samedi 31 janvier 2015

Traditions et traversées du torrent



Pour Confucius, les rites sont essentiels pour l'harmonie entre l'homme et l'ordre général du monde. Elle dépend des devoirs des hommes entre eux mais aussi des devoirs envers les divinités et les ancêtres. Vivant dans une époque troublée, il tenta de restaurer l’harmonie en s’inspirant de l’exemple des anciens rois et politiques. Il chercha toute sa vie en vain un maître à servir qui voudrait bien appliquer ses idées. « Dirige le peuple comme si tu participes à un grand sacrifice. »[1] « Je transmets ; je n’innove pas. J’ai foi en l’antiquité et je la chéris. »[[2] La restauration de l’harmonie au présent passe par la réappropriation du passé, dont Confucius prétend être le continuateur à travers une tradition ininterrompue... Mais sans pouvoir apporter les preuves.[3] La légende raconte alors que Confucius se déplaçait d’une principauté à l’autre « afin de s’instruire des cérémonies qui avaient cours dans les temps les plus reculés. »[4]

Confucius aurait fait des recherches afin de retrouver les rites anciens, susceptibles de renouer avec l’ordre général du monde. La tradition qu’il proposa était censée être la tradition authentique. Il ne toléra pas d’écarts[5] par rapport à la tradition, telle qu’il la concevait. Implicitement, cela veut dire également qu’il estima que la tradition devait être maintenue telle quelle sans la réformer ou la réinterpréter.

L’approche d’un Philon d’Alexandrie était différente. Il garda la tradition telle quelle, mais passa par une réinterprétation, une « exégèse allégorique », pour « justifier aux yeux des Grecs l’étrangeté de certains préceptes de la Loi ».[6] Le beurre et l’argent du beurre.
« L'exégèse allégorique consiste essentiellement à découvrir sous le sens obvie d'un texte une signification cachée, restée jusqu'alors inaperçue. Cette expérience peut être vécue et interprétée de bien des manières : comme une illumination divine, comme le fruit d'une investigation méthodique, comme la ruse instinctive de novateurs qui doivent s'accommoder de textes sacrés immuables. Sous des formes très diverses, l'exégèse allégorique, appliquée à Homère, à Virgile et surtout à la Bible, a joué un rôle essentiel dans la formation de la culture européenne. »[7]
C’est une approche similaire que les bouddhistes indiens, Newar et tibétains suivirent en intégrant la mythologie et la ritualistique annexe des tantras dans leur cursus. Comme on peut faire feu (prajñā) de tout bois, il suffit de maintenir le lien (samaya), la clé de la réinterprétation, pour préserver et la « tradition » et ses réinterprétations. Sans ce lien, sans cette clé, les sacrifices seraient dépourvus de prajñā, même s’ils produisaient les résultats escomptés.

Plus l’écart entre la tradition et le monde se creuse et plus l’exégèse allégorique doit travailler dur. Combien de temps pourrait-elle tenir en faisant le grand écart ?

Si la raison d’être de la tradition est d’instaurer, maintenir, restaurer l’harmonie entre l’homme et l’ordre général du monde, la Loi, la raison universelle, fixons-nous plutôt sur l’harmonie entre l’homme et la raison universelle que sur une « Tradition », qui est la représentation (G. phantasia S. vikalpa) que s’en font ceux qui imaginent la restaurer ou qui la réinterprètent à l’infini. Tournons-nous directement vers l’harmonie, qui ne se situe pas dans les choses, ni en dehors, mais encore moins dans les représentations des choses.
«Pense souvent à la rapidité avec laquelle les êtres et les événements passent et disparaissent: car la substance universelle est comme un fleuve en un flux perpétuel.»
Si l’on reconnaît que tout ce flux des choses et des événements nous est étranger, on sera, ajoute Marc Aurèle, « élevé au-dessus des entrelacements du Destin». Sans doute, notre corps, notre souffle vital sont emportés dans ce flux, les représentations des choses qui sont reçues dans le corps et le souffle vital font partie ce flux, puisqu’elles sont produites par des causes extérieures à nous. Mais le moi qui prend conscience du fait que, grâce à sa liberté de jugement qui implique aussi une liberté de désir et de vouloir, il est étranger à ce flux, ce moi donc, le principe directeur s’élève au-dessus du tissu de la destinée.
Le moi, prenant conscience de sa liberté, n’agit alors qu’en faisant coïncider sa raison avec la Raison de la Nature universelle.
II veut ce qui arrive, c’est-à-dire ce que veut la Nature universelle. II dit intérieurement et extérieurement la vérité, c’est-à-dire que, à l’occasion de toutes les représentations qui se présentent à l’assentiment du principe directeur, il s’en tient à ce qui est, à la représentation objective sans ajouter de jugements de valeur sur les choses qui n’ont pas de valeur morale. Enfin il fait ce qui est juste, c’est-à-dire qu’il agit selon la Raison, au service de la communauté humaine
. »[8]
***

[1] Louen-yu, XII, 2. Confucius, Jean Levi, p. 46

[2] Louen-yu, VI, 1. Confucius, Jean Levi, p. 38

[3] « Des rites des Hsia, je puis en parler, bien que [les cérémonies de] K’i ne puissent rien prouver ; des rites des Chang, je puis en parler, bien que là encore Song ne puisse rien prouver. Les documents font défaut ; s’ils étaient suffisants, j’aurais de quoi étayer mes dires. » Louen-yu, III, 9. Confucius, Jean Levi, p. 35

[4] Confucius, Jean Levi, p. 38

[5] Lorsque son disciple Tse-kong, qui remplissait alors à la cour du Lou une fonction officielle, voulut supprimer l'immolation de la brebis lors de la commémoration de la nouvelle lune, Confucius protesta en disant : « Ah, Tse-kong, toi tu aimes le mouton, mais moi j'aime le sacrifice ' !

[6] Annie Jaubert, Philon d’Alexandrie, Dictionnaire des philosophes, Albin Michel

[7] Encyclopaedia Universalis,

[8] La citadelle intérieure, Pierre Hadot, pp. 135-136

mardi 27 janvier 2015

Une proposition modeste


Nous sommes sans cesse traversés par des pensées et des images et celles-ci constituent notre monde. Un vide de pensée est difficilement à concevoir. Aussi, pour chasser certaines pensées, rien de mieux que de les remplacer par d’autres. Notre monde imaginaire est comme une chambre, que l’on peut habiller et personnaliser avec des représentations de personnes ou de choses que l’on aime, et qui finirons par nous rassurer par leur familiarité quotidienne. La présence de certaines images empêchera ou rendra plus difficile l’émergence de pensées et images qui nous angoissent.

