Le phénomène de l'inflation n'est pas une exclusivité du monde économique. On trouve un phénomène similaire dans le bouddhisme. On peut éventuellement prendre une analogie plus positive pour le phénomène décrit ci-dessous, en l'illustrant par la division de cellules d'un embryon à partir de la conception. Mais le point de départ est le fait qu'un objet, y compris l'absolu, subit une sorte d'inflation. Tout comme pour atteindre la même valeur, il faut de plus en plus de billets de banque, il faut de plus en plus de concepts pour décrire le même objet. Ce phénomène se trouve aussi dans d'autre religions, p.e. un Dieu unique qui devient une trinité. Il s'agit souvent d'éclairer d'autres aspects pour des raisons diverses. C'est une évolution qui semble naturelle.
Au départ, il n'y avait que le Buddha. Puis après sa mort, les réliques de son corps étaient repartis et enfermés dans des
caitya (stupa) pour servir d'objet de culte. Quand les reliques venaient à manquer, et conjointement à une approche plus intériorisée du culte, le véritable corps du Buddha n'était plus son corps physique (S.
rūpakāya), mais l'ensemble de ses qualités (S.
dharmakāya). Les
caitya de ce nom (
dharmakāya) représentent symboliquement et par leur forme les différentes qualités du Buddha. Le Buddha avait alors deux corps (
rūpakāya et
dharmakāya). Avec le développement du
mahāyāna, il fallait un Buddha qui, afin d'enseigner sa nouvelle doctrine, pouvait être "physiquement" présent dans un endroit avec ses auditeurs et apparaître simultanément dans un autre, dans des terres pures, dans les visions et les rêves. Ce corps immatériel et cependant formel, visible seulement à des êtres plus avancés spirituellement, sera le Corps de délectation (S.
saṃbhogakāya). Il y aurait désormais un corps des qualités, le corps véritable du Buddha, et deux corps formels (S.
rūpakāya), trois en tout. Les Cinq traités de Maitreya étaient arrivés au compte de trois, Gampopa (12ème siècle) aussi. Par la suite, un quatrième corps s'est ajouté, le Corps d'essence (S.
svabhāvikakāya)[1], et finalement un cinquième le Corps adamantin (T.
rdo rje'i sku) . Le cinquième corps peut avoir d'autre appellations comme p.e. Le corps d'intuition (T.
ye shes chos sku) selon les doctrines enseignant un nombre de cinq corps.
Il y a d'autres développements où de nouvelles doctrines reclament l'ajout de nouveaux éléments à des séries qui sont incrémentées du nombre de ces éléments, souvent pour correspondre à des séries associées. Snellgrove remarque que le nombre des joies (S.
ananda) augmente (de deux[2]) à quatre pour les faire correspondre aux nouveau nombre de consécrations (S.
abhiṣeka)[3]. Il en va de même pour le nombre de sceaux (S.
mudrā), qui au départ est de deux[4] et qui plus tard sera de quatre. Ces réajustements vont toujours en ordre croissant et peuvent par conséquent être utilisés avec prudence comme une indication d'ancienneté. Un nombre supérieur de tantras ou de véhicules pourrait alors être une indication pour un développement plus tardif.
Si on applique ce critère aux intuitions (S.
jñāna), l'intuition du Buddha (S.
buddhajñāna) probablement unique au départ, se dédouble en l'intuition qui connaît les choses telles quelles sont (S.
yathābhūtaparijñāna) et en l'intuition qui connaît les choses telles qu'elles se manifestent (S.
yathāvad vyavasthānaparijñāna). Puis leur nombre passe à quatre.
1. la transformation de la conscience de base en l'intuition du grand miroir (S.
mahādarśa-jñāna) 2. la transformation du mental (S. manas en tant que notion du soi) en l'intuition égalisatrice (S.
samatā-jñāna) 3. la transformation de la perception mentale (S.
manovijñāna) en l'intuition attentive (S.
pratyavekṣanā-jñāna) et 4. la transformation des cinq perceptions sensorielles en l'intuition agissante (S.
kṛtyānuṣṭhāna-jñāna)[5]. C'est le nombre enseigné dans les
Cinq traités de Maitreya et c'est celui qu'utilise Gampopa[6] (12ème siècle). Une autre version "Yogācāra" semblerait exister[7] avec une série de cinq intuitions, la série ci-dessus plus l'intuition du Réel (S.
tathatā-jñāna) ou intuition du
dharmadhātu. Cette nouvelle intuition sert d'appui à une doctrine dans laquelle la conscience primordiale (T.
rig pa) est en essence le
dharmakāya, défini comme la pure vision de l'intuition[8].
