Quand une tradition religieuse veut sauver des éléments de culte et de doctrine qui ne sont pas/plus compatibles avec son époque ou le lieu où elle veut s’établir, elle peut passer par des réinterprétations (p.e. Clément d’Alexandrie). Pour une tradition, il est néanmoins essentiel que le lien soit maintenue entre l’avant et l’après de la Révélation/Vision. La forme du message reste, mais le fond du message est réinterprété de façon métaphorique etc.
Le mythe fondateur du bouddhisme tibétain est le couple
Trisong Détsen, roi (tsenpo) du Tibet, et le légendaire Padmasambhava, qui auraient réinstauré le bouddhisme au Tibet (dès 762), après une première tentative. Le tsenpo, à l’instar de
Constantin 1er pour le christianisme, déclarait que le bouddhisme sera la religion officielle du Tibet. La source de cette Introduction du bouddhisme au Tibet est le
Testament du clan Ba (sba bzhed)[1], que Sam van Schaik utilisa pour écrire son
Tibet: A History. L’abbé Shantarakshita est invité pour la construction d’un grand temple, mais il y a des obstacles, d’ordre magique, que seul un grand magicien de sa connaissance pourrait éliminer. Padmasambhava de la vallée Swat du Pakistan fut donc le magicien qui après son invitation au Tibet vint au bout de toute cette magie hostile.
Le peuple tibétain a fait son mythe fondateur de ce que des universitaires occidentaux sont capables de reprendre à leur compte sans utiliser le conditionnel, pour écrire une “histoire du Tibet”. Le couple roi-maître tantrique a donc introduit le bouddhisme au Tibet. Trisong Détsen fut "un roi de dharma", un
dharmarāja (comme Ashoka et Kanishka). Le royaume d’un
dharmarāja est selon la tradition bouddhiste un royaume, où le bouddhisme est la religion privilégiée, et où le pouvoir séculier et religieux vont main dans la main. Une théocratie pourrