jeudi 28 janvier 2016

Kinnari are not what they seem...


Reliëf du Borobudur, représentant les kinnarī s'enfuyant, Manohara et le chasseur Halaka avec son lasso magique

Quand on met un doigt dans l’engrenage…

Les contes divins (Divyāvadāna) sont une anthologie de contes bouddhistes en sanskrit, qui pourraient avoir leur origine en des textes du Vinaya mūlasarvāstivādin, datant du IIème siècle. Bien que les contes eux-mêmes soient anciens, l’anthologie Divyāvadāna daterait du XVIIème siècle au plus tard.[1]

Un des contes, le Sudhanakumāra-avadana (tib. nor bzang rtogs brjod), raconte l’histoire de prince Sudhana et de la kinnarī (mi femme, mi oiseau) Manohara. Une version en pāli, le Pannasjataka, aurait été écrite par un moine bouddhiste à Chiangmai entre 1450 et 1470. On trouve d’autres versions au Cambodge, en Indonésie, au Japon, en Corée et en Chine dans le conte[2] de la tisseuse Zhinü (織女, symbolisant Vega) et du berger Nioulang (牛郎, symbolisant Altair.[3]

Dance Moley au Bhoutan
Le conte existe également en une version dansée en Thaïlande, appelée « Manorah Buchayan ». Et des éléments du Sudhanakumāra-avadana (tib. nor bzang rtogs brjod), sont également présents dans la danse bhoutanaise appelée « Pholey Moley » (Princes et princesses, tib. pho legs mo legs)[4]. Dans les civilisations himalayennes Manohara est d’ailleurs le plus souvent présentée comme une fille nāgā.

Le "chasseur Halaka" du Lac des cygnes...
Pavel Gerdt dans le rôle du prince,Saint-Pétersbourg, 1895. 
Pour ce qui est du conte, voici le résumé par Dr. Soekmono :
« Le Sudhanakumaravadana (les Saintes Actions du prince Sudhanakumara) fait l’objet des premiers 20 panneaux de la série inférieure de la première galerie. Ce récit est emprunté au Divyavadana. Il s’ouvre sur la rivalité de deux royaumes, celui du Panchala du Nord, qui est prospère, et celui du Panchala du Sud, qui souffre d’une grande pauvreté. Le roi du Sud découvre que le Panchala du Nord doit sa prospérité à un naga du nom de Janmachitraka, ami de son rival, qui lui assure des pluies régulières. Il décide d’appeler à son aide un puissant charmeur de serpents afin d’attirer le naga dans le Sud.
Le charmeur arrive, mais il est aussitôt tué par le chasseur Halaka, appelé par le naga. Pour le remercier, la famille du naga invite le chasseur et lui offre des bijoux d’une valeur immense. Un voyant pourtant conseille à Halaka d’accepter plutôt un objet appartenant aux naga, le lasso infaillible.
Un jour, Halaka se trouve près d’un grand étang de la forêt. Un ascète lui avait indiqué que la princesse kinnara Manohara y prenait son bain (kinnara veut dire oiseau humain). Il l’attend et la capture avec son lasso dès qu’elle s’approche, tandis que son escorte, effrayée, s’envole.
Apparaît alors le prince Sudhanakumara du Panchala du Nord avec sa suite de chasseurs. Halaka, pris sur le fait, est obligé de présenter sa belle captive au prince, qui en tombe aussitôt amoureux. Il entraîne Manohara au Panchala du Nord et l’épouse. Elle y vit heureuse.
Le prince Sudhanakumara choisit comme prêtre de sa cour (sct. purohita) un brahmane, ce qui tracasse fort le grand prêtre de son père, qui était inquiet pour son propre avenir. Lors d’une dangereuse rébellion, on conseilla au roi d’attacher son fils à l’expédition militaire qui se préparait. Le prince confia Manohara à sa mère et partit, ravi de recevoir l’appui du roi des Yaksa (les démons aimables), qui se joignit à l’expédition avec son énorme armée.
Pendant ce temps, le roi fit un rêve que le grand prêtre interpréta comme un mauvais présage : d’après lui, il fallait immoler un Kinnara. Le roi, désespéré, consentit au sacrifice, mais la princesse réussit à s’échapper avec l’aide de sa belle-mère. Elle s’enfuit à travers les airs pour se réfugier auprès de son père.
Dès que le prince Sudhanakumara, à son retour, eut rendu compte de sa mission à son père, il s’empressa d’aller retrouver sa Manohara bien-aimée. Sa mère lui raconta ce qui s’était passé en son absence et approuva sa décision d’aller chercher sa femme pour la ramener avec lui.
Le prince ne savait pas où commencer ses recherches. Il alla d’abord trouver le chasseur Halaka qui lui rappela l’ascète vivant près de l’étang. Effectivement, ce saint homme lui transmit un message de Manohara lui indiquant la route du royaume des Kinnara.
Après un long voyage, Sudhanakumara s’approchait de la capitale de ce royaume quand il rencontra un groupe de Kinnara portant de l’eau dans des jattes. Ils l’informèrent qu’ils portaient l’eau du bain de la fille du roi, Manohara. En guise de message, le prince laissa tomber sa bague dans l’une des jattes. Le roi Druma, père de Manohara, consentit à rencontrer Sudhanakumara à condition qu’il montrât sa valeur. Le prince fit la démonstration de son excellence au tir à l’arc et, par la suite, prouva son amour pour sa femme en la retrouvant au milieu d’un groupe de Kinnara qui lui ressemblaient trait pour trait.
Après un merveilleux séjour dans le royaume, le prince Sudhanakumara et Manohara furent autorisés à retourner dans le monde des humains. Ils furent chaleureusement reçus à Panchala. Peu de temps après, le prince était couronné et succédait à son père. Le jeune couple régna avec beaucoup de sagesse. Leur vertu et leur charité assurèrent la prospérité du pays. Ils firent des dons généreux à leurs sujets et leur bonne conduite s’exprima de mainte autre façon
. »[5]
L’influence des éléments ce conte, lui-même sans doute une version plus ancienne d’autres sources, semble très vaste. Quelques détails importants que l’on ne trouve pas dans le résumé du Dr. Soekmono. Ce n’est par hasard que le chasseur Halaka se trouve près du lac, où viennent se baigner les kinnarī. C’est un ṛṣi qui a raconté à Halaka que la princesse Manohara venait souvent se baigner dans le lac ensemble avec ses soeurs/dames de cour, au nombre de sept (le nombre des 7 planètes à son importance). Le chasseur Halaka capture Manohara, tandis que ces compagnes s’enfuient. Quand le prince Sudana la cherchera plus tard, il se rendra auprès du même ṛṣi, qui lui donna les instructions pour se rendre chez les kinnara, ainsi qu’une bague que Manohara lui avait remise.

