mardi 25 février 2014

Données hagiographiques et vérité historique


L’histoire des origines racontée dans les traditions tantriques est surtout le produit de l’imagination humaine. Les véritables origines, inaccessibles, sont dissimulées derrière des écrans de fumée, mais sans trop d’effort comme pour signifier que l’essentiel n’est pas là. Dans les traditions bouddhistes universalistes et ésotériques, il n’y a pas de véritables Révélations, même si tout sera mis en œuvre pour les présenter comme telles : tout est upāya, tout est moyen provisoire. Il n’y a donc pas réellement de faux et de faussaires. Il y a cependant de très nombreux apocryphes et pseudépigraphies. Le genre romanesque, le roman et la nouvelle n’existent pas dans le bouddhisme, mais les procédés littéraires dont ils font usage n’y sont pas absents. Il suffit de lire les grands sūtra ou les introductions des tantra pour constater l’imagination débridée qui y est à l’œuvre. L’imagination débridée peut être contagieuse et c’est sans doute un des objectifs ici. Donner de l’élasticité à la pensée, la rendre plus malléable, plus libre, moins figée.

En même temps, les religions sont des entreprises très sérieuses. Elles ont pignon sur rue, doivent prendre soin de leur image, garantir l’authenticité et l’origine de leurs produits pour rassurer les clients plus frileux. Vous voulez des garanties ? On va vous en donner ! Les garanties n’engagent que ceux qui y croient. De toute façon, l’essentiel n’est pas là. Et les moyens sont provisoires. Voir par exemple la parabole des enfants dans une maison en feu dans le troisième chapitre du Sūtra de lotus.

Ceux qui veulent faire la part des choses doivent donc être prudents vis à vis des garanties avancées par les diverses traditions. Au Tibet, c’est surtout au moment de la « Renaissance tibétaine » que l’on commence à se préoccuper d’authenticité et de provenance des transmissions, qui deviennent par conséquent des arguments de persuasion décisifs dans un milieula concurrence est rude. On développe des critères permettant d’authentifier l’origine. Pour qu’une transmission (āmnāya) bouddhiste peut être admise en tant que telle, il faut qu’elle soit encadrée par une Parole du Bouddha (buddhavacana), un sūtra ou un tantra, ou à la limité par un traité (śāstra) prononcé par un futur Bouddha comme Maitreya. Ce sont les textes de référence qui doivent encadrer toute méthode provisoire (upāya) ou lignée aurale (snyan brgyud) ou proche (nye brgyud) qui descendrait de tel ou tel siddha ou de telle ou telle yoginī/ḍākīṇī. Cet encadrement est nécessaire pour la transmission de la grâce et du sceau du Bouddha.

La collection des Paroles du Bouddha (bka’ ‘gyur) dans une de ses nombreuses manifestations, donc des textes cadre, a été consolidée relativement tôt. Des « créations nouvelles » (par voie d’inspiration, de vision, de rêve, de « voyage astral » etc.) sont principalement possibles en tant que transmission (āmnāya) et doivent alors être formatées conformément à un tantra cadre. Il y a en gros deux cas de figure, la « lignée longue » (ring brgyud) et la « lignée proche » (nye brgyud). La « lignée longue » est une lignée « historique » ou plutôt hagiographique. Elle remonte au premier guru humain ayant reçu la transmission directement d’une divinité tantrique bouddhiste. C’est une révélation qui est considérée comme un événement quasi-historique. Ce premier guru humain est généralement un siddha ou yoginī reconnu. A partir de ce premier guru, la transmission passe de maître humain à maître humain, à travers les générations et les régions géographiques. Ce sont les hagiographies qui ont pour fonction de raconter (voire réparer) la transmission dans le cadre d’une « lignée longue ».

