samedi 1 février 2014

Le phallus qui soumet la nature et la femme


Srinmo du Tibet (illustration des archives d'Erwan Temple)

Le ciel, avec le foudre, est le principe masculin, et la terre le principe féminin. Quand tout va bien le ciel réussit à imprimer sa volonté sur la terre. Mais il arrive que la Nature tente de reprendre le dessus et que les titans, les élémentaux, toutes les forces terrestres se rebellent.

Ainsi, la terre du Tibet serait comme une rākṣasa (T. srin mo), couchée sur le dos. Ce sont les mandarins de l’épouse chinoise de l’empereur tibétain Srong-brstan qui l’avaient expliqué à son épouse népalaise, quand celle-ci voulait construire le 'phrul-snang (Jo-khang) à Lhasa. Pour la maîtriser/dompter, il fallait construire des monuments[1] (temples, stūpa…) aux endroits vitaux (T. gnad S. marma) de la rākṣasa. De l’acupuncture macroscopique… Quatre temples aux extrémités du pays (T. mtha' 'dul) et des monuments de “soumission renforcée” (T. yang ‘dul) dans des endroits où les forces rebelles ('dre, bdud et btsan) étaient particulièrement résistantes.

Srinmo du Tibet (illustration des archives d'Erwan Temple)

Le 'phrul-snang devait être construit au coeur (O-ma-thang) de la rākṣasa. Une cave à l’est correspondait aux parties génitales de la rākṣasa, et afin de neutraliser les forces maléfiques sortant de sa crevasse il fallait édifier un phallus (T. dbang-phyug chen-po ou dbang phyug mtshan) pointant dans sa direction. Hugh Richardson précise qu’on y avait retrouvé d’autres accessoires comme une conque, une image de garuda, un stūpa en pierre et un lion en pierre. Selon la même idée, des symboles phalliques peuvent être installés à des endroits pour conjurer les forces maléfiques ou telluriques.

Dans le deuxième chant des Chants de Milarepa de Tsang nyeun, nous voyons Milarepa en route pour Lachi (la phyi). Un moment donné, les non-humains (T. mi ma yin) produisent de nombreux (dgu=neuf=nombreux) sexes féminins immenses sur son chemin. Milarepa continua son chemin en maintenant le regard yoguique (T. lta stangs) et en préparant (T. las su rung ba) son vajra secret (T. gsang rdor). Après avoir dépassé les neuf sexes féminins, il détruisit (T. zhig) avec son vajra secret et le regard yoguique un rocher (T. rdo ba) qui contenait l’essence (S. rasa T. bcud) du site. Cet endroit s'appelait La dgu lung dgu (Neuf passes, neuf vallées).[2]
“Le saint emblématique du Bhoutan est le yogi fou Droukpa Kunleg, dont des légendes plus merveilleuses les unes que les autres circulent depuis le 16ème siècle, l’époque du mouvement politique des « yogis fous » (T. smyon pa). Il serait venu au Bhoutan pour y dompter les démons, comme avant lui Padmasambhava au Tibet. Appartenant à une lignée Réchungpiste, il pratiquait surtout la libération par la porte inférieure. Pour dompter les démons et pour bénir les femmes du Bhoutan, il utilisait le vajra que la nature lui avait donné, autrement dit son phallus.
Son phallus, capable de donner à la fois protection et bénédiction, est toujours représenté pour servir de porte-bonheur qui protège contre le mauvais œil (T. ltas ngan). Les couples font le pèlerinage vers le temple de Droukpa Kunleg pour se faire bénir avec son phallus afin d’obtenir de beaux enfants, de préférence pas de naissances basses...” (blog)
On trouve une anecdote dans la vie de Droukpa Kunleg (“Le fou divin”), qui m’a toujours mis mal à l’aise. Un homme vient le voir. Il en est à sa troisième femme, les deux premières étant mortes jeunes. La dernière lui avait déjà donné six fils, qui sont tous morts au bout de trois mois. Récemment, elle lui avait donné un septième fils, qui a presque trois mois. Le lama pourrait-il le bénir pourqu’il vive ? A la vue du lama, l’enfant se met à trembler. Droukpa Kunleg lui dit “Si tu ne me lèches pas la queue (T. mje), mon nom n’est pas Droukpa Kunleg. Viens à la rivière.”[3] Il traîne l’enfant à la rivière et le jette dans l’eau. Quand son corps remonte à la surface de l’eau, un chien noir avec une gueule rouge apparaît et crie “Droukpa Kunlegs, tu n’as pas de compassion !” en se sauvant. Droukpa Kunleg prédit alors au couple la naissance d’un autre fils, qui vivra et aura une descendance nombreuse. Il s’agissait en fait d’un exorcisme et les enfants (tous des garçons, notons-le[4]) étaient des démons. Tout est bien qui finit bien.