Les éléments de ce conte sont très certainement plus anciens que le Sudhanakumāra-avadana qui n’est que son emprunt par les bouddhistes, et reflète (dans la surface du lac ou ailleurs) sans doute ce qui se joue dans le ciel, parmi les astres.

Olga Preobrajenska dans le rôle d'Odette et les cygnes, 1895.

Il n’est pas difficile de voir dans l’histoire du Lac des cygnes une autre version de l’histoire.

Waterhouse Hylas and the Nymphs Manchester Art Gallery 1896
Et un lac où des kinnarī atterrissent pour se baigner en se transformant en des beautés, fait penser au sort du malheureux Hylas, qui fut attiré au fond du lac par elles, au grand regret de son amant Héraclès. Tout comme Narcisse, il se trompa de direction, ce n’est pas vers le bas, mais vers le haut qu’il fallait tourner son regard. Kinnarī are not what they seem
« Dans la mythologie bouddhique et la mythologie hindoue, un kinnara est un amoureux exemplaire, un musicien céleste, mi-homme mi-cheval (en Inde) ou mi-oiseau (Asie du Sud-Est). »(wikipedia)
Elles sont le pouvoir de se transformer en de belles femmes. L’aspect amoureux et musicien les rapproche d’une autre catégorie d’être célestes, les gandharva. « Ils sont des esprits mâles de la nature, époux des Apsaras. Certains sont en partie animaux, le plus souvent oiseau ou cheval. » (wikipedia). Les kinnara et les gandharva semblent donc assez proches. La même proximité que les centaures et les Lapithes ?

Dans la mythologie grecque, les sirènes sont des êtres mi-oiseau, mi-femme. Mais dans la mythologie scandinave, elles sont mi-poisson, mi-femme. Ce sont des êtres ambivalents, capables de se transformer. Le côté mi-cheval mi-homme des kinnaras fait penser aux centaures. Et les centaures sont en fait des Lapithes, « un peuple mythologique de Thessalie célèbre pour son adresse à dompter les chevaux et par le combat victorieux[6] qu'il livra aux Centaures ». Ce peuple aurait pour ancêtre le dieu-fleuve Pénée.