Une partie importante du travail que proposent les religions est la maîtrise de notre imagination et de notre imaginaire. En peuplant notre vie et notre expérience d’images positives, les autres auront moins d’occasions de nous inopportuner. Imaginer un être saint comme par exemple un Bouddha, c’est se souvenir (scr. anusmṛtayaḥ) de lui en remplissant l’esprit de son image. Ainsi, on peut remplir son esprit des images du Bouddha, du Dharma, de la Saṅgha, du Maître spirituel, de la discipline morale etc.[1], les garder à l’esprit, ce qui empêchera d’autres pensées et images de nous perturber. Elles nous servent ainsi de refuge.

Le bouddhisme est une voie médiane entre être et non-être, éternalisme et annihilitionisme… Les méthodes qu’il enseigne sont dites être des expédients (scr. upāya), qui sont provisoires. Pour un des maîtres de Maitrīpa, Jñānaśrīmitra, les positions bouddhistes sont des "positions adoptées conditionnellement" (S. vyavasthā[2] P. vavatthāna) pour désigner quelque chose qui est au-delà de la verbalisation et qui s'opposent au concept d’une position réelle. Selon Jñānaśrīmitra, la position réelle du bouddhisme est qu'au fond "rien n'est exprimé".[3] Les positions adoptées conditionnellement, que Jñānaśrīmitra compare à des "mensonges blancs" sont des positions temporaires qui s'appuient sur une part de vérité. Il donne comme exemple la notion de continuum ou de série psychique (S. saṃtata T. rgyud) qui sert de justification à la loi du karma en disant que celui qui a commis un acte en éprouvera le fruit.[4] Ou la notion de la production d'objets qui pourtant n'ont pas d'existence, mais qui sert à contredire l'idée Sāṃkhya que tous les effets préexistent dans leurs causes. Lawrence J. McCrea et Parimal G. Patil expliquent que l'utilisation de positions adoptées conditionnellement permet dans une tradition d'exégèse de rester fidèle à la ligne d'un texte canonique tout en lui donnant une interprétation différente.

Dans un tel système, où toute connaissance s’appuie sur des images et des "positions adoptées conditionnellement" et où toute l’expérience est produite par des causes et des conditions, il n’y a pas de référent stable, pas d’absolu. En dehors des images et des pensées, il n’y a pas de plérôme réel, ou du moins plus réel que le monde qui n’en serait que le reflet, avec des sauveurs que l’on pourrait invoquer et qui viendraient nous aider dans nos diverses besognes.

Nous sommes des êtres conditionnés, qui naissons dans une culture. Une culture est un ensemble de croyances, d’idées, d’images, d’identités etc. partagées qui remplissent l’esprit de leurs membres respectifs. Dans une culture bouddhiste, ces images etc. se rapportent plutôt au fondateur, sa doctrine, sa communauté. Chaque individu, par son environnement, ses appartenances, ses rencontres etc. est confronté à d’autres cultures, d’autres pensées et images, susceptibles de s’entrechoquer avec celles qui l’habitent. Nous sommes donc habités par des images de différentes origines qui peuvent être conflictuelles et causer de l’inquiétude. Le Bouddha et d’autres ont déclaré qu’il y a un « espace » (par manque d’un autre mot), réel ou imaginaire peu importe, où l’on est à l’abri de tout ce qui peut nous habiter.
« Soumis par nature à la naissance, à la maladie, à la vieillesse, à la mort, j’ai cherché ce qui ne nait, ni n’est malade, ni ne vieillit, ni ne meurt… Il y a un non-né, un sans-vieillesse, un immortel, un non-causé : s’il n’y avait pas un non-né, il n’y aurait pas de refuge pour ce qui naît… » [5] Udana VIII.3
Un espace qui peut servir de refuge au milieu du tumulte. Cet espace est possible par la grâce d’une absence de jugement et de choix. Et la possibilité même de cet espace nous montre que le déchirement par des images n’est pas un état inéluctable. Par la même occasion, cela nous dit quelque chose de la nature de ces images. Elles sont extrêmement provisoires, tellement qu’elles sont vides d’essence. Elles ont la réalité, et par là l’importance et le pouvoir, que nous voulons bien les accorder. En tant qu’images, toutes les images se valent. Mais l’image de « l’espace » peut nous procurer la paix, et celle de la vertu le bonheur. La vertu la plus haute est l’altruisme. Pas pour lui-même ou parce que cela est décrété par les religions, mais parce que cela nous sort du cadre qui nous enferme dans un individu et ses besoins limités. L’altruisme crée de l’espace et du bonheur, ce qui correspond à la notion d’Éveil. Il est une pensée précieuse (scr. cittaratna), une pensée immaculée (scr. cittanirmala), libre des poisons, une pensée pure (scr. cittaviśuddhi), capable de tout réaliser (scr. cittacintāmaṇiṃ), une pensée éveillée (scr. bodhicitta), la bonne volonté diraient d’autres.

Quand cette pensée éveillée prend « corps », ce n’est pas ce en quoi il prend corps, en quoi elle se manifeste, qui est l’Éveillé. « Son corps est la nature même de la compassion »[6] Vénérer l’Éveillé (scr. buddha), ce n’est pas vénérer son « corps », ses manifestations, voire des représentations de celles-ci en les remémorant etc. Car elles sont ad hoc, en fonction de l’individu. Leur simple imitation reviendrait à de idolâtrie.
« Qui, aux êtres de diverses dispositions (scr. adhimukti)
Se revèle par divers expédients (scr. upāya)
. »[7]
Ce qui vaut pour l’un, ne vaut peut-être pas pour l’autre, ce qui convient à l’un ne convient pas forcément à un autre. Vénérer l’Éveillé, c’est entretenir la pensée éveillée, lui donner « corps » dans le monde où s’entrechoque des images de diverses sortes, sans perdre de vue que ce en quoi la pensée éveillée prend corps, ne sont que des images, et sans « Se » perdre en oubliant la pensée éveillée.

