois Joyaux et les Trois Racines. Avec une soif intellectuelle, j'espère que vous réalisez que souvent, très facilement, notre connexion au Dharma dans un mode intellectuel peut n'être qu'une autre forme d'excuse pour éviter d'apporter de vrais changements en nous-mêmes, changements sans lesquels la libération de ce samsara et l'abandon de ses graines, nos tendances habituelles, est impossible. Développer sa dévotion est de la plus haute importance pour quiconque est sur la voie du Vajrayana. La dévotion est le moyen le plus habile de lâcher prise à la saisie et à l'attachement à nous-mêmes comme aux phénomènes. »
[2] Les trois entraînements supérieurs (T. blsab pa gsum) : la moralité (śīla), la concentration (dhyāna) et la lucidité (prajñā).
[3] Lettre de Son Eminence Mindrolling Jetsun Khandro Rinpoché - Losar 2009
[4] Une herméneutique bouddhique contemporaine de Thaïlande : Buddhadasa Bhikkhu, par Louis Gabaude, 1988, Paris, EFEO (PEFEO, 150). P. 394

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire