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L'assomption de la Vierge de Francesco Botticini (National Gallery, Londres) |
Les monuments, les représentations (icône, statues…) et objets peuvent être investis de divin. Dans les pratiques de divination telles qu’elles furent pratiquées en Chine par un
Amoghavajra (Pou-k’ong 705-774) originaire de Samarkand ou un
Vajrabodhi (Ch.金剛智) (671–741) de l’Inde du sud, des enfants peuvent être investis de divin et servir de messager, de médium. Dans une certaine mesure, les enfants reconnus comme les « réincarnations » de maîtres décédés sont aussi investis de divin, tout comme les initiés au cours d’une initiation.
Les rituels de consécration (ou d'investiture) d’images ou de
stūpa s’appellent
pratiṣṭhā en sanskrit, et
rab gnas en tibétain. Elles sont toujours pratiquées de nos jours. La partie principale de ces rituels consiste en quatre phases ("
jaḥ hūṃ baṃ hoḥ") pour attirer (
dgug pa), faire entrer (
gzhug pa), lier (
bcing ba) et faire fondre (
bstim pa) le dieu (
lha). Le livre de Yael Bentor
Consecration of Images and Stūpas in Indo-Tibetan Tantric Buddhism donne tous les détails de ce rituel, basé sur un texte contemporain de
Khri-byang Rin-po-che (1901-1981), intitulé “
Le rituel de consécration, un océan d’ondées de vertu et d’excellence” (T.
rab gnas cho ga, dge legs rgya mtsho’i char 'babs).
Le rituel va établir le lien (
samaya) entre un objet/une personne à consacrer/investir (
samayasattva) ici-bas (dans
l’Hebdomade sous les sept sphères planétaires) et le dieu/être de gnose (
jñānasattva) résidant dans le palais du
dharmadhātu à Akaniṣṭha (T.
‘og min), qui pourrait correspondre à la huitième sphère (l’Ogdoade). Pendant la phase de génération (ou régénération (terme gnostique)?), le dieu est invité à descendre d’Akaniṣṭha (ou d’un autre monde céleste), et à résider dans l’espace devant les officiants pendant le temps du rituel. Akaniṣṭha, don’t le nom tibétain signifie “
ce qui n’est pas en bas”, est le lieu le plus élevé de
l’univers des formes (
rūpyadhātu). L’être de gnose (
jñānasattva) adopte la même forme que l’objet à consacrer. Le texte considère le mot dieu (S.
deva T.
lha) comme un synonyme d’être de gnose.
Les divers livres d’incantations et de consécrations traduits en chinois, comme l’Amoghapāśa-sūtra (T. 1097), à la fin de VIIe siècle ou au début du VIIIe siècle, expliquent entre autres comment consacrer des enfants et les utiliser comme des messagers. Dans le
Livre du yogin de tous les yoga du pavillons au faîte de diamant (T. 867), traduit en chinois par Vajrabodhi , la procédure à suivre est expliquée.
« Si d’une incantation (dhāraṇī) tu charges de puissance filles et garçons,
Tu peux provoquer l’āveśa [la ‘possession’],
Des choses des trois mondes et des trois âges,
Tu peux apprendre le bon ou le mauvais présage. »
Et :
« Prends des garçons et des filles vierges,
Baigne-les, habille-les de frais,
Fais leur prêter le vœu de bodhisattva,
Et installe-les sur un lit de fleurs blanches,
Récite des incantations sur eux, couvre leur visage,
Et récite encore, mille huit fois,
Alors ils connaîtront directement l’āveśa,
Parfois leur corps sera suspendu dans les airs,
De toutes les choses passées, présentes et à venir,
Ils auront une totale connaissance. »
Strickmann donne encore un autre exemple tiré du texte
Rites secrets des incantations de l’émissaire divin, l’Inébranlable [Acala] (T. 1202). Dans la méthode décrite, il est fait usage d’un miroir placé sur le cœur (de l’icône dévine Strickmann). Tout en continuant de réciter l’incantation d’Acala, les enfants médium sont priés de regarder dans le miroir et de décrire ce qu’ils voient. Pourquoi un miroir ? Une réponse gnostique pourrait consister à dire que les sphères humides de l’Hebdomade servent comme un miroir à l’Ogdoade (la huitième sphère). Pour envoyer des émissaires divins, «
L’Intellect enfante d’abord un Homme androgyne semblable à lui, demeurant dans le monde supérieur. En se reflétant dans la Nature humide du monde inférieur, ce premier Homme engendre une forme qui lui ressemble. » Pourquoi utiliser des enfants vierges comme médium ? L’écrit gnostique
L’Ogdoade et l’Ennéade peut sans doute nous pointer vers la réponse.
« Contemple l’âme d’un enfant, mon fils, quand elle n’est pas encore séparée d’avec son vrai soi et que son corps […] n’a pas encore atteint son plein développement, comme elle est belle à voir de tous côtés, à cette heure où elle n’a pas encore été souillée par les passions du corps demeure presque suspendue encore à l’Âme du monde ! »[1]
Est-ce
un pur hasard que gnosticisme et bouddhisme ésotérique, qui fait appel au divin, semblent parler le même langage, décrire des univers très semblables et partager des pratiques similaires ?
Un autre exemple, dans un texte que j’ai sous les yeux par hasard. Marco Passavanti a publié l’article
A Thirteenth-Century Work on the Doha Lineage of Saraha dans
Contributions to Tibetan Buddhist Literature, IITBS. Dans cet article, sont présentés quelques manuscrits du fonds tibétain Tucci dans la bibliothèque d’ISIAO à Rome. On y trouve des textes se rapportant à la
Trilogie de Saraha (
Do hā skor gsum)
[2] composés par Par-phu-pa Blo-gros seng-ge et des auteurs anonymes dans le sillage de Par-phu-pa, le fondateur du monastère de Par-phu.
Le texte parle de l’origine de la transmission qu’elle contient. Vers la fin de sa vie, Bouddha Sakyamuni se serait rendu au sud de l’Inde, plus précisément à Karahata (Uttar Pradesh ?), entouré des huit grands bodhisattvas et de ses disciples proches. Ceux-ci lui dirent qu’il avait enseigné les trois véhicules, le
sens définitif et le sens à interpréter, mais qu’il n’existait pas encore d’instructions sur le principe essentiel (T.
snying po’i don), permettant aux êtres de s’éveiller simultanément. Le Bienheureux fit alors convoquer tous les grands bodhisattvas de toutes les directions et déclara qu’après son nirvāṇa, il y aura une tradition graduelle et une
tradition simultanée. Il passera au nirvāṇa spécifiquement pour les êtres prônes à l’éternalisme, et séjournera par la suite à Akaniṣṭha dans son corps de gloire, plus précisément en tant que le
dharmadhātu maṇḍala, entouré de ses huit grands bodhisattvas etc.
[3]
De là, il continuera à veiller au bien des êtres. Quand les deux grands bodhisattvas Mañjuśrī et Avalokiteśvara verront que le moment est mûr pour les instructions graduelles et simultanées, ils iront à la
Montagne de Gloire (Śrī Parvata), respectivement sur les deux sommets de cette montagne, à savoir Cittaviśrāma et Manobhaṅga. Comment ? Sans doute par un jeu de miroir, où la «
Nature humide du monde inférieur »
[4] sert de miroir et réfléchie les dieux d’Akaniṣṭha, «
en engendrant une forme qui leur ressemble », une émanation.
Mañjuśrī s’émanera en le bodhisattva proche Ratnamati au sommet de Cittaviśrāma et Avalokiteśvara en «
Mahāsukhanātha Śrī Hayagrīva »
[5] (T.
bde chen mgon po dpal rta mgrin) au sommet de Manobhaṅga. Ce sont les deux sommets de la Montagne de Gloire. Ces deux émanations seront les instructeurs des premiers maîtres humains de leurs transmissions respectives, à savoir Nāgārjuna (chemin progressif) et le grand brahmane Saraha (
chemin simultané).