La doctrine des cinq intuitions et des cinq corps de buddha serait selon ce critère postérieure à celle de trois corps et des quatre intuitions. Dans la doctrine des quatre intuitions, l'intuition du grand miroir qui est la transformation ou la purification de la conscience fondamentale (S.
ālaya-vijñāna) sert de support aux trois autre intuitions. Cette intuition de base correspond logiquement à celle du corps qualitatif (S.
dharmakāya), voire elle est le corps qualitatif. Selon Advayavajra et Gampopa, le
dharmakāya sert de support aux deux
rūpakāya et aux intuitions[9].
Il y a aussi une doctrine des cinq intuitions propre au
Dzogchen (nyingthig 14ème s.), qui est plus positive et qui semble être un développement de l'idée du
dharmadhātu. Les cinq intuitions y sont considérées à la fois comme la "substance" du Buddha, et si elles ne sont pas reconnues, elles donnent lieu aux cinq perceptions, aux cinq éléments, aux cinq affects, aux cinq skandha etc., bref à l'existence et à l'Errance (S.
saṃsāra). Les
cinq intuitions-lumières sont la "substance" à la base de l'univers et constituent sa perfection originelle (Dzogchen). Quand on raisonne de ce point de vue (nyingthig), l'affirmation de Gampopa "le Buddha n'a pas d'intuition(s)"[10] est évidemment inacceptable et on peut alors qualifier la doctrine de Gampopa de "
curieuse". Mais à part le fait que la doctrine de Gampopa ne peut pas être comprise, à mon avis, en l'abordant uniquement d'un point de vue philosophique ou scolastique[11], ce serait une qualification anachronique. Selon le critère ci-dessus, le modèle des cinq intuitions est postérieur à celui de quatre modèles et n'existait pas dans le
Dzogchen primitif, et certainement pas à l'époque de Padmasambhava (8ème siècle). On peut aussi remarquer que l'usage du terme intuition dans le sens d'une "substance universelle" n'est pas très commun. La doctrine des cinq intuitions est devenue depuis la doctrine dominante et justifie la nécessité de transformer le corps matériel en corps de lumière.
C'est probablement dans le cadre de ce projet et à partir de ce développement, que l'utilisation de l'adjectif "ye shes kyi" "de gnose" est apparu pour signifier dans les phases de génération des rituels que les objets visualisés ne sont pas matériels, ni simplement imaginaires mais "faits de gnose". L'univers et le corps nouveau que l'on se tisse est entièrement "fait de gnose" et donc immortel. Selon l'optique d'Advayavajra et de Gampopa, c'est une construction intentionnelle dans un but spécifique quelque élevé qu'il puisse être.
Comme d'habitude je réfléchis à haute voix. Tout ceci est hypothétique.
***
[1] Pour Gampopa, il ne s'agit pas d'un corps séparé mais de l'essence des trois corps.
[2] ānanda et paramānanda
[3] Snellgrove, Indo-Tibetan Buddhism, p. 262
[4] mudrā et mahāmudrā
[5] Le Buddhabhūmi sūtra, qui est l'origine de la théorie de la transformation de la base (S. āśraya-parāvṛtti), compte quatre intuitions. Lusthaus, Yogācāra Theories of the Components of Perception, Buddhist Philosophy, p. 206
[6] Le précieux ornement de la libération, Gampopa, Padmakara, p. 309
[7] ISBN 0-19-860560-9; Keown, Damien (ed.) with Hodge, Stephen; Jones, Charles; Tinti, Paola (2003). A Dictionary of Buddhism. Il est dit dans cette source que le modèle des cinq intuitions est "ultiment dérivé du Buddhabhūmi Sūtra", mais le sūtra en question présente un modèle de quatre intuitions.
[8] Théorie exposée par Longchenpa dans le grub mtha' mdzod, Mathes, Direct Path, p.100 et 459. T. ngo bo chos sku stong pa ye shes gzigs pa dag pa'i cha la...
[9]Vers la fin de l'Hymne à l'Élément qualitatif (S. dharmadhātu), il y a un verset qui exprime la vision d'Advayavajra et de Gampopa.
101. Dans ce corps qualitatif (S. dharmakāya) immaculé
Se tient l'océan d'intuition (S. jñāna)
[Qui se réfracte] tel les divers [rayons] du prisme
Pour réaliser les objectifs (S. artha) des êtres
dri ma med pa'i chos sku la/ye shes rgya mtsho gnas gyur nas/sna tshogs nor bu ji bzhin du/de las sems can don rnams mdzad/
[10] Gampopa, p. 313, Rappelons que pour Gampopa, le dharmakāya est le Bouddha véritable.
[11] C'est-à-dire que ce n'est pas la doctrine qui fait le dernier bout de chemin. Explication à venir.