mardi 21 juillet 2015

La connaissance directe, avant et après


La connaissance directe (p. abhiññā sct. abhijñā tib. mngon shes) des choses est expliquée dans le Discours pour les visiteurs (Agantuka Sutta, SN 45.159)[1]. Qui sont les visiteurs de la maison de passage de la vie ? Tous les êtres des quatre directions et des quatre castes. Ce discours qui les invite à la délivrance leur est destiné.
« Et comment, bhikkhus, un bhikkhu cultivant l'octuple noble sentier, poursuivant assidûment l'octuple noble sentier, comprend-il par connaissance directe les phénomènes mentaux (sct. dharma) devant être compris par connaissance directe, abandonne-t-il avec connaissance directe les phénomènes mentaux devant être abandonnés avec connaissance directe, fait-il l'expérience par connaissance directe des phénomènes mentaux dont l'expérience doit être faite par connaissance directe, cultive-t-il avec connaissance directe les phénomènes mentaux devant être cultivés avec connaissance directe? »[2]
Les phénomènes mentaux qui doivent être 1. directement connus sont les cinq ensembles d'attachement (p. pañcupādānakkhandha).[3] Les phénomènes qui doivent 2. être abandonnés en les connaissant directement sont l'Ignorance et la Soif d'Existence (p. avijjā et bhavataṇhā). Les phénomènes qui doivent 3. être expérimentés en les connaissant directement sont la Connaissance et la Délivrance (p. vijjā et vimutti). Les phénomènes qui doivent 4. être cultivés (p. bhāvana) en les connaissant directement sont le Calme et la Vision Interne (p. samatha et vipassanā).

Comment procéder en pratiquant l’octuple noble sentier pour 1. connaître directement 2. abandonner 3. expérimenter et 4. cultiver les phénomènes mentaux visés ?
« En cela, bhikkhus, un bhikkhu cultive la vue correcte, basée sur le détachement, basée sur la dépassion, basée sur la cessation, ayant la délivrance pour résultat; il cultive l'intention correcte, basée sur le détachement, basée sur la dépassion, basée sur la cessation, ayant la délivrance pour résultat; il cultive la parole correcte, basée sur le détachement, basée sur la dépassion, basée sur la cessation, ayant la délivrance pour résultat; il cultive l'action correcte, basée sur le détachement, basée sur la dépassion, basée sur la cessation, ayant la délivrance pour résultat; il cultive les moyens de subsistance corrects, basés sur le détachement, basés sur la dépassion, basés sur la cessation, ayant la délivrance pour résultat; il cultive l'effort correct, basé sur le détachement, basé sur la dépassion, basé sur la cessation, ayant la délivrance pour résultat; il cultive la présence d'esprit correcte, basée sur le détachement, basée sur la dépassion, basée sur la cessation, ayant la délivrance pour résultat; il cultive la concentration correcte, basée sur le détachement, basée sur la dépassion, basée sur la cessation, ayant la délivrance pour résultat. »
La connaissance directe des phénomènes mentaux agit sur les huit fronts de l’octuple sentier par le biais d’une quadruple action (1, 2, 3 et 4 ci-dessus) appliquée aux phénomènes mentaux. Elle les connaît directement, sans ignorance et sans soif d’existence, en les éprouvant comme connaissance et délivrance, et en les cultivant avec calme et perspicacité. La connaissance directe des phénomènes mentaux intervient au niveau de la méthode et en est le résultat avec la délivrance.

Voilà une présentation « non-religieuse » de la connaissance directe (p. abhiññā sct. abhijñā tib. mngon shes), comme il en existe pour la vue correcte. Mais tout comme la vue correcte, la connaissance directe a elle aussi sa version religieuse. Notre connaissance (pas directe !) de la vie du Bouddha nous vient surtout des hagiographies composées longtemps après son nirvāṇa, quand le statut du Bouddha avait beaucoup évolué et s’est entouré de merveilleux. Le Lalitavistara sūtra daterait du IIIème siècle, le Buddhacaritam d’Aśvaghoṣa du IIème siècle. Dans ces hagiographies, la nuit de l’éveil est racontée en détails, comme une très belle histoire. Et la connaissance directe des phénomènes mentaux devient une série de six connaissances surnaturelles, superconnaissances ou clairvoyances.