Dans ce texte et dans les lignées de transmission de la
mahāmudrā, Saraha est présenté comme le maître de Nāgārjuna. Ce qui est frappant dans l’hagiographie de Nāgārjuna racontée dans ce texte, est qu’elle reprend des éléments de celle d’Advayavajra du "
manuscrit de Sham Sher", decouvert au Népal en 1928 par Sylvain Lévi et Giuseppe Tucci. Quand Nāgārjuna était le disciple du bodhisattva Ratnamati son nom fut « Advayavajra ». Ratnamati (l’émanation de Mañjuśrī rappelons-le) lui transmit les instructions des cinq phases (
Pañcakrama) et des
quatre mudrā. Ensuite il recevra de Saraha les instructions de l’approche simultanée. La transmission qui regroupe les deux approches passera ensuite par Śavaripa, présenté dans ce texte à la fois comme disciple de Saraha et de Nāgārjuna, pendant une session visionnaire et mystique, où les trois maîtres Nāgārjuna , Saraha et Ratnamati fusionnent en une seule Pensée
[6], que Nāgārjuna invite Śavaripa à enseigner sur la Montagne de Gloire. C’est ici que Maitrīpa l’aurait vu et reçu la transmission du principe essentiel (T.
snying po’i don) ainsi que
la trilogie de Saraha…
Mais tout dans cette histoire est un jeu de miroirs et de reflets, car la Montagne de Gloire
n’est pas une montagne réelle, «
on ne la trouverait pas, même si on la cherchait ».
« Si tu cherches par ici la Montagne de Gloire, tu ne la trouveras pas. « Gloire » cela veut dire la gnose non-duelle et « montagne » désigne le principe du fond immuable des choses (dharmadhātu). Ou encore, « Montagne de Gloire » signifie le renoncement universel, c’est-à-dire le renoncement à toute vue, méditation, observance et fruit. Si tu cherches par ici les deux montagnes Cittaviśrāma (T. Sems ngal gso) et Manobhaṅga (T. Yid pham pa), tu ne les trouveras pas. Le repos de l’esprit (cittaviśrāma) c’est le repos de l’esprit dans toutes les branches des méthodes comme celles de la phase de création jusqu’à ce que les représentations se dissipent dans l’élément des choses (dharmadhātu). Quand toutes les représentations duelles se sont dissipées dans l’élément des choses, l’intellect est purifié par son essence même et retranche toutes les fluctuations mentales par la défaite du mental (manobhaṅga) dans toutes les branches de la sagesse (prajñā). »[7]
« Entre ces deux montagnes il y a une chute d'eau avec
[un cours] d'eau qui enivre (T. smyo chu) et un qui empoisonne (T. dug chu)[2]. Dans ces trois montagnes, il y a sept
haltes/gués/îles (T.
gling S. dvīpa). »
[8] Sept gués, ou sept sphères célestes (Hebdomade) à traverser ?
Au bout de cette quête,
racontée par Péma Karpo (kun mkhyen Pad ma dkar po 1527-1592), dans son Histoire du bouddhisme (T.
'brug pa'i chos 'byung), Advayavajra perd tout espoir et finit par rencontrer Śavaripa.
« [Advayavajra] : Je suis passé par d'innombrables épreuves, mais jusqu'à maintenant, je n'ai jamais réussi à vous rencontrer. Seigneur, je vous demande ne serait-ce que la plus petite faveur.
[Śavaripa ] : Si tu me vois, tu seras libéré, mais si tu ne me vois pas, tu seras libéré [pareillement].
Si tu me vois, tu seras asservi, mais si tu ne me vois pas, tu seras asservi [pareillement].
Alors que viens-tu chercher sur la montagne Cittaviśrama (Repos de l'esprit) ? C'est lorsque la conceptualisation des remémorations s'évanouit dans l'Elément (S.
dhātu), que tu trouves le repos. Je ne suis que cela.
Advayavajra comprend et présente ce qu'il vient de comprendre :
« Tous les faits sont vides [d'être propre]
La vacuité et la compassion sont deux
Leur union indifférenciée est le Guide
Si on analyse [les faits] du point de vue de l'état naturel (T. rnal ma'i don la)
On est libre quoi que l'on fasse
[L'état naturel] est au-delà de l'observation, de l'artifice et de la moindre remémoration.
Voilà ma compréhension.
Je n'ai plus besoin de ne le demander à personne. »
***
MàJ 26012015 En Thaïlande,
des poupées d'enfants (luk thep) utilisées comme "véhicule".