Āryadeva ou Indrabhūti, à qui sont attribuées les versions tibétaines du Cittaviśuddhiprakaraṇa, est très conscient du caractère provisoire des moyens que l’on choisit pour donner corps à la pensée éveillée. Il rappelle que peu importe la méthode, ce qui importe c’est qu’elle procède d’une pensée pure et qu’on s’y applique avec un mental unifié.[8] A cette condition, on peut utiliser tous les moyens du monde, on est capable d’ingérer et de supporter tous les poisons. Qui peuvent même devenir du nectar. Ce qui rend possible cette transformation est la pensée éveillé, pas la méthode en elle-même. La pensée éveillé n’est pas une pensée magique. Au moyen âge indien et tibétain, période très théocentrée, les dieux étaient omniprésents dans les méthodes du monde. On s’adressait à eux pour accomplir les divers objectifs d’une existence humaine. Pas de problème, dit Āryadeva ou Indrabhūti. S’il faut passer par là, allons-y, mais toujours en procédant à partir de la pensée éveillée.
« Celui qui à travers sa pratique d'une divinité
S'efforce à faire le bien des êtres
Même s'il utilise les objets du yoga
Et en s'y fourvoyant, sera sans faute
. »[9]
A condition de maintenir le Lien symbolique (scr. samaya), c’est-à-dire de rester conscient du caractère provisoire de la méthode (scr. upāya) que l’on adopte et adapte éventuellement. C’est ce Lien symbolique qui sert de garde-fou. C’est le véritable sens de samaya. Autrement dit, il est permis aux bouddhistes « du vajrayāna » d’épouser des méthodes shivaïstes, vishnouïstes, chamanistes etc. à condition de maintenir la pensée éveillée et de maintenir les Liens symboliques (scr. samaya).
« En pensant bien à tous les Liens symboliques (scr. samaya),
Tout en faisant le culte des dieux
Il faut les considérer comme un bien, sans avoir de doutes
Il faut les utiliser en les exhortant par des mantras
Et en appliquant les trois syllabes
On apprend, on réalise et l'on progresse (tib. spar)
. »[10]
Nous avons changé d’époque. Le monde dans lequel nous vivons n’est pas théocentré, bien que les traditions théocentrées ne cessent pas de se rappeler à notre bon souvenir. Les méthodes théocentrées ne sont plus en vogue. Pas de problème aurait dit Āryadeva ou Indrabhūti. Épousons les nouvelles méthodes, procédons toujours de la pensée éveillé et gardons le lien symbolique. Puisque le monde est une manifestation divine (ou que les choses sont par nature dépassionnées), les nostalgiques des dieux, pourront le considérer tout entier avec tout ce qu’il contient comme le corps de la divinité et lui rendre service de façon désintéressée par les méthodes en vogue. Du moment qu’ils possèdent la pensée éveillée, ils seront préservés de son poison.

Le culte des divinités (scr. devatāpūja) n’était de toute façon qu’une méthode provisoire, un poison, que l’on pouvait ingérer et transformer en nectar, mais un poison tout de même. Continuons en changeant de poison.

***

Rongzompa sur la même longueur d'ondes

[1] buddhānusmṛti, dharmānusmṛti, saṅghānusmṛti, guru-anusmṛti, śīlānusmṛti

[2] In a more specific sense it points to the totality of conventions (vyavahāra) and law codes (vyavasthā) in Jaina monastic and lay traditions. Sanskrit vyavasthā and its Arabic and Urdu equivalent qānūn both designate a specific code of law or legal opinion/decision, whereas Sanskrit dharma can mean religion, morality, custom and law.

[3] Buddhist Philosophy of Language in India: Jnanasrimitra on Exclusion, p. 28

[4] Buddhist Philosophy of Language in India: Jnanasrimitra on Exclusion, p. 29. Arument de Nagasena : "Un homme, explique Nagasena, prend une petite fille comme fiancée, paie la dot et part en voyage ; l'enfant grandit et le père, contre une nouvelle dot, la livre à un second fiancé ; le premier revient et réclame sa femme : « Ce n'est pas votre fiancée que j'ai épousée», répond le mari; « autre la petite fille, autre la femme » LVP, Bouddhisme p. 179.

[5] Nirvāṇa, L. de la Vallée Poussin p. 2

[6] Scr. sarveṣāmāśrayaṃ buddhaṃ karuṇāmayavigraham| Tib. sku ni snying rje'i rang bzhin nyid/

[7] Scr. nānādhimuktasattvānāṃ nānopāyapradarśakam||3|| Tib. sems can mos pa sna tshogs la// thabs rnam sna tshogs rab ston pa//

[8] Tib. rgyas par snying rje'i bdag nyid gsungs// chos rnams sngon du 'gro ba yi// yid gtso yid ni sngon 'gro ste// yid gcig gis ni 'bad pa yis// smra ba'am ni byed pa po// Scr. āgame'pi hi suvyakto vistaraḥ karuṇātmanā||9|| manaḥpūrvaṅgamā dharmā manaḥśreṣṭhā manojavāḥ| manasā hi prasannena bhāṣate vā karoti vā||10||

[9] Tib. rang gi lha yi rnal 'byor gyis// 'gro ba'i don ni phyed brtson pas// rnal 'byor yul longs spyod kyang*// gol 'gyur nyes pas mi gos so// Scr. svādhidaivatayogātmā jagadarthakvatodyamaḥ|bhuñjāno viṣayān yogī mucyate na ca lipyate||17||

[10] Tib. dam tshig thams cad rnam bsams la/ lha la mchod pa'i cho ga yis/ the tshom med par bzang por blta/ sngags kyis bskul la longs spyod bya/ yi ge gsum gyi sbyor ba yis/ sbyangs dang rtogs dang de bzhin spar// Scr. vicintya samayaṃ sarvaṃ devatāpūjanāvidhim| śuddhamālokya niḥśaṅkaṃ bhoktavyaṃ mantracoditam||21|| śodhyaṃ bodhyaṃ tathā dīpyamakṣaratrayayogataḥ| aṅguṣṭhānāmikāgrābhyāṃ prīṇayecca tathāgatān||22|

vendredi 23 janvier 2015

Tantrisme mis à jour



Christian K. Wedemeyer a soulevé le problème des pseudépigraphes tibétains dans son article sur le Caryāmelāpakapradīpa attribué à Āryadevapāda. Il est plus que probable que l’autre œuvre attribuée au même auteur, le Cittaviśuddhiprakaraṇa, soit également un pseudépigraphe. Une version en sanskrit de ce texte fut découverte et publiée par Haraprasād Shāstrī en 1898. On trouve deux versions tibétaines dans les collections canoniques tibétaines. Une, qui a pour titre sems kyi sgrib pa rnam par sbyong ba zhes bya ba'i rab tu byed pa (toh : 1804), est attribué à Āryadeva, disciple de Nāgārjuna, et a été traduite par Jñānakara, un disciple cachemirien de Naropa, et le traducteur tibétain Tsultrim Gyeloua (tib. tshul khrims rgyal ba). La deuxième a pour titre Sems rin po che sbyong bar byed pa (toh : 5028). Elle est attribuée au roi Indrabhūti et a été traduite par Atiśa/ Dīpaṃkara [Śrījñāna] et le traducteur tibétain Khu ston Dngos grub lo tsa ba.

Ce texte semble faire un absolu de la gnose (scr. jñāna-mātra)[1], en d’autres termes la pensée pure (scr. cittaviśuddhi) ou encore le joyau de la pensée (scr. cittaratna). Rejoindre celle-ci revient à acquérir l’éveil instantanément (scr. eka-ḳṣaṇāsandbhisaṃbodhi). Rester en elle, tout en vaquant aux besognes du monde permet d’agir de façon éveillée et efficacement. Celui qui restera en cette pensée vertueuse, ne pourra être entaché par aucune faute[2]. Car tout est question d’intention. Si l’intention est bonne, tout est bon, quelque soit le résultat de notre action.
« Celui de bonne volonté, même s'il mettait ses deux bottes
Sur la tête du Muni, resterait pur
. »[3]
C’est la bonne intention qui déterminera si l’on agit de façon éveillée ou non. Celui qui est dotée d’une bonne intention peut s’engager dans des pratiques (scr. sādhana) de tout genre, car ils connaissent l’essentiel[4] et ne se perdront pas dans le premier degré et dans les représentations (scr. vikalpa).
« Ce que les naïfs prennent au premier degré
Est un mensonge pour le yogi
. »[5]
Ils peuvent tout utiliser et commettre tout ce qui est interdit aux autres, car ils savent comment transformer les poisons en nectar. Toutes les actions qui asservissent les naïfs, permettront de libérer les sages qui possèdent la sagesse (scr. prajñā) et la Science (scr. upāya). La Science est ce qui permet de bien fonctionner dans le monde et d’utiliser le monde à bon escient et à profit de soi et des autres.

N’oublions pas que la séparation de la religion et de la science est relativement récente. Autrefois, et notamment à l’époque de laquelle nous parlons, le moyen-âge indien, la religion et les « sciences » furent inextricablement lié. Il n’y avait pas encore de phénomènes naturels qui se déployaient selon les lois naturelles sans l’intervention d’un dieu aidé d’une hiérarchie d’agents. Si on voulait connaître ou intervenir dans le cours des choses il fallait s’adresser aux agents responsables selon les protocoles établis.

Ce n’est pas que l’auteur de ce texte ne croit pas en l’efficacité des rituels et des diverses méthodes pour réaliser certains objectifs, car il veut s’en servir pour le bien des autres. Mais les bouddhistes ont quand-même une attitude de recul par rapport au monde, ou plutôt par rapport aux soucis mondains, quand il s’agit de leur propre intérêt. Le monde et les façons du monde sont un poison pour eux. Mais il faut admettre que pour agir efficacement dans le monde, il faille bien mettre les mains dans le cambouis. L’auteur propose donc une méthode permettant de faire ce que l’on veut, du moment que c’est fait avec une bonne intention, c’est-à-dire dans l’intérêt des êtres, et que l’on ne se sépare pas de la pensée vertueuse, la pensée pure ou le joyau de la pensée.

A condition de respecter cela, on peut s’engager dans les pratiques même repoussantes - pour de braves bouddhistes - de méthodes non-bouddhistes à l’origine, mais qui rapportent gros en termes de siddhi. Soyons pragmatique semble suggérer l’auteur. Le monde étant ce qu’il est, il faudra suivre ses méthodes pour arriver à quelque chose[6]. Que cela contribue à perpétuer ce même monde tel qu’il est n’a pas l’air de le déranger outre-mesure.

Cela ne l’empêche pas de critiquer les pratiques des brahmanes et leur recherche de pureté superficielle, ou le système des castes avec leur illusoire hiérarchie de pureté. Tous ces gens qui s’estiment supérieurs à d’autres sont aussi nés du sperme d’un père et du sang d’une mère, substances impures s’il en est… Comment peuvent-ils croire que des bains dans le Gange les débarrasseraient de cette impureté native. Si le Gange avait ce pouvoir purificateur, même les immondices flottant à sa surface seraient purifiées… Ou les poissons qui y vivent en permanence.

Et pourtant notre auteur propose aux yogis de faire des pratiques de divinités très similaires, pour ce qu’ils peuvent donner en termes de pouvoirs. La grande différence étant justement la pensée vertueuse et pure, qui sait que
« En l'absence d'une essence dans les choses et les individus
Il n'y a que la gnose (scr. jñānamātra) a dit le Muni
 »
Ce qui a changé depuis le moyen-âge indien : la séparation de la religion et des sciences. Pour agir efficacement dans le monde, ce n’est plus la Science (scr. upāya, vidhya…) qui nous aidera à faire cela, mais les sciences dans leur acceptation contemporaine du mot. Pour être un bon bodhisattva « tantrique », c’est-à-dire qui ne rejette pas le monde et qui s’y engage, il faut toujours combiner la sagesse (scr. prajñā) et les moyens (scr. upaya) de mettre en pratique notre pensée vertueuse qui se soucie du bien des autres.

***

[1] chos dang gang zag bdag med par/ ye shes tsam du thub pas gsungs/

[2] sems dge ba la nyes pa med/

[3] bsam pa bzang pos mchil lham gnyis/ thub pa'i dbu la bzhag pa dag/

[4] de nyid mthong ba rnams kyis shes/

[5] byis pa rnams la bden par snang*/ de ni rnal 'byor pa la rdzun/

[6] ji ltar 'jig rten phal ba las/ rnal 'byor pa yi 'jig rten rgyal/

vendredi 16 janvier 2015

Idolâtre toi-même !



Une idole est une « représentation d'une divinité que l'on adore et qui est l'objet d'un culte au même titre que la divinité elle-même » (Atilf). La représentation est prise pour l’objet de culte lui-même. Celui qui représente l’objet de culte et prend cette représentation pour l’objet de culte lui-même est appelé un idolâtre.

Le Bouddha avait également mis en garde ceux qui prenaient sa petite personne ou son corps pour le Bouddha ou le tathāgata. Ce que vous voyez ou entendez n’est pas l’Éveillé, répéteta-t-il. C’était une simple erreur, commise par ignorance, pas une offense.

Comment accuser quelqu’un d’idolâtrie, sans soi-même devenir un idolâtre par le même coup ?

Certains Hadiths semblent interdire les images à cause de leur risque d’idolâtrie. Et celui qui produit des images, pas seulement des caricatures, mais toutes les images, se poserait en quelque sorte en concurrent du Créateur ou en co-créateur. D’où l’an-icon-isme de certaines religions monothéistes. Rappelons que le bouddhisme avait commencé comme une religion plutôt an-iconiste et que le Bouddha n’était pas représenté.

J’ai personnellement de la sympathie pour cette approche (moins pour l’argument de faire concurrence au Créateur évidemment), mais de là interdire à d’autres de faire des représentations (icones) et de les punir y compris par la mort, c’est un pas que l’on n’aurait jamais dû franchir. Il semblerait qu’il y ait eu des périodes et des lieux géographiques où le prophète pouvait être représenté.