1. Le pouvoir de provoquer des évènements surnaturels (T. rdzu ‘phrul gyi mngon shes S. ṛddhi vidhi jñāna),
2. Le pouvoir de l’œil divin (T. lha’i mig gi rnam shes S. divyaṁ caksu),
3. Le pouvoir de l’oreille divine (T. lha’i rna ba’i mngon shes S. divyaṁ śrota jñāna),
4. Le pouvoir de connaître la pensée d’autrui (T. gzhan sems shes pa’i mngon shes S. paracitta jñāna),
5. Le souvenir des existences passées (T. sngon gnas rjes dran gyi mngon shes S. pūrva nivāsanusmṛti jñāna),
6. Le pouvoir de connaître la fin des souillures (T. zag pa zad pa’i mngon shes S. āśrava kṣaya jñāna) (source)

La clairvoyance caractéristique d’un Bouddha sera évidemment numéro 5, le souvenir des existences passées. Elle figure en bonne place dans les hagiographies du Bouddha, et par la suite dans celles de tous les grands maîtres bouddhistes, considérés comme des Bouddhas.

La vue correcte « religieuse » (MN117) avance main dans la main avec les clairvoyances « religieuses ». La vue correcte « religieuse » intègre d’ailleurs la clairvoyance « religieuse » n° 5, le souvenir des existences passées.

Rappelons-nous.
« Il y a ce qui est donné, ce qui est offert, ce qui est sacrifié. Il y a des fruits et des résultats des bonnes et des mauvaises actions. Il y a ce monde et le monde suivant. Il y a mère et père. Il y a des êtres renés spontanément; il y a des prêtres et des contemplatifs qui, se comportant correctement et pratiquant correctement, proclament ce monde et le suivant après l'avoir directement connu (p. abhiññā) et réalisé pour eux-mêmes. »[4]
La renaissance existe, « ce monde et le suivant » existent, car des « prêtres et des contemplatifs » les ont « connus directement » et réalisé pour eux-mêmes. Notons au passage que ce pouvoir n’est pas/plus réservé au Bouddha. Entre le Discours pour les visiteurs (Agantuka Sutta) et « Les grands Quarante » (Mahācattārisaka Sutta, Majjhima Nikāya 117), la « connaissance directe » (p. abhiññā sct. abhijñā tib. mngon shes) a changé de nature. Elle était accessible à « tous les visiteurs », de toutes les directions, de toutes les castes, en suivant la procédure indiquée ci-dessus, et à un certain moment elle est devenu une clairvoyance qui ne connaît pas des simples « dharmas », mais des concepts plus complexes (ce monde->renaissance->l’autre monde), disons des croyances, et qui n’est accessible qu’aux prêtres et contemplatifs ayant réalisé cette clairvoyance par leur pratique correcte.

Quand certains « prêtres et contemplatifs » défendent l’idée de la renaissance comme un dogme essentiel du bouddhisme, en avançant la vue correcte (MN117) et une interprétation « religieuse » de la connaissance directe, ils oublient que d’autres versions de la vue correcte et de la connaissance directe existent, qui sont aussi canoniques (voire peut-être plus), et certainement plus universelles que les leurs, et qui correspondent davantage à l’approche du bouddhisme « séculier ».

« Le Bouddha ne se contenta pas de découvrir la Chaîne des douze causes interdépendantes, il saisit cette chaîne dans ses mains et la mit en pièces afin qu’elle n’eût plus jamais la force de le réduire en esclavage. La vision intérieure pénétra jusqu’au fond de son être et le perçut réellement tel qu’il était. Ce fut comme lorsqu’on aperçoit sa propre main avec ses propres yeux : il n’y eut ni réflexion, ni inférence, ni jugement, ni comparaison, ni mouvement pas à pas en avant ou en arrière ; la chose fut vue, et c’est tout ; il ne restait plus rien à dire, à discuter, ou à expliquer. Cet acte de voir fut quelque chose de complet en soi, il ne conduisait à rien d’autre, intérieur ou extérieur, en dedans ou au-delà. Et ce fut ce caractère de plénitude, ce caractère décisif qui fut si totalement satisfaisant pour le Bouddha, car il savait maintenant que la chaîne était brisée et qu’il était un homme libéré. »

(Essais sur le bouddhisme zen, première série, D.T. Suzuki, Albin Michel)
***

[1] source

[2] Kathañca, bhikkhave, bhikkhu ariyaṃ aṭṭhaṅgikaṃ maggaṃ bhāvento ariyaṃ aṭṭhaṅgikaṃ maggaṃ bahulīkaronto, ye dhammā abhiññā pariññeyyā te dhamme abhiññā parijānāti, ye dhammā abhiññā pariññeyyā te dhamme abhiññā parijānāti, ye dhammā abhiññā pariññeyyā te dhamme abhiññā parijānāti, ye dhammā abhiññā bhāvetabbā, te dhamme abhiññā bhāveti?

[3] "C'est-à-dire l'ensemble d'attachement de la Forme, l'ensemble d'attachement du Ressenti, l'ensemble d'attachement de la Perception, l'ensemble d'attachement des Constructions, l'ensemble d'attachement de la Conscience." source

[4] « Les grands Quarante » (Mahācattārisaka Sutta, Majjhima Nikāya 117)

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