Pour Confucius, les rites sont essentiels pour l'harmonie entre l'homme et l'ordre général du monde. Elle dépend des devoirs des hommes entre eux mais aussi des devoirs envers les divinités et les ancêtres. Vivant dans une époque troublée, il tenta de restaurer l’harmonie en s’inspirant de l’exemple des anciens rois et politiques. Il chercha toute sa vie en vain un maître à servir qui voudrait bien appliquer ses idées. « Dirige le peuple comme si tu participes à un grand sacrifice. »[1] « Je transmets ; je n’innove pas. J’ai foi en l’antiquité et je la chéris. »[[2] La restauration de l’harmonie au présent passe par la réappropriation du passé, dont Confucius prétend être le continuateur à travers une tradition ininterrompue... Mais sans pouvoir apporter les preuves.[3] La légende raconte alors que Confucius se déplaçait d’une principauté à l’autre « afin de s’instruire des cérémonies qui avaient cours dans les temps les plus reculés. »[4]
Confucius aurait fait des recherches afin de retrouver les rites anciens, susceptibles de renouer avec l’ordre général du monde. La tradition qu’il proposa était censée être la tradition authentique. Il ne toléra pas d’écarts[5] par rapport à la tradition, telle qu’il la concevait. Implicitement, cela veut dire également qu’il estima que la tradition devait être maintenue telle quelle sans la réformer ou la réinterpréter.
L’approche d’un Philon d’Alexandrie était différente. Il garda la tradition telle quelle, mais passa par une réinterprétation, une « exégèse allégorique », pour « justifier aux yeux des Grecs l’étrangeté de certains préceptes de la Loi ».[6] Le beurre et l’argent du beurre.
« L'exégèse allégorique consiste essentiellement à découvrir sous le sens obvie d'un texte une signification cachée, restée jusqu'alors inaperçue. Cette expérience peut être vécue et interprétée de bien des manières : comme une illumination divine, comme le fruit d'une investigation méthodique, comme la ruse instinctive de novateurs qui doivent s'accommoder de textes sacrés immuables. Sous des formes très diverses, l'exégèse allégorique, appliquée à Homère, à Virgile et surtout à la Bible, a joué un rôle essentiel dans la formation de la culture européenne. »[7]C’est une approche similaire que les bouddhistes indiens, Newar et tibétains suivirent en intégrant la mythologie et la ritualistique annexe des tantras dans leur cursus. Comme on peut faire feu (prajñā) de tout bois, il suffit de maintenir le lien (samaya), la clé de la réinterprétation, pour préserver et la « tradition » et ses réinterprétations. Sans ce lien, sans cette clé, les sacrifices seraient dépourvus de prajñā, même s’ils produisaient les résultats escomptés.
Plus l’écart entre la tradition et le monde se creuse et plus l’exégèse allégorique doit travailler dur. Combien de temps pourrait-elle tenir en faisant le grand écart ?
Si la raison d’être de la tradition est d’instaurer, maintenir, restaurer l’harmonie entre l’homme et l’ordre général du monde, la Loi, la raison universelle, fixons-nous plutôt sur l’harmonie entre l’homme et la raison universelle que sur une « Tradition », qui est la représentation (G. phantasia S. vikalpa) que s’en font ceux qui imaginent la restaurer ou qui la réinterprètent à l’infini. Tournons-nous directement vers l’harmonie, qui ne se situe pas dans les choses, ni en dehors, mais encore moins dans les représentations des choses.
«Pense souvent à la rapidité avec laquelle les êtres et les événements passent et disparaissent: car la substance universelle est comme un fleuve en un flux perpétuel.»
Si l’on reconnaît que tout ce flux des choses et des événements nous est étranger, on sera, ajoute Marc Aurèle, « élevé au-dessus des entrelacements du Destin». Sans doute, notre corps, notre souffle vital sont emportés dans ce flux, les représentations des choses qui sont reçues dans le corps et le souffle vital font partie ce flux, puisqu’elles sont produites par des causes extérieures à nous. Mais le moi qui prend conscience du fait que, grâce à sa liberté de jugement qui implique aussi une liberté de désir et de vouloir, il est étranger à ce flux, ce moi donc, le principe directeur s’élève au-dessus du tissu de la destinée.
Le moi, prenant conscience de sa liberté, n’agit alors qu’en faisant coïncider sa raison avec la Raison de la Nature universelle.
II veut ce qui arrive, c’est-à-dire ce que veut la Nature universelle. II dit intérieurement et extérieurement la vérité, c’est-à-dire que, à l’occasion de toutes les représentations qui se présentent à l’assentiment du principe directeur, il s’en tient à ce qui est, à la représentation objective sans ajouter de jugements de valeur sur les choses qui n’ont pas de valeur morale. Enfin il fait ce qui est juste, c’est-à-dire qu’il agit selon la Raison, au service de la communauté humaine. »[8]
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[1] Louen-yu, XII, 2. Confucius, Jean Levi, p. 46
[2] Louen-yu, VI, 1. Confucius, Jean Levi, p. 38
[3] « Des rites des Hsia, je puis en parler, bien que [les cérémonies de] K’i ne puissent rien prouver ; des rites des Chang, je puis en parler, bien que là encore Song ne puisse rien prouver. Les documents font défaut ; s’ils étaient suffisants, j’aurais de quoi étayer mes dires. » Louen-yu, III, 9. Confucius, Jean Levi, p. 35
[4] Confucius, Jean Levi, p. 38
[5] Lorsque son disciple Tse-kong, qui remplissait alors à la cour du Lou une fonction officielle, voulut supprimer l'immolation de la brebis lors de la commémoration de la nouvelle lune, Confucius protesta en disant : « Ah, Tse-kong, toi tu aimes le mouton, mais moi j'aime le sacrifice ' !
[6] Annie Jaubert, Philon d’Alexandrie, Dictionnaire des philosophes, Albin Michel
[7] Encyclopaedia Universalis,
[8] La citadelle intérieure, Pierre Hadot, pp. 135-136