lundi 6 avril 2015

La pleine conscience, une conscience tranquille ?



Il est indéniable que la pleine conscience (traduction française de Mindfulness) est une technique efficace pour réduire le stress et améliorer la concentration, et qu’elle peut ainsi augmenter le rendement desemployés de Google etc., des traders, du personnel soignant confronté aux souffrances humaines et à la fin de vie, et même des troupes américains en situation de combat.

Jon Kabat-Zinn, professeur émérite de médecine et fondateur de la Clinique de Réduction du Stress est à l’origine de l’engouement actuel pour la pleine conscience. Il est également membre du conseil d'administration du Mind and Life Institute, un groupe qui organise des dialogues entre le 14e Dalai Lama et des scientifiques occidentaux pour promouvoir une compréhension plus approfondie des différentes façons de connaître et de sonder la nature de l'esprit, les émotions et la réalité. Kabt-Zinn a développé un cours consacrée à la réduction du stress basée sur la pleine conscience (Mindfulness-Based Stress Reduction, MBSR).

L’article Beyond McMindfulness de Ron Purser et David Loy (traduit en français par Eric Rommeluère), fait état d’une crainte de leurs auteurs :
« Le découplage de la pleine conscience de son contexte moral et religieux bouddhiste se comprend comme un changement utile pour faire de ce genre de formation un produit vendable sur le marché. Mais l’empressement à laïciser et marchandiser la pleine conscience sous la forme d’une technique commercialisable risque d’aboutir à une dénaturation malheureuse de cette pratique ancienne, qui visait bien plus qu’à soulager un mal de tête, réduire la pression artérielle, ou aider des gestionnaires à être plus concentrés et plus productifs. »
La méthode MBSR de Kabat-Zinn, qui dure sept jours, enseigne sept attitudes, à savoir : le non-jugement, la patience, l’esprit du débutant, la confiance, la non-fixation sur un résultat, l’acceptation de soi, et laisser-aller. Ce sont des attitudes susceptibles de diminuer le degré d’implication dans nos projets et nos attentes. Les personnes souffrant de stress se sentent souvent trop impliquées et ces attitudes peuvent les apprendre à se désinvestir quelque peu, ce qui procure un peu plus de tranquillité tout en développant la concentration pour agir plus efficacement.

Dans une intervention sur Youtube, Kabat-Zinn (As Good As It Gets), il propose que l’on est déjà parfait, tel que l’on est, même avec tous nos problèmes et soucis. Que quelque part au milieu de la tourmente, on peut trouver de la beauté, de l’humanité, ainsi que la compréhension que les choses sont impermanentes, que tout change et qu’il n’est pas possible de contrôler tout l’univers.[1] Un lieu de tranquillité au milieu de la tourmente, un refuge, où l’on peut se retirer. Cela permet de maintenir ce que nous sommes et de poursuivre bien nos projets et engagements (acceptation de soi), dans un monde imparfait, « au milieu de la plus profonde obscurité ».[2] Même au bord du Titanic qui coule (Michel Onfray).

Cette « Pleine conscience », qui procure tranquillité et efficacité, est aussi un parfait outil, pour ceux qui pilotent le Titanic en maintenant son cap avec « confiance » et « détachement » (respectivement jour 3 et 7 du cours MBSR). Ils s’acceptent tels qu’ils sont avec tous leurs défauts (au fond ils sont d’ailleurs déjà parfaits), et cette conviction leur donne la force de tenir le cap « au plein milieu de la plus profonde obscurité ». Chez Google, où l’on pratique la pleine conscience, on sait que ce cap demandera des sacrifices, mais qu’ultimement cela profitera à tout le monde.

Chez Google (à titre d’exemple uniquement, il y a plein d’autres entreprises avec des idées similaires…), on a de la compassion pour soi et pour les objets statutaires des sociétés cotées en bourse, un peu moins pour ceux qui sont sacrifiés dans la foulée. La perte des emplois qui vient avec le développement de l’intelligence artificielle est un mal nécessaire, l’évasion fiscale à échelle mondiale sans doute aussi. Les impôts servent cependant à payer des services à ceux qui ne peuvent pas les payer autrement, entre autres parce qu’ils ont perdu leur job… La misère qui s’ensuit ne semble cependant pas trop déranger l’équipage du Titanic (peut-être grâce à la pratique de la pleine conscience ?) et contribue plutôt à maintenir, voire augmenter la « plus profonde obscurité ».