Pour les « lignées proches », c’est beaucoup plus simple. Un maître tibétain, en général, a une vision, ou fait un rêve d’une divinité, d’un siddha ou d’une yoginī, qui l’instruit directement. Alternativement, il peut faire un « voyage astral » vers une région fréquentée dans le passé par les siddha et les yoginī, rencontrer ceux-ci et recevoir directement d’eux la transmission. Il compose alors le texte de la pratique (sādhana) et éventuellement un commentaire. Ce maître est souvent un personnage historique bien connu. La lignée à partir de lui est souvent authentiquement historique. Paradoxalement, les lignées proches sont plus historiques que les lignées longues, ou du moins plus fiables d’un point de vu historique. Le pouvoir du voyage astral est un siddhi, donc déclarer que l’on a reçu une transmission de cette façon, reviendrait à dire que l’on a ce siddhi, et que l’on est un siddha soi-même Le bouddhisme met en garde ceux qui rendent publique leurs propres réalisations.

Comme vu ci-dessus, les transmissions (āmnāya) remontent à des siddha et des yoginī qui fréquentaient les « lieux de puissance » (śakti pīṭha) et qui, puisqu’ils sont immortels, les fréquentent toujours de façon immatérielle. Pour les bouddhistes ésotériques tibétains, le lieu de puissance emblématique était et est toujours Oḍḍiyāna ou Uḍḍiyāna, le pays où, selon Orgyenpa[1] (‘o rgyan pa rin chen dpal 1230-1309) toutes les femmes sont des ḍākīṇī. C’est ici que vécurent de nombreux mahāsiddhas dont les vies étaient racontées par Abhayadattaśrī. C’est ici que l’on retrouve la dynastie des rois bouddhistes du nom d’Indrabodhi/indrabhūti. C’est ici, que le tantrisme bouddhiste serait né selon la tradition tibétaine. Oḍḍiyāna est connu comme le pays originaire de Padmasambhava, aussi connu sous le nom de Gourou Rinpoché, le précieux guru d’Oḍḍiyāna, à l’origine de l’école des Anciens (rnying ma). Oḍḍiyāna est considéré comme le berceau et la source du bouddhisme tibétain. Dans le bouddhisme tibétain, une transmission qui est originaire d’Oḍḍiyāna, par une lignée longue ou directe, est forcément authentique. Et c’est par conséquent l’origine favorite pour authentifier une transmission. Oḍḍiyāna est par ailleurs le Shangrila des tibétains, c’est leur utopie et leur modèle.

Tout cela pour dire qu’il faut être plus que prudent en se servant de sources hagiographiques tibétaines pour tenter d’en ressortir des faits historiques. Tout texte attribué à un maître d’Oḍḍiyāna est suspect par rapport à son origine, jusqu’à la preuve du contraire et sans préjudice de la valeur propre du contenu du texte transmis. Ce n’est pas le sujet. L’origine des tantras bouddhistes et non bouddhistes est obscure à dessein. L’objet des tantras ne se situe de toute façon pas dans le domaine empirique. Tout comme les romans, ils ont besoin de fictionnel pour fonctionner, pour recréer (voire rejoindre) un monde pur. Il ne faut pas mélanger les domaines. Il faut être très prudent par rapport aux attributions, surtout dans le cas de figures ou de pays légendaires, et dans ce cas plutôt se baser sur l’époque où un texte a surgi et sur la personne qui l’a reçu, (re)découvert, mis par écrit, diffusé, transmis à son tour… On risque de moins se tromper qu’en suivant simplement les attributions et les sources hagiographiques.

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[1] Ce nom lui a été donné après son voyage à Oḍḍiyāna. Il signifie « Celui d’ Oḍḍiyāna »). Il a écrit :  “All women in Uddiyana know how to turn themselves by magical art into any form they want; they like flesh and blood and have the power to deprive every creature of its vitality and strength.” Giuseppe Tucci, On Swat: Historical and Archaeological Notes (Rome: Istituto Italiano per l'Africa e l’Oriente, 1997). 29.54.

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