Le tibétologue Dan Martin, est un grand spécialiste de (Pa)Dampa Sangyé. Sur son blog, très instructif et divertissant à la fois, j'ai trouvé la sculpture, reproduite ci-dessus qui représente Dampa Sangyé, accompagnée d'une réflexion intéressante de Dan sur le geste (S. mudrā) que fait Padampa Sangyé.
Dampa Sangyé a introduit au Tibet les instructions relatives à l'Apaisement de l'inquiétude (T. zhi byed), mais il est généralement mieux connu pour sa connexion avec la lignée de Chöd (T. gcod) de Machik Labdrön. Les représentations iconographiques de Dampa Sangyé que l'on voit le plus souvent sont celles relatives à la lignée Chöd, où on le voit jouer d'un grand tambourin (S. ḍamaru) et d'un fémur humain (T. rkang gling).
Dan écrit que dans certaines représentations plus récentes de Dampa Sangyé sous sa forme Zhi byed, on le voit principalement faire le geste (S. mudrā) représenté ci-dessus.
"[Ce geste] lui semble propre à lui et je n'ai jamais pu trouver une explication raisonnable susceptible d'être convaincante. Si ce geste n'était fait que de la main droite seule, ce serait le geste de l'Enseignement que l'on voit partout.""J'imagine, mais sans avoir de preuve, que la main gauche qui fait exactement miroir de celui de la main droite souligne l'importance de son rôle d'instructeur. Non seulement cela, il semblerait dire aussi que ses instructions sont reçues en double. Au départ, on a une compréhension superficielle et plus tard, graduellement, si cela doit arriver du moins, l'idée vous vient soudainement qu'il instruisait avec quelque chose de plus profond à l'esprit, que ce que l'on s'imaginait initialement. On pourrait dire en quelque sorte que "le guru intérieur se pointe". C'est juste une idée pour l'instant, il se pourra très bien que j'aurai une autre explication demain."
Je pense que l'intuition de Dan est bonne et que c'est dans cette direction qu'il faudra chercher l'explication. Comme dit précédemment dans le billet sur l'Apaisement de l'inquiétude, Dampa était un disciple direct d'Advayavajra, l'auteur de deux commentaires des Distiques (dohākośagīti) de Saraha, que Dampa connaissait[1].
"Ne pas fermer les yeux, [ni] arrêter les actes de conscience psychosensorielle[Commentaire d'Advayavajra :] Les souffles pervasifs et exécutifs se resorbent par le seul acte de remémoration. Puisqu'ils ne dépendent de rien d'autre [295], ils cesseront d'eux-mêmes par l'intelligence (T. rig pa). Le guide médiat révèle qu'ils ne partent pas dans l'élément de la substance des attributs (S. dharmatā), mais...L'arrêt des souffles, lui, est réalisé par le Guide parfait."
Le commentaire d'Advayavajra n'a de cesse de répéter que le guide médiat (T. brgyud pa'i bla ma), extérieur, en chair et en os, nous instruit, mais que c'est le Guide authentique (S. sadguru T. dam pa'i bla ma, dpal ldan bla ma, dngos kyi bla ma) ou Guide immédiat, intérieur, qui pénètre le coeur et réalise l'accès au Réel.
Le travail d'un guide médiat est de faire établir la connexion par le disciple avec ce Guide intérieur. Ce travail a lieu pendant l'Introduction (T. ngo sprod). Le terme tibétain se décompose en "ngo", qui peut être un raccourci pour "ngo bo" essence, ou qui tout seul peut signifier la face, le visage. Le verbe "sprod", dans sa forme active et transitive, signifie "introduire à", "présenter" "faire rencontrer". On peut imaginer que le guide médiat, extérieur, présente au disciple son Guide intérieur. Quand la rencontre a lieu et que le disciple reconnaît le Guide intérieur, on pourra parler de "ngo phrod". Ici, "phrod" ou encore "'phrod" est passif et prend le point de vue du disciple qui est introduit et qui a en effet rencontré, reconnu le Guide intérieur.
Le geste pourrait alors être celui de l'Introduction, du "ngo sprod", que pratiqua Dampa et qui lui vient d'Advayavajra. La même Introduction était d'ailleurs pratiquée par Gampopa, à qui Sakya Pandita reprochera plus tard que sa Mahāmudrā n'était qu'une Introduction à l'indienne[2]. Le geste peut alors symboliser la rencontre entre les deux guides, une face à face du guide extérieur et du guide intérieur. Cela expliquerait pourquoi c'est le geste de l'Enseignement qui est utilisé en image miroir. Détail essentiel, la rencontre a lieu au Coeur, également symbolisé dans ce geste.
Voir aussi : Dampa avant son départ
Voir aussi : Dampa avant son départ
***
[1] Blue annals p. 921-922 Deb ther : p. 1021 la citation vient des distiques de Saraha (n°66) :"mig ni mi 'dzums sems ni 'gags pa dang*/ rlung 'gags pa ni dpal ldan bla mas rtogs/
[2] "Dans ma tradition, comme la conscience n'a pas de nature, il n'y a rien à introduire." David Jackson, p. 74
"L'introduction à la nature de la conscience seule est une tradition indienne et non-bouddhiste. C'est une méthode erronnée comme elle n'élimine pas le clivage sujet-objet. Et si on doit également introduire l'étudiant à la nature des objets extérieurs, il faudra analyser si ces objets ont été créés par un dieu-créateur comme Iśvara, ou s'il sont produits par des atomes, ou s'ils sont des projections de la conscience comme l'affirme l'école Yogācāra ou s'ils sont simplement apparus de causes et de conditions comme l'affirme l'école Mādhyamika ?" David Jackson, p. 75 Citation du thub pa'i dgongs gsal (57b-58a)