[1] Ecrits gnostiques, La Pléiade, L’Ogodade et l’Ennéade, p. 944-945
[2] L’hagiographie de lama Ngaripa que l’on trouve dans ce texte, explique que celui-ci avait regroupé les trois dohākoṣa en une trilogie, dont il récitait les vers trois fois chacun. bl ma mnga’ ris pas dho ha gsum po [r]tse [g]sum gcig tu mdzad byas nas nyin re l tshar gsum gsum ’don
[3] Maitreya, Mañjuśrī, Avalokiteśvara, Vajrapaṇi, Kshitigarbha, Akashagarbha, Sarvanivaranavishkambhin et Samantabhadra, soit byaṃs pa dang | ’jam dpal dang | spyan ras gzigs dang | phyag na rdo <rj>e dang | [2a5] sa’i snying po dang | nam mkha’i snying po dang | sgrib ba rnaṃ par sel pa dang | kun tu bzang po
[4] « L’Intellect enfante d’abord un Homme androgyne semblable à lui, demeurant dans le monde supérieur. En se reflétant dans la Nature humide du monde inférieur, ce premier Homme engendre une forme qui lui ressemble. Il donne ainsi naissance à un Homme double, androgyne, ‘mortel par le corps, immortel par l’Homme essentiel’. Ce dernier engendre Sept Hommes androgynes dans la matière de la Nature. » Ecrits gnostiques, La Pléiade, L’Ogodade et l’Ennéade, p. 941
[5] « Sri Mahāsukhanātha composed the Guhyasiddhi, which ascertains the meaning of the Guhyasamaja. On the actual text of the Guhyasamaja, the Guhyasiddhi principally ascertains the meaning of the preface. For the stages of the path of the Guhyasamaja, first it describes the generation stage involving the placement of the syllables. Second, it teaches how the reality of your actual nature is revealed through reliance upon a karma consort. Third, it teaches the meditation to stabilize that understanding by relying upon a wisdom consort. And fourth, it explains the meditation on perfecting the mahamudra consort, together with a section on tantric activities. » A Lamp to Illuminate the Five Stages: Teachings on Guhyasamaja Tantra par Je Tsongkhapa. Le plus souvent on voit le Guhyasiddhi attribué à Padmavajra.
Selon Robert Thurman, (Mahās)Sukhanātha EST Padmavajra (page 43).
[6] dus der bslob dpon klu grub dang braṃ ze chen po dang | byang se gsum thugs dgongs gcig du gyurd pa de dpal <sa bha ri pa>77 la gdams nas lung stan. Cette idée est peut-être à l’origine du dGongs gcig de Jigten Goeunpo (1142–1217), le fondateur du Drikoung Kagyu et disciple principal de Phagmodroupa (1110–1170). http://dgongs1.com/2012/05/04/the-dgongs-gcigs-originator-and-its-author/
[7] dpal gyi ri na tshur la btsal bas myi bsnyed | dpal bya ba ni gnyis su MED pa’i ye <sh>es la zer ba yin | [10a6] ri bya ba ni chos nyid ’gyur ba MED pa’i don la zer ba yin | yang dpal gyi ri bya ba ni spangs pa chen po’i don la zer ba yin te | lta bhem spyod pa ’bras bu bzhi spangs pa’i don yin gsung | sems ngal so bar [10a7] byed pa’i ri dang | yid pham bar gyurd pa’i ri na tshur la btsal bas myi rnyed | sems ngal so bar byed pa ni mam par rtog pa chos kyi dbyings su <ma yal gyi bar du ma yal gyi bar du> bskyed pa’i rim pa la SOGS pa [10a8] tham<s ca>d thabs kyi cha tham<s ca>d la sems ngal so bar byed pa’i ri zer ba yin | gnyis ’dzin gyi rnam par rtog pa tham <s ca>d chos kyi dbyings su yal te | blo ngo bo nyid kyis dag nas yid kyi ’gyu’ ba chad pa shes rab kyi [10a9] cha tham<s ca>d la | yid pham bar gyurd pa’i ri zer ba yin gsung ngo |
[8] Pad ma dkar po 1527-1592), le quatrième chef de la lignée Droukpa Kagyu, dans son histoire du bouddhisme ('brug pa'i chos 'byung)