On pourrait dire que re-présenter est une chose, mais que faire des caricatures va vraiment trop loin. Une caricature est un « portrait en charge, le plus souvent schématique, dessiné ou peint, mettant exagérément l'accent, dans une intention plaisante ou satirique, sur un trait jugé caractéristique du sujet. » (Atilf)
« La critique par l’humour est un aspect de la liberté d’expression. La reproduction de l’image d’un individu est donc paradoxalement autorisée dès lors qu’elle est caricaturale, c’est-à-dire grotesque, ridicule, où les traits désavantageux sont exagérés. Mais si la caricature n’est pas une reproduction servile des traits d’un individu, celui-ci doit toutefois rester reconnaissable. »[1]
Une caricature indique déjà par son aspect que c’est un portait « pour de faux », pour rire. Le but n’est donc pas de re-présenter fidèlement. Ceux qui prennent une caricature du prophète Mahomet pour sa re-présentation, ont donc tout faux. Cette caricature n’est pas le prophète Mahomet. Ce n’est même pas sa caricature, car nous ne savons pas à quoi il ressemblait. Pour être une caricature, elle doit techniquement rester reconnaissable. Impossible de savoir si elle est ressemblante. Mais ceux qui s’en offusquent ont l’air convaincu qu’il s’agit d’une caricature et d’une représentation du prophète Mahomet. Ils confondent donc la représentation avec l’objet de culte lui-même et se rendent ainsi coupable d’idolâtrie. Certains ne se contentent pas de cela et vont jusqu’à assassiner les fabricants d'une image, qui n’est ni une re-présentation, ni même une caricature.

Est-ce qu’une représentation de type cubiste à la Picasso du prophète aurait eu la même charge émotionnelle ? Suffit-il alors de dire d’une chose, représentation ou non, qu’il s’agit du prophète, pour déclencher l’indignation ? Y compris dire « ceci n’est pas le prophète » comme « ceci n’est pas une pipe » ? Ce serait à toute évidence un non-sens, pourquoi y attribuer une quelconque importance ? N’est-ce pas celui qui investit une charge dans l’image, que celle-ci n’a pas, qui est le véritable idolâtre ?

***

[1] La caricature, exception au droit à l’image, Basile Ader, Avocat au Barreau de Paris 

mercredi 14 janvier 2015

Ces gens là



On appelle ceux qui sont des étrangers par la race ou par leur appartenance à une autre civilisation, barbares (scr. mleccha tib. kla klo). Par exemple, les barbares qui viendront envahir Shambala selon le Kalacakra Tantra. Nous sommes tous des êtres humains, mais tous n’ont pas un précieux corps humain (tib. dal ‘byor mi lus rin po che). Tous ne sont pas dotés des richesses intrinsèques et extrinsèques (tib. dal ‘byor). Certes, le Bouddha a enseigné sa doctrine qui permet à tous de se libérer, mais si l’on naît dans un pays « barbare » où l’on ne peut pas apprendre et pratiquer le bouddhisme, on n’a pas, techniquement parlant, un précieux corps humain, qui « permet à l’être humain d’atteindre son but »[1].

Mais être un barbare n’est pas ce qu’il y a de pire pour les bouddhistes, car s’ils entrent en contact avec l’enseignement du Bouddha, ils auront l'opportunité de se libérer. Non, le pire c’est quand on appartient à la classe d’êtres « au potentiel interrompu » (scr. icchantika), qu’Asaṅga définit ainsi :
« ils perçoivent les défauts du saṃsāra mais n’en éprouvent pas la moindre lassitude ; ils entendent parler des qualités des bouddhas mais ne ressentent pas la moindre foi ; ils ignorent la retenue vis-àvis d’autrui, la honte vis-àvis d’eux-mêmes et la compassion ; ils s’adonnent sans réserve aux actes négatifs mais n’en éprouvent pas le moindre regret. La bouddhéité n’est pas le lot de ceux que marquent ces six traits. »[2]
Chapitre 22 du Mahāyāna Mahāparinirvāṇa sūtra nous explique le bien et le mal, les actes positifs et négatifs, les conséquences de ces actes ainsi que leur degré de bien et de mal, leur hiérarchie. Tuer est un acte négatif, mais qui a différents degrés de négativité en fonction de l’être tué. Le pire est évidemment de tuer un Bouddha, un saint ou un clerc, les parents etc, le moins pire un insecte, un animal etc. Les conséquences de l’acte de tuer sont en fonction de l’importance de l’être tué et cette importance correspond à son degré de « bien ». Tuer quelqu’un de « bien » résulte en les pires souffrances. Même les animaux ont encore un certain degré de « bien », car ils peuvent faire des actes altruistes même sans en avoir l’intention. Tuer des animaux peut conduire à une naissance dans les enfers ou un autre monde des trois mauvaises destinées.[3]

En revanche, nous explique ce sūtra, tuer un être « au potentiel interrompu » (scr. icchantika), comme défini ci-dessus, ne produit aucun mauvais « karma », car on tue quelqu’un qui n’a pas le moindre degré de « bien ». Le « bien » dont ils sont dépourvus, ce sont, toujours selon ce sūtra, les cinq racines[4],la foi etc. Cette série de cinq vertus[5] est traduite comme les cinq vertus cardinales, les cinq facultés spirituelles, etc. et sont appelées des « forces » (en pāli bala) dans le bouddhisme des auditeurs.

Le Bouddha explique dans ce sūtra que tuer une fourmi constitue un acte négatif, mais qu’aucun karma négatif est associé à l’acte de tuer un icchantika, et qu’un icchantika est appelé ainsi justement parce qu’il n’est pas quelqu’un de bien, he is no good[6]

On en trouve même parmi les moines, les nonnes, les laïcs poursuit-il. Ceux qui rejettent les écritures et ne s’en excusent même pas. Ceux qui ont commis les quatre défaites (parajika)[7], les cinq actes à rétribution immédiate[8], qui ne prennent pas conscience des dangers, qui n’adhèrent pas aux doctrines véritables et qui sans faire aucun effort pensent qu’il faille se débarrasser des doctrines véritables, ou qui disent même qu’elles sont critiquables, et ceux qui disent qu’il n’y a pas de Bouddha, de Dharma et de Sangha, ceux-là se trouvent sur le chemin de l’icchantika,[9] et ont encore moins de valeur qu’une fourmi. On peut les tuer sans conséquences. Chapitre 8 du Sūtra de l’Entrée à Laṅka (Laṅkāvatāra) précise que si l’on tue avec une bonne compréhension de la vacuité, on est également à l’abri des conséquences karmiques.

Le bouddhisme étant une entreprise de bien, qui cultive la bienveillance et la compassion, est allé plus loin. Dans les tantras de mahāyoga, on trouve des rites de « libération » (tib. sgrol ba) ou  « l’acte concret » (tib. mngon spyod scr. abhicāra[10]), qui ont pour but de tuer des « ennemis » (tib. dgra bo) par des injonctions destructives ou autres moyens, tout en « libérant » par compassion leur conscience, qui est expédiée dans des mondes purs. Grâce au rituel, l’adepte peut même obtenir des pouvoirs et une longévité. Le maître tibétain Ralo lotsāwa (rwa lo tsA ba rdo rje grags 1016 - 1198?) se vanta d’avoir ainsi tué treize vajradharas, y compris le fils de Marpa, Darma Dodé (dar ma mdo sde).