La pleine conscience délestée des vertus cardinales du bouddhisme, la générosité et l’altruisme en premier, devient ainsi une méthode pour avoir la conscience tranquille « au plein milieu de la plus profonde obscurité » pour une élite dont les rangs diminuent d’année en année. Une conscience tranquille limitée à un petit cercle de bénéficiaires n’est pas une "pleine" conscience.

Ce qui fait défaut à ce concept de pleine conscience est la notion du non-soi (anatta). Il semble créer une citadelle (un bunker), qui permet de continuer à fonctionner (tenir le cap) « au plein milieu de la plus profonde obscurité », pour mener à bien son projet avec la dose de détachement (non-striving) nécessaire. Mais le bouddhisme universaliste enseigne que l’idée de cette citadelle est intenable, et que l’on peut dissiper (ou au moins essayer) cette obscurité. Śantideva explique qu’il y a bien un « soi », mais qui inclue tous les êtres. Il propose de sortir de ce petit recoin exiguë, quelque part au for intérieur de chacun, où brillerait une petite étincelle de beauté et d’humanité, dont on pourrait jouir tranquillement en privé à l’abri de l’obscurité qui fait rage « à l’extérieur », et de l’utiliser justement pour dissiper l’obscurité, c’est-à-dire de réduire la souffrance de ce grand « soi » universel. En cela il rejoint Nāgārjuna.

Quelques citations du blog de Matthieu Ricard.
« Contrairement à ce qui a souvent été dit et écrit, la psychologie positive ne consiste pas à « positiver » en essayant de voir la pauvreté, la maladie, la violence et autres souffrances sous un jour plaisant. Il s'agit encore moins de la « pensée positive » promue par des ouvrages populaires dénués de tout fondement scientifique, comme Le secret de Rhonda Byrne qui proclame qu'il suffit de souhaiter fortement quelque chose de « positif » pour que cela se produise. Il est clair que l'Univers n'est pas à la disposition de notre psychisme et ne constitue pas un catalogue sur lequel nous pourrions commander tout ce qui est censé satisfaire nos désirs et nos caprices. » 
« La suppression d'une douleur ne conduit pas nécessairement au plaisir. Il est donc nécessaire non seulement de remédier aux émotions négatives, mais aussi d'accroître les émotions positives. Cette position rejoint celle du bouddhisme qui affirme, par exemple, que s'abstenir de faire du tort aux autres (l'élimination de la malveillance) ne suffit pas, et que cette abstention doit être renforcée par une détermination à faire leur bien (l'épanouissement de l'altruisme et sa mise en oeuvre). » Source
Et il ne s’agit pas non plus d’avoir une conscience tranquille, qui ne se laisse pas déranger par des émotions pouvant mettre à mal sa tranquillité.
« La manière la plus simple d'établir des distinctions entre nos émotions consiste à examiner leur motivation (l'attitude mentale et le but fixé) et leurs résultats. Selon le bouddhisme, si une émotion renforce notre paix intérieure et tend au bien d'autrui, elle est positive, ou constructive ; si elle détruit notre sérénité, trouble profondément notre esprit et nuit aux autres, elle est négative, ou perturbatrice. Quant aux conséquences, le seul critère est le bien ou la souffrance que nous engendrons par nos actes, nos paroles et nos pensées. C'est ce qui différencie, par exemple, une « sainte colère » — l'indignation motivée par une injustice dont nous sommes témoins — d'une fureur engendrée par le désir de blesser autrui. La première a libéré des peuples de l'esclavage, de la domination, elle nous pousse à défiler dans les rues et à changer le monde. Elle est destinée à faire cesser l'injustice au plus vite, ou à faire prendre conscience à quelqu'un de l'erreur qu'il commet. La seconde n'engendre que souffrances. » Source

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[1] « You might find that inside of the sadness, the grief, the despair lies something else too, lies some kind of beauty, some kind of humanity. A human understanding that understands that things are impermanent, that nothing stays the same, that there is loss, that it's not possible to control the whole universe, … »  (As Good As It Gets)

[2] « in the midst of utter darkness »  (As Good As It Gets)

1 commentaire:

  1. Ce qui me dérange vraiment dans toute cette histoire, c'est que Matthieu Ricard semble donner sa justification au mouvement de pleine conscience dirigé par Jon Kabat-Zinn. Il est notamment dans la préface de "L'Éveil des sens" de ce dernier.

    Si la pleine conscience est indéniablement bonne, elle n'est rien sans action, et j'aime beaucoup votre analogie avec le Titanic. La Pleine Conscience n'est rien sans indignation juste, a fortiori sans octuple noble sentier.

    Il faut un cadre bien plus grand que son petit quotidien.

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