La moralité de tout cela semble être gare aux lacs et aux femmes, qui peuvent très bien être mi-oiseau, mi-cheval, ou mi-poisson.

Un platonisant dirait que lorsque les beautés d’en haut se reflètent ici-bas dans notre réalité sublunaire, elles semblent comme transformées. En oubliant que la véritable source est en haut, et non pas en bas, Hylas et Narcisse ainsi que tous leurs adeptes se précipitent à leur perte. Et ce ne sont pas les beautés qu’ils retrouvent mais, des beautés difformes, mi-femme, mi-oiseau etc. qui leur révèleront que les « beautés » pourchassées sont des beautés déchues, sans vie, des reflets mort-nés susceptible de nous précipiter dans la mort. La « pensée de la chair » de Paul…

***

MàJ 20062016 Voir aussi les Chants de Milarepa, l'histoire où Milarepa reçoit la visité de huit pigeons, qui sont en fait huit déesses (phug ron lha'i bu mos mchod pa'i skor, p. 265, Chang, p. 89).

[1] Buswell, Jr., Robert; Lopez, Jr., Donald S. (2013). The Princeton Dictionary of Buddhism. Princeton University Press. p. 262. ISBN 9781400848058.

[2] Source wikipedia

[3] « Les deux étoiles, appelées Niou-Lang (le Berger) et Tsi-Nu (la Tisseuse) sont situées, la première à la rive orientale de la voie lactée (ou Tien-Ho, c'est-à-dire rivière du Ciel), et l'autre au bord occidental. D'après la vieille astronomie, elles ne se rencontrent qu'une fois par an et cette rencontre doit avoir lieu dans la nuit de la septième journée de la septième lune.
La légende prétend que le Berger était marié à la Tisseuse et que, pour les punir d'une faute commise dans la région céleste, — faute analogue au péché d'Adam et d'Ève — le souverain du ciel les sépara éternellement. Une seule fois par an, il leur permet de se voir un instant en franchissant le cours d'eau qui, pendant le reste de l'année, met une frontière infranchissable entre leurs amours. Encore ce jour-là les pies, emportant de la paille dans leur bec, vont-elles construire un pont à travers la rivière céleste, afin de permettre aux amoureux rationnés de passer à pied sec. J'ajouterai que, dès ce jour, les pies muent. Sur cette légende naturellement vinrent s'en greffer beaucoup d'autres. Ainsi l'on dit que la pluie qui tombe la veille de cette fête nettoie le chariot du ciel ; s'il pleut le jour même, ce sont les larmes de joie des deux amants ; si c'est le lendemain, ce sont les pleurs qu'ils versent sur leur nouvelle séparation
. » LES PLAISIRS EN CHINE, par le général TCHENG Ki-Tong (1851-1907), Charpentier, Paris, 1890, III+308 pages. Voir aussi la note de LA CHINE FAMILIÈRE ET GALANTE par Jules ARÈNE (1850-1903), G. Charpentier et Cie, éditeurs, Paris, 1883 (2e édition). 

« Niou lang le pasteur (capricorne), que par une fiction mythologique les astronomes chinois font l'époux de Che nuu, la tisseuse céleste (étoile Vega, α de la Lyre). Marquis d'Hervey Saint-Denys. »

[4] « Strangely enough, however, the only motif of the original story that has been retained in the Pholey Moley dance is that the princes go off to the war. Instead of being innocently accused, as in the original story, here the princesses blatantly commit adultery with the clowns during their husbands’ absence. When the heroes retum from the war and discover the infidelity of their spouses, they make them suffer for their indiscrétions by cutting off their noses. Later a doctor is called in to reattach the noses, a délicate surgical operation that is crowned with success only after a string of comic failures. » India and Beyond, Aspects of Literature, Meaning, Ritual and Thought, Edited by Dick van der Meij, p. 154

[5] Chandi Borobudur, Dr. Soekmono, p. 37-39

[6] « Lors de ses noces, le héros lapithe, prénommé Pirithoos, avait invité ses demi-frères, les Centaures. Comme les Centaures avaient abusé de vin, ils se comportèrent fort mal : ils voulurent violenter les femmes et la jeune épouse présentes au repas de noce. Les Lapithes et les Centaures s'affrontèrent. Le combat fut rude et sanglant. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire