Jiun, Eric Rommeluère, a
rectifié quelques erreurs factuelles dans mon billet «
Continuons d’ajuster » sur l’historique de l’
Institut d’Études Bouddhiques (précédemment
Université Bouddhique Européenne), qui s’est développé à partir de l’
association Dharma Orient-Occident fondée par
Lama Denys de Karma Ling et le cinghalais
Mohan Wijayaratna au milieu des années 1990. Jiun précise qu’au moment de la nouvelle phase (UBE), Karma Ling, ayant une vision plus traditionnelle, se retira du projet. Les trois grands axes de l’UBE étant : «
ne pas proposer un discours bouddhiste traditionnel mais un discours de réflexion critique ; ne pas offrir le discours d’une tradition, mais montrer la diversité et la variété des bouddhismes ; ne pas laisser la parole aux seuls bouddhistes, mais également aux observateurs du bouddhisme ». L’Institut d’Études Bouddhiques (anciennement UBE) semble se situer à mi-chemin entre une approche purement académique et des approches traditionnelles. À la fois critique et bienveillant. La plupart des membres de l’Institut d’Études Bouddhiques sont d’ailleurs aussi et surtout des pratiquants bouddhistes. Je me retrouve parfaitement dans ces trois axes et dans l’attitude à la fois critique et bienveillante.
La
thèse et le
livre de Marion Dapsance procèdent du monde académique. Ils sont critiques, mais pas bienveillants, du moins pas envers la communauté (néo)bouddhiste et certains enseignants. Certains intellectuels français sont considérés par Dapsance comme les porte-paroles du (néo)bouddhisme, ce qui voudrait dire implicitement que tel soit leur volonté, ce qui reste à prouver. Il faudrait d’abord que ce néobouddhisme existe et ensuite que ces intellectuels se considèrent comme ses porte-paroles. La critique du livre s’appuie sur une caricature du « bouddhisme », qui est en fait principalement le bouddhisme tibétain tel qu’il est pratiqué actuellement en France dans le mouvement Rigpa du maître tibétain Sogyal Rinpoché, vu par les yeux de l’anthropologue. La pratique étant celle que l’on peut observer en allant dans des centres Rigpa. La thèse et le livre
ne s’occupent pas de la doctrine et de la pratique historiques du bouddhisme à d’autres époques et dans d’autres lieux. Pour l’historien et le sociologue des religions «
il n’y a pas à proprement parler de bouddhisme, il n’y a que des bouddhistes. Ou, si l’on veut, le bouddhisme n’est pas une essence, il est ce que les bouddhistes en font. » (
Bernard Faure, Idées reçues Le Bouddhisme). Ici et maintenant.
Le bouddhisme (sous ce libellé) commence, selon Marion Dapsance, lorsque Eugène Burnouf l’invente comme une sorte d’anti-christianisme, une doctrine rationnelle et athée, que certains ne manquent pas de qualifier de nihilisme ou de culte de néant, qui est compatible avec la république laïque. Le vide religieux ainsi apparu est rapidement rempli par des idées de type spiritiste et théosophique, où
les mahātma du Thibet jouent un rôle important. Ce cocktail improbable – vide et apparences en quelque sorte – semble avoir été idéal pour accueillir à bras ouverts les mahātma Thibétains suite à l’invasion chinoise du Tibet en 1959. Les maîtres Tibétains se sont prêtés au rôle qui les attendait. Une première rencontre basée sur un double malentendu.
Il se trouve que le bouddhisme tibétain se comporte de plus en plus en véritable religion, à un plus haut degré que d’autres formes du bouddhisme, surtout depuis la
renaissance tibétaine[1]. Seule
la notion d’expédient (sct. upāya) pouvant éventuellement atténuer son caractère religieux. Le bouddhisme tibétain fut donc accueilli par un public français « nihiliste », « théosophe » ou les deux à la fois. L’érudition et le charisme de la première génération des maîtres tibétains, nés et éduqués au Tibet, sur le sol français ayant pu accomplir le miracle de servir à la fois les attentes « nihilistes »/philosophiques que « théosophiques »/thaumaturges. Les adeptes de méditation assise, de la doctrine et de la logique bouddhiste côtoyaient les
sadhaka, yogis, dévots et les fans de
Lobsang Rampa sans trop de problèmes.
Qu’est-ce qui a changé depuis cette époque à part l’usure normale de toute
« liaison amoureuse » (Trungpa) ? Peut-être un peu moins d’érudition, un peu moins de charisme, une part de rêve évaporé, mais aussi un culte de la personnalité accrue.
La dévotion semble désormais suffire comme voie complète vers l’éveil. Le bouddhisme tibétain est en voie de devenir un véritable « lamaïsme ». Il suffit de (re)naître tulkou pour être un grand maître, le
fluide éveillé compensant d’éventuelles lacunes en formation et en expérience. La transmission est devenue un événement de masse. Une ou deux fois par an, le maître, parfois retransmis sur des écrans géants, donne des conseils, une initiation et des bénédictions. La dévotion fera le reste, si l’éveil n’a pas lieu cette vie-ci,
ce sera surement pour une autre.
C’est la part la plus visible du bouddhisme. Celle qui lit, réfléchie, étudie, pratique dans les situations de la vie quotidienne moderne est quasi invisible, difficile à discerner par le sociologue et l’anthropologue, ou
qualifié de néobouddhisme. Avec un tel a priori le « vrai » bouddhisme ne peut qu’être religieux.
Autre chose qui a changé depuis la période de lune de miel, c’est que l’écart entre le philosophique (pratique,
au sens de Pierre Hadot) et le religieux semble s’accroître. Il y a les (néo)bouddhistes qui veulent épouser les valeurs universelles « occidentales » et penchent vers une approche plutôt
séculière et rationnelle, du moins dans la description du parcours, et il y a ceux qui veulent adhérer au plus près à la tradition, avec ses croyances, ses rituels, sa dévotion, et qui n’accepteraient pas que l’on sacrifie le moindre élément traditionnel au risque de jeter le bébé avec l’eau du bain. Ce qui revient souvent dans la pratique à garder tout l’eau du bain, car le bébé pourrait s’y cacher. En fait « l’eau du bain » constitue le fonds de commerce du sociologue et de l’anthropologue, « le bébé » étant sans doute le bouddhisme essentiel qui est introuvable ou indiscernable.
Le climat actuel, avec tous ses replis identitaires (forcément traditionnels), voudrait que chacun rejoint ses rangs et fasse front. Et les moutons seront bien gardés. « Le bouddhisme » est donc invité à mieux se définir et à choisir son camp, et tout semble indiquer qu’en France, ce camp sera la religion. Le bouddhisme français a déjà son temps d’antenne parmi les monothéismes, il y a des scouts bouddhistes, des aumôniers bouddhistes, le bouddhisme participe, en grande pompe, aux réunions œcuméniques et de prières pour la paix dans le monde etc. Il y aura sans doute un jour un Conseil français du culte bouddhiste, un grand temple bouddhiste de France etc. Et « le bouddhisme » semble prêt à accepter cette place qu’il est invité à occuper.
De l’autre côté, il y a des formes de bouddhisme plus séculières, plus rationnelles (« matérialistes » diront même
certains Traditionnalistes) et plus occidento-compatibles, qui surgissent et qui sont aussitôt classées dans une des nombreuses catégories néobouddhistes. Elles ne bénéficieront pas des privilèges réservés aux religions (temps d’antenne, etc.). Quand on cherche à connaître l’opinion bouddhiste sur tel ou tel sujet, on ne leur demandera pas leur opinion. Médiatiquement, elles n’existent pas. C’est comme si le bouddhisme devait rester cantonné et figé dans une sorte de réserve religieux antique.
Pour finir, il y a des produits dérivés du bouddhisme comme la pleine conscience ™, l’altruisme, certains
yantras, certains yogas bouddhistes qui sont présentés hors de tout cadre religieux ou philosophique bouddhiste, et sont en train de conquérir des grands parts de marché du marché spirituel/New Age.
Tout cela mériterait d’être débattu dans les milieux bouddhistes. Mais les débats publics ne sont pas très populaires dans les milieux bouddhistes français, qui
n’aiment pas beaucoup les vagues, et qui sont plutôt de tendance anti-intellectualiste. Tout cela n’est que paroles futiles,
prapañca, laver son linge sale en public, occasion d’endommager ses vœux et engagements, etc. Il vaut mieux « pratiquer » tranquillement dans son coin, comme si la « pratique » se limitait à ce que l’on fait sur un coussin et ne s’étendait pas à tous les domaines d’une vie pleinement vécue en société. Évidemment, cela n’est pas facile, et l’on fera des erreurs (qui sait, en créant même du
mauvais karma…), mais si des bodhisattvas sont prêt à aller dans les enfers, pourquoi ne pas s’engager dans le monde en prenant sa part de responsabilité avec éventuellement la part de « mauvais karma » associé.
Si une anthropologue pointe du doigt des choses qui posent problème, pourquoi « le bouddhisme » devrait se sentir aussitôt
attaqué dans son ensemble, comme si le bouddhisme se limitait justement à ces choses censées poser problème. Pourquoi le bouddhisme serait-il obligé de réagir comme d’autres religions dès qu'on effleure un de ses symboles ? Le bouddhisme tibétain n’enseigne-t-il pas :
« Si quelqu'un au milieu d'une foule
Révélait des choses confidentielles et disait des méchancetés
Le voir comme un maître spirituel et
S'incliner devant lui avec respect, voilà la pratique des fils des vainqueurs. »[2]
Et par la suite «
transformer toutes les mésaventures en la voie de la bodhi »
[3] ?
Cela n’a même pas besoin d’être fait par religion ou par philosophie, mais tout simplement parce que c’est une des façons les plus efficaces pour traiter les adversités.
Ne voyez dans ce billet qu'une
position adoptée conditionnellement (sct.
vyavasthā).
***
[1] Le Dalaï-Lama, lui, parle actuellement du bouddhisme tel qu’il était enseigné à Nalanda (Inde).
[2] Les trente-sept pratiques des bodhisattvas
[3] L’entraînement de l’esprit en sept points