dimanche 30 juin 2013

Abstraction et intuition, prajñā et jñāna



Le hasard fait bien les choses. Ce billet était déjà au four, quand David a sorti le sien.

Dans de nombreuses traditions, il existe deux méthodes pour arriver à une connaissance : l’abstraction et l’intuition. Par l’abstraction, le "superflu" (S. vikalpa) est retranché d’un objet de connaissance, qui devient évident de lui-même par cette opération. La forme ou l’essence peut alors être directement atteinte par l’intuition, qui est une connaissance immédiate.

Pierre Hadot dans son excellent Exercices spirituels et philosophie antique :
« Cette opération de retranchement peut se concevoir, dans une perspective logique, comme une opération de négation. On peut se représenter l’attribution d’un prédicat à un sujet comme une addition et la négation de ce prédicat comme le retranchement de cette addition. C’est pourquoi la méthode d’abstraction a pu être considérée comme une méthode négative. »[1]
Dans le bouddhisme mahāyāna, le retranchement est précisément la fonction de la prajñā, qui est souvent représentée par l’épée que tient dans sa main Mañjuśrī, le bodhisattva de la sagesse. La prajñā retranche tout les prédicats qui ont été ajoutés par non-reconnaissance (S. avidyā). C’est uniquement le plus qui a été ajouté aux éléments simples.
« Le complexe procède du simple par additions d’éléments qui, telles les dimensions spatiales, matérialisent la simplicité originelle. C’est pourquoi la remontée vers l’incorporel et l’intelligible s’effectue en retranchant ces additions matérialisantes. Cette remontée a donc un aspect négatif : la soustraction de ces additions, et un aspect positif : l’intuition des réalités simples. »[2]
Candrakīrti :
« La vacuité est enseignée en vue d'éliminer toute complexité (S. prapañca). Aussi l'objectif de la vacuité est la cessation de toute complexité. [En réponse à ceux qui reprochent la vacuité d'être une vue nihiliste : ] Vous qui interprétez la vacuité comme néant (S. nāstitva) et qui en ce faisant continuez la toile de la complexité, ne connaissez pas l'objectif de la vacuité. Comment pourrait-il y avoir du néant dans la vacuité, qui est essentiellement la cessation de toute complexité ? Ce que signifie la production conditionnée (S. pratītya-samutpāda) la vacuité signifie aussi. Mais ce que signifie le non-être (S. abhāva), la vacuité ne le signifie pas. »[3] 
La vacuité n’est autre que les éléments simples sans complexité (S. aprapañca) qui sont là de toute évidence. La complexité étant un simple éclat. La prajñā élimine l'erreur, c'est-à-dire tout ce qui est additionné ou soustrait à tort, le plus et le moins, et auquel on attribue une réalité différenciée. La simplicité resplendit et n'a besoin de rien. Elle n'a pas besoin d'être élevé en un principe, ou en un Dieu ou autre entité dont on chante les louanges, ou qui aurait besoin d'être reconnu etc. Si ces chants de louange surgissent spontanément, parce que tel était notre conditionnement passé, que cela coule à flots. Sinon, pas la peine d'imiter une façon de faire. Le bodhisattva pour qui tous les êtres sont le Soi (Entrée dans la conduite de bodhisattva, chapitre 8), son Soi, cherche naturellement à faire ce qui est bien pour Lui, c'est-à-dire pour tous les êtres...

Dans un premier temps, la prajñā avait suffit à elle-même. Elle était à la fois abstraction et intuition. Pas besoin d'effort pour manier l'épée qui retranche l'erreur, ce qui est montré par la flamme qui la surmonte. Elle dissipe l'obscurité qui a duré de milliers de kalpa par sa simple lumière. Mais dans un deuxième temps, sans rentrer dans les détails du pourquoi, l'intuition (jñāna) a été séparée de la prajñā  et commencé a mener une vie à elle-même. Elle a même fini par supplanter la prajñā. Pour certains, plus besoin de débroussailler d'abord, il suffisait de reconnaître directement les éléments simples, au milieu de l'erreur. L'intuition sait reconnaître ses enfants parce qu'elle sait que ce sont enfants. Mais ce parce que est déjà de trop. Puis il y a réification des deux protagonistes. Le bouddhisme de la Voie du Milieu s'arrête au Tel quel, il prend acte du mystère sans aller plus loin. Tout ce qui est dit de plus, serait de nouveau un ajout, un plus, et donc une erreur (si pris pour autre chose qu'un prédicat).

Sans rentrer dans les détails, c'est sans doute la théorie de la nature éveillé, l'embryon de l'ainsi allé [4] (S. tathāgata) qui est à l'origine de l'ontologisation de l'intuition. Il s'agit désormais d'atteindre (T. rtogs pa) l'intuition de la vacuité (S. śūnyatājñāna[5]). C'est quasiment comme une intuition de l'intuition finissant en une régression infinie. Cette intuition ontologisée sera très similaire à la gnose du gnosticisme, avec sa propre généalogie et plérôme, et il n'est d'ailleurs pas impossible qu'elle en ait subi l'influence directe ou indirecte.

Où faut-il s'arrêter ? au mystère comme Nāgārjuna et la Voie du Milieu, à la nature éveillée (S. tathāgatagarbha), à l'intuition qui procède d'elle-même (T. rang byung ye shes), à la réification et la personnification, ou au culte de celle-ci, aux sciences appliquées qui la capturent, contrôlent et dirigent etc. ?

On peut aussi adopter une attitude plus pragmatique. Quelque soit le point de vue ou la croyance des uns et des autres, plutôt que de regarder ce en quoi ils croient et de comparer les croyances, regardons ce qu'ils en font. L'arbre se reconnaît à son fruit paraît-il.

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[1] Exercices spirituels et philosophie antique, p. 241

[2] Exercices spirituels et philosophie antique, p. 241

[3] Introduction to the middle way: Chantrakirti's Madhyakavatara, 24.7, p. 491/ Chatterjee p. 336

[4] Professor Richard Gombrich pointed out in his Numata Lectures in 2006 that when -gata is used in compounds of this type it loses its primary meaning and means simply being. Tathagata then would mean "one who is like that". See for instance Michael Coulson's Teach Yourself Sanskrit, p.111. "This is tantamount to saying that there are no words to describe his state; he can only point to it" (Gombrich 2006 : lecture 6, and forthcoming). However Buddhists most often take tathagata to mean "Thus Gone", taking gata to be the past-participle of gam- "to go". Source : Jayarava

[5] Oṃ śūnyatājñāna-vajrasvabhāvātmako 'ham; oṃ svabhāvaśuddha-sarvadharmasvabhāva śuddho 'ham

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