Le rituel de « libération » fait souvent partie des rituels d’offrandes aux Protecteurs de la religion (scr. dharmapala). La première partie du rituel consiste en des offrandes au Protecteur, la deuxième partie en une session de confession de tous les actes négatifs et manquements de vœux (samaya etc. ne sait-on jamais, si l'on fait la troisième partie du rituel, sans être clean soi-même on pourrait y passer aussi... ) et finalement la troisième en la « libération » de tous les ennemis et causeurs d’obstacles (tib. dgra gegs), sous la forme d’une torma triangulaire.[11] Une sorte de lapidation de Satan pourrait-on dire[12]. Le Protecteur et sa suite sont également incités à tenir leur engagement (tib. thugs dam bskul ba) qui est de protéger la doctrine.

Quelquefois, certains peuvent se sentir inspirés à donner un coup de main au Protecteur et ses sbires.
« Le 4 février 1997, à Dharamsala, furent assassinés Lobsang Gyatso, ami proche et conseiller du dalaï-lama, fondateur et directeur de l'Institut de dialectique bouddhiste, et deux de ses élèves. Dans une dépêche publiée 2 jours plus tard par l'AFP, Tsewang Choegyal Tethong, responsable du bureau du Dalaï-lama à New Delhi, déclara que la police locale enquêtait et que relier le meurtre à un autre groupe (tibétain) était pure spéculation[13]. » (wikipedia)

Brian Victoria, universitaire d'origine néo-zélandaise a publié un livre sur l'implication des sanghas bouddhiques dans la politique expansionniste et militaire japonaise entre les années 1894-1945 dans son livre « Le Zen en guerre ». Dans ce livre Brian Victoria parle du concept de bushidô : « l'épée qui donne la vie » (comme les ennemis que l'on expédie au paradis), utilisé pour justifier le fait de tuer. Quelques citations sur le même sujet :

« D.T. Suzuki, [véhiculait] l’idée que le Zen serait une force de destruction. D’autres, comme le moine Ômori Sôgen, se sont engagés politiquement dans des organisations d’extrême droite, et n’ont jamais renié leur principe : « l’épée et le Zen ne font qu’un » »[14]

« En vérité ce n'est pas [le soldat] mais l'épée elle-même qui accomplit le meurtre [...] C'est comme si l'épée accomplit automatiquement sa fonction de justice, sa fonction de compassion (D.T. Suzuki) ».

« Pour qui annihile l'ego, un pouvoir et un rayonnement absolus et mystérieux remplissent le corps et l'esprit, de concert avec une reconnaissance illimitée envers l'armée impériale » (Yamada Reirin, 1889-1979, maître soto, a été après-guerre président de l'Université Komazawa et abbé de Eiheiji. C'est à ce titre qu'il a officiellement remis le shiho à Taisen Deshimaru)

« Si vous voyez l'ennemi, vous devez le tuer [...] N'est-ce pas le but du zazen que nous avons pratiqué dans le passé que de nous être utile dans une telle situation d'urgence" (Harada Daiun Sôgaku,1871-1961, maître soto, maître de Yasutani Hakuun, 1885-1973, pionnier du zen américain et maître de Yamada Koun, Maezumi Taizan et Philip Kapleau.[15]

Ainsi, un bon soldat bouddhiste pourrait tuer en « pleine conscience », avec une « bonne compréhension de la vacuité » ou même avec une grande compassion envers son ennemi, en l’expédiant au paradis avec un art qui avoisine celui du cuisinier Ting de Tchouang-tseu, capable de dépecer un animal « comme s’il eût exécuté l’antique danse du Bosquet ou le vieux rythme de la Tête de lynx. » Le cuisenier expliquait son art au prince ébahi en disant 
« Ce qui intéresse votre serviteur, c’est le fonctionnement des choses, non la simple technique. Quand j’ai commence à pratiquer mon metier, je voyais tout le boeuf devant moi. Trois ans plus tard, je n’en voyais plus que des parties. Aujourd’hui, je le trouve par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n’interviennent plus, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-meme les lineaments du boeuf. Lorsque ma lame tranche et disjoint, elle suit les failles et les fentes qui s’offrent à elle. Elle ne touche ni aux veines, ni aux tendons, ni a l’enveloppe des os, ni bien sur a l’os meme. (...) Quand je rencontre une articulation, je repere le point difficile, je le fixe du regard et, agissant avec une prudence extreme, lentement je decoupe. Sous l’action delicate de la lame, les parties se separent avec un houo leger comme celui d’un peu de terre que l’on pose sur le sol. Mon couteau a la main, je me redresse, je regarde autour de moi, amuse et satisfait, et apres avoir nettoye la lame, je le remets dans le fourreau. (...) »[16]

N’est-ce pas étonnant un tel esthétisme du meurtre de la part de la religion la plus non-violente ?


***

[1] Citation de la Marche vers l’Éveil

[2] Le précieux ornement de la libération de Gampopa, éd. Padamakara, p. 33

[3] « [I]O good man! The Buddha and Bodhisattva see three categories of killing, which are those of the grades 1) low, 2) medium, and 3) high. Low applies to the class of insects and all kinds of animals, except for the transformation body of the Bodhisattva who may present himself as such. O good man! The Bodhisattva-mahasattva, through his vows and in certain circumstances, gets born as an animal. This is killing beings of the lowest class. By reason of harming life of the lowest grade, one gains life in the realms of hell, animals or hungry ghosts and suffers from the down most “duhkha” [pain, mental or physical]. Why so? Because these animals have done somewhat of good. Hence, one who harms them receives full karmic returns for his actions. This is killing of the lowest grade. The medium grade of killing concerns killing [beings] from the category of humans up to the class of anagamins. This is middle-grade killing. As a result, one gets born in the realms of hell, animals or hungry ghosts and fully receives the karmic consequences befitting the middle grade of suffering. This is medium-grade killing. Top-rank killing relates to killing one’s father or mother, an arhat, pratyekabudda, or a Bodhisattva of the last established state. This is top-rank killing. In consequence of this, one falls into the greatest Avichi Hell [the most terrible of all the hells] and endures the karmic consequences befitting the highest level of suffering. This is top-grade killing. »

[4] Aussi : byams pa chen po, snying rje chen po, dge ba'i rtsa bas mi ngoms shing dge ba'i rtsa ba thams cad ngas yongs su bsngo ba, nyes pa brdul bas 'chags pa, theg pa gzhan mi 'dod, dont la dernière est de ne pas suivre d’autres véhicules, c’est-à-dire d’autres religions.