Les correspondances micro/macrocosmiques c’est très bien, considérer la terre où nous vivons comme un prolongement de nous même c’est parfait. La considérer comme une mère nourricière, c’est tout naturel. Mais, il y a des éléments plus gênants dans l’idée ancienne de l’opposition ciel-terre, esprit-matière/nature, mâle-féminin, actif-passif, dominant-dominé toujours d’actualité, du moins par son champ d’influence (s’il ne reste plus que cela…). Pourquoi les femmes sont des “naissances basses” (T. skye dman), pourquoi est-il préférable d’avoir des fils, pourquoi la femme est-elle une tentatrice et donc associée à des forces maléfiques (ou plus facilement persuadée par celles-ci) ? Quel est ce pouvoir du phallus de Milarepa ou de Droukpa Kunleg, susceptible de conjurer le mal, de bénir les couples (lire: de donner des fils), et de donner accès à l’éveil à toute vierge par un coup de queue ? J’ai bien peur que les raisons remontent aux fables cosmogoniques qui ont cours depuis les débuts de l’humanité.

Quelles sont les raisons profondes derrière l’efficacité ou la magie de ces gestes où la femme a toujours le mauvais rôle ? Comment interpréter cette anecdote pour y trouver de la sagesse, ou sinon du moins une sagesse populaire, une moralité ? Quel est son véritable message ? Tout ce qu’elle semble faire est de mettre en avance la mission et la puissance du lama, grâce à son phallus. Puissance qui soumet les démons, la nature et la femme. Aux non-initiés, le comportement du lama pourrait sembler étrange (“la folle sagesse”). Comment pouvions-nous savoir que ces enfants étaient en fait des démons, que Droukpa Kunleg conjure à l’aide de son phallus ? L’hagiographie de Droukpa Kunleg nous aide à y voir plus claire. Désormais, quand nous sommes confrontés à un lama qui fait de drôles de choses avec son phallus, on saura qu’il est toujours possible que celui en fait conjure, bénie, consacre etc. et qu’il remette de l’ordre là où il y avait du désordre.

Ce pourrait être amusant, si certains ne prenaient au premier degré ce type d'hagiographie en essayant d'imiter le comportement de leurs héros.

***

Le territoire comme le féminin dans le shivaïsme, les shakti-pitha.


Voir aussi l'article de Françoise Pommaret, Bhutan's pervasive phallus: Is Drukpa Kunley really responsible?

Dérangeant, la "justice" (conseil de village) qui commande le viol collectif d'une femme en Inde

MàJ 10062014

Flight of the Khyung, June 2014
"Reflecting her degraded status, Trari Nam Tsho is mainly considered a demonic lake (bdud-mtsho). According to local Buddhists, the lake is the haunts of Trati Gyalmo Ralchikmo (Pra-ti rgyal-mo ral-cig ma, she with one braid) or Trati Gyalmo Rachikmo (Pra-ti rgyal-mo rwa-cig, she with one horn). The oral tradition states that this problematic female spirit once caused a flood so destructive the water met the sky, causing many to perish. It was at Bell Island that the great Buddhist hero of the 8th century CE, Guru Rinpoche, is supposed to have tamed this destructive female spirit and to have impelled her to take an oath upholding the Buddhist doctrine. During these activities, Guru Rinpoche is said to have magically created the land bridge to Bell Island with earth taken from the folds of his robe and the island itself with his bell.