[5] Foi (scr. śraddha), vigueur (scr. virya), pleine conscience (scr. smṛti), absorption (scr. samādhi) et sagesse (scr. prajñā)

[6] « O good man! Because the Icchantikas are cut off from the root of good. All beings possess such five roots as faith, etc. But the people of the Icchantika class are eternally cut off from such. Because of this, one may well kill an ant and gain the sin of harming, but the killing of an Icchantika does not [constitute a sin]. »
"O World-Honoured One! The icchantika possesses nothing that is good. Is it for this reason that such a person is called an "Icchantika"?
The Buddha said: "It is so, it is so!" »

[7] 1. avoir des relations sexuelles,
2. voler un objet de valeur, arnaquer ou omettre intentionnellement de payer une taxe,
3. tuer,
4. prétendre avoir réalisé les niveaux les plus élevés du jhana sans en avoir atteint aucun.

[8] Tuer son père, sa mère, un arahat, diviser la communauté bouddhique et blesser un Bouddha par une pensée haineuse

[9] [The Buddha] said: A monk, nun, male or female lay disciple may be one. One who having rejected the scriptures with unpleasant speech does not, subsequently, even ask for forgiveness has entered into the path of the Icchantika. Those who have committed the four parajikas and those who have committed the five sins of immediate retribution, who even if they are aware that they have entered into a fearful place do not perceive it as fearful, who do not attach themselves to the side of the true teachings and without making any efforts at all think ‘‘let’s get rid of the true teachings,’’ who proclaim even that that very [teaching] is blame-worthy - they too have entered into the path of the Icchantika. Those who claim ‘‘There is no Buddha, there is no teaching, there is no monastic community’’ are also said to have entered the path of the Icchantika.

[10] Egalement dans le Śrīmad Bhāgavatam 10.66.30-31

[11] To Meditate Upon Consciousness As Vajra: Ritual "Killing And Liberation" In The Rnying-Ma-Pa Tradition, de Cathy Cantwell, Canterbury

[12] Wikipedia

[13] P.e. les fidèles de Dordjé Shougdèn.

[14] Archives de Sciences Sociales des Religions, Brian Daizen Victoria, Zen War Stories London, RoutledgeCurzon, 2003, 268 p. Fabienne Duteil-Ogata p. 191-321

[15] LE ZEN EN GUERRE: y aurait-il un djihad bouddhique? http://deuxversants.com/old-site/zenenguerre.html

[16] Leçons sur Tchouang Tseu, Jean-François Billeter, pp. 15-16. Comparer avec « The sword is generally associated with killing, and most of us wonder how it can come into connection with Zen, which is a school of Buddhism teaching the gospel of love and mercy. The fact is that the art of swordsmanship distinguishes between the sword that kills and the sword that gives life. The one that is used by a technician cannot go any further than killing, for he never appeals to the sword unless he intends to kill. The case is altogether different with the one who is compelled to lift the sword. For it is really not he but the sword itself that does the killing. He had no desire to do harm to anybody, but the enemy appears and makes himself a victim. It is as though the sword performs automatically its function of justice, with is the function of mercy…the swordsman turns into an artist of the first grade, engaged in producing a work of genuine originality. » (Brian Victoria, p. 110)

jeudi 8 janvier 2015

Les six versets du Naturel (Sahajaṣaṭaka) d'Advayavajra



En langue indienne : Sahajaṣaṭaka
En tibétain : lhan cig skyes pa drug pa
En français : Les six versets du Naturel

Hommage au détenteur du Foudre (scr. vajradhara)

1. L'essentiel (scr. tattva) avait été expliqué par les Bienheureux
Comme étant la liberté des extrêmes de l'éternalisme et du nihilisme.
Au sujet de choses engendrées naturellement
Certains ont parlé en long et en large en termes de démonstration (scr. sadhaka) ou d'exclusion (scr. apoha)

2. On les appelle ceux-qui-croient-que-tout-existe (scr. sarvāstivādin)
Tandis que ceux qui avancent que rien n'existe en dernière analyse
Sont appelés ceux-qui-croient-que-rien-n'existe (scr. nāstikavādin).
Mais en dernière analyse, tout existe[1].

3. En fonction des dénominations fictives (scr. prajñapta) que l’on suit
L'essentiel (scr. tattva) sera intégré conformément[2]
Mais en fonction de ces mêmes dénominations fictives
Cette réintégration sera détruite[3]

4. Car le Naturel (scr. sahaja) ne se fabrique pas.
C'est parce que l'absence de crainte est naturelle
Que le Naturel n'est pas autre que la plénitude
Et la plénitude a pour caractéristique d’être absence de crainte.

5. Comme [la plénitude] est une intelligence, le soi sans crainte
Qui y accède sans s’en dissocier est efficace (scr. sādhu).
Celui qui accède à la reconnaissance du multiple
Disparaît dans l'océan du Naturel.[4]

6. Celui qui réintègre l'essentiel des mantras
S'investit entièrement dans le principe de l'absence de crainte
Et l'existence même sera son Maître
Qui lui révèlera cet objet de l'absence de crainte.

Les six versets du Naturel ont été composés par maître (scr. guru) Maitrīpa. Ils ont été traduits par le maître (scr. upādhyāya) indien Vajrapāṇi et le traducteur tibétain bhikṣu Mtshur jñānākara[5].

***

[1] Tout existe comme une réalité nominale (scr. prajñapta)

[2] La réalité telle que l’on se la figure et telle qu’on l'actualise se réalisera conformément.

[3] Car engendré par des moyens artificiels

[4] Comme le soleil qui se couche dans la mer

[5] Revu par le traducteur attitré d’Atiśa, rgyal ba tshul khrims.

Texte tibétain (Wylie)

rgya gar skad du/ sa ha dza ṣa ṭa ka/
bod skad du/ lhan cig skyes pa drug pa/

rdo rje 'dzin pa la phyag 'tshal lo//

1. rtag dang chad las nges grol ba//
de nyid bder gshegs rnams kyis bzhed//
rang bzhin las skyes chos rnams la//
sgrub dang sel bar phyug ni brjod//

2. yod par smra ba rnams la brjod//
thams cad rnam par dpyad na med//
med par smra ba la brjod pa//
rnam par dpyad na thams cad yod//

3. ji lta ji ltar sgro btags pa//
de nyid rnal 'byor pa rnams skye//
de lta de ltar sgro btags pa//
rnal 'byor de nyid kyis ni 'joms//

4. gang phyir lhan cig skyes ma bcos//
de phyir dogs med lhan cig skyes//
bde las lhan cig skyes gzhan min//
bde ba dogs pa med mtshan nyid//

5. shes phyir dogs pa med pa'i bdag//
dbyer med rtogs pa dam pa ste//
sna tshogs rang rig rtogs byas pas//
lhan cig skyes pa'i rgya mtshor nub//

6. sngags kyi de nyid rnal 'byor pa//
dogs med don la rab tu gnas//
srid pa yang ni bla mar byas//
dogs pa med pa'i yul 'di ston//



lhan cig skyes pa drug pa bla ma mai tri pas mdzad pa rdzogs so////rgya gar gyi mkhan po badzra pā ṇi dang / bod kyi lo tsā ba mtshur dge slong dzha na a ka ras basgyur ba'o//

vendredi 2 janvier 2015

L'Éveillé



Extrait de l'oeuvre complet de Gampopa, et du texte intitulé

Les instructions sur le principe du coeur (hṛdayārtha), intitulées la quintessence du vase du Sceau universel

Hommage au Guide

Seigneur, qui protégez les êtres par compassion,
Et qui avez la mahāmudrā pour dharma,
Vous qui sans cesse [demeurez] dans la Lumière manifeste
Seigneur méditant de snyi, je vous rends hommage.

La Pensée-vajra est le corps réel (dharmakāya) comme Guide
Devant sa Lumière manifeste originelle (nija) je m'incline.

C'est pour les générations futures d'êtres fortunés
que j'écris les instructions sur le fondement de la pensée individuelle (svacitta).

Ces instructions qui introduisent à l'état originel de la pensée
Et qui permettent d'identifier l'Intelligence (t. rig pa)
Avaient été données à l'être chanceux Shes rab byang chub
Par le lama réalisé, le méditant de snyi.

C'est à travers la transmission qu'elles sont arrivées à moi[1].
Ces instructions telles qu'elles étaient données par le lama
Cherchent à habiter la pensée d'un chercheur
Pour lui permettre d’atteindre l'Intelligence dans ses points-clefs (t. gnad).

Elles doivent être répétées jusqu'à ce que ce but soit atteint.
La perception (t. shes pa) qui est en train d'écouter ce que je dis en ce moment même,
Sans distraction, en toute limpidité, est l'Intelligence manifeste
Inobstruée, elle est le corps réel (dharmakāya).

Par la suite, en te levant et en marchant
Ou même (t. ma tshad du) en te reposant,
Ou en te couchant au lit, elle sera encore la même.
Même quand tu meurs, tu n'en es pas séparée
Même malade, tu n'en es pas séparée
Même quand tu dors, tu n'en es pas séparée.

Ces instructions qui montrent et revèlent l'état originel
Et qui permettent d'identifier l'Intelligence
Sont l'instruction qui surgit d'elle-même et qui montre que la pensée individuelle est le Sceau universel (mahāmudrā).
Ce sont les instructions du Seigneur lama, le méditant de snyi.

L'introduction qui permet l'identification de l'intelligence est le Sceau universel.
L'introduction qui permet l'identification de l'accès définitif est la rejonction de l'ingendré (t. skyes sbyor).
L'introduction qui permet l'identification du repos mental (śamatha) est la voie de la Science (upāyamarga).
Mais même si le repos mental est de qualité, on le perdra au moment de la mort.
Si des obstacles surgissent, on perd la méditation.
L'introduction, elle, est enseignée différemment
La méditation qui voit l'essence ne se perdra jamais.

En voyant l'essence, on trouve la libération
Tandis que le repos mental, s’il était seul, perpétuerait l'existence cyclique...
Mais quelque soit la qualité de cette méditation-ci[2], elle sera suffisante.
Quelque soit la durée de cette méditation-ci, elle sera suffisante.

En revanche, si tu ne vois pas l'essence,
Quelle que soit ta méditation, elle t’égarera
Et il serait impossible de trouver la libération.

Les instructions de l'introduction à l'état originel, sont les instructions orales du lama.
Le Naturel (sahaja), c'est la perception ordinaire.
libre d'intervention,
intacte (nija),
il est le corps réel (dharmakāya),
l'Éveillé.
C'est ce qui reconnaît (t. ngo shes pa).
En laissant la perception ordinaire se dérouler naturellement,
aucune distraction extérieure ou intérieure ne lui portera préjudice.

***

[1] Shes rab byang chub

[2] Regarder l’essence


po lha rje'i gsung/ snying po don gyi gdams pa phyag rgya chen po'i 'bum tig bzhugs so//

na mo gu ru/
rje 'gro ba'i mgon po thugs rje can/
chos phyag rgya che la mnga' brnyes pa/
'od gsal gyi ngang la rgyun chad med/
rje snyi sgom de la phyag 'tshal lo/
bla ma chos sku rdo rje'i thugs/
'od gsal gnyug ma de la 'dud/
skal ldan phyi rabs don ched du/
rang sems rtsa ba'i man ngag bri/
rang sems gnyug ma ngo sprod cing/
rig pa ngos 'dzin man ngag 'di/
skal ldan shes rab byang chub la/
rtogs ldan bla ma snyi sgom gsungs/
de nas brgyud nas bdag dang 'phrad/
man ngag bla ma'i gsung bzhin du/
slob ma'i sems kyi gnas btsal ba/
rig pa gnad du gdab par bya/
ma thebs bar du skyor gyin gdab/
da lta nga'i kha la chos nyan pa'i shes pa/
ma yengs par sing nge ba rig pa gsal la ma 'gags pa 'di chos sku yin/
'di nas langs nas 'gro ba'i dus dang/
de nas ma tshad du ngal gso ba'i dus dang/
de nas phug par mal du 'dug tsa na yang de rang yin no gsung/
da khyod 'chi yang 'di dang mi 'bral la/
na yang 'di dang mi 'bral/
gnyid log kyang 'di dang mi 'bral lo gsung/
gnyug ma mdzub tshugs su bstan cing ngo sprad pa dang/
rig pa ngos 'dzin pa'i man ngag/
rang sems phyag rgya chen po rang chas su 'char ba'i gdams pa/
bla ma lha rje snyi sgom gyi man ngag go/
rig pa ngos 'dzin ngo sprod phyag chen yin/
rtogs pa ngos 'dzin ngo sprod skyes sbyor yin/
zhi gnas ngos 'dzin ngo sprod thabs lam yin/
zhi gnas bzang yang 'chi khar 'bral/
bar chad byung na sgom dang 'bral/
de la ngo sprod logs nas ston/
ngo bo mthong ba'i sgom la 'chor 'bral med/
ngo bo mthong nas thar pa thob/
zhi gnas rkyang pa 'khor ba'i rgyu/
sgom ji ltar bzang yang rung/
ci tsam bsgom kyang rung ste/
ngo bo ma mthong na/
bsgoms tshad gol sar 'gro ba las/
thar pa thob mi srid pa yin gsung ngo /
gnyug ma'i ngo sprod kyi gdams ngag bla ma'i zhal nas gdams so/
lhan cig skyes pa ni tha mal gyi shes pa yin/
de ma bcos pa yin/
de gnyug ma yin/
de chos sku yin/
de sangs rgyas yin/
de ngo shes par byed pa yin/
tha mal gyi shes pa rang gar bzhag pas/
phyi nang gi g.yeng bas mi gnod pa yin no/
zhes gsungs so/