This tale of subjugation by Guru Rinpoche explains an alternative name for Bell Island, Nam Tsho Karel (gNam-mtsho kha-ral: ‘Cleft of the Mouth of Celestial Lake’), the place where Guru Rinpoche forced an oath into the demoness’ mouth. After her defeat, the great magician caused the four mountains flanking the lake, the Gyalchen Rizhi (rGyal-chen ri-bzhi: ‘Four Great Victorious Mountains’), to pin down Trati Gyalmo Ralchikmo, rendering her impotent. Each of these four differently colored mountains is perceived of as home to a fierce male spirit of the tsen (btsan) class. As we know, the land bridge connecting Bell Island to the mainland was still underwater 700 years ago, showing that this myth is of more recent origins (perhaps no more than two or three centuries old)
."

[1] mtha' 'dul yang 'dul lha khang rnams

[2] Version de mtsho sngon mi rigs dpe skrun khang, p. 213. Garma C.Cchang, p.20 De nas cung zad byon pa dang mi ma yin gyis cho 'phrul 'byon lam thams cad du mo mtshan chen po du ma bstan byung bas/ rje btsun gyis kyang lta stangs kyi ngang nas gsang rdor las su rung bar mdzad na byon pas/ mtshan ma dgu 'das pa'i mtshams su gnas kyi bcud 'dus pa'i rdo ba zhig la gsang gnas rdor zhing lta stang mdzad pas cho 'phrul kun zhi ba'i sal/ la dgu lung dgur grags/

[3] Dus de ring khyod mje ‘dags ma bcug na/ nga ‘brug smyon kun legs min pa’I rtags yin pas/ ma ga’I chu ‘gram ‘gro zer drud song bas/ ‘gro ba’I mgon po kun dga’ legs pa’I rnam thar mon spa gro sogs kyi mdzad spyod rnams bzhugs so, Tibetan Cultural Printing Press, 1982,.p. 115

[4] On pourrait même se demander si cette histoire ne cacherait pas autre chose. Ces “garçons morts » et démoniaques étaient peut-être des filles, noyées dans la rivière ?

L'histoire de Droukpa Kunleg racontée par Keith Downman (The Divine Madman) :

"Later Pebdak asked for the Lama’s help. ‘I have had three wives of whom two died shortly after I married them. My present wife has given birth to six sons, but none of them has lived longer than three months. This year my wife gave birth to another son who is now nearly three months old. I entreat your blessings upon him, and beg you to perform a rite that will keep all destructive forces out of him.’
‘What is your son’s name?’ asked the Lama. ‘Bring him here.’
‘His name is Samye Guardian,’ Pebdak told him. ‘He was born healthy and intelligent.’
When Pebdak’s wife brought her son, the child immediately began to shake and tremble. ‘Stay still! Don’t be afraid!’ the Lama commanded, and he asked Pebdak to bring a black lassoo that he had seen hanging upon a pillar. He put the noose round the child’s neck as it lay in its mother’s lap and said, ‘If you don’t lick my cock today, my name isn’t Drukpa Kunley! Now down to the river!’ Dragging the child behind him with the lassoo, followed by the parents wailing, swallowing dust, chewing stones, and tearing their hair, he reached the river bank, if you dare to return here again, you’ll get this same treatment,’ said the Lama holding the child at arm’s length by the neck and then hurling him into the centre of the swirling stream. Suddenly the child’s corpse was seen to change into a black dog with a gaping red mouth which snarled, ‘You’ve no compassion, Drukpa Kunley!’ as it swam to the opposite bank.
‘That was your son!’ he told the parents, and gaining complete faith in the Lama, they returned to their house blameless and free from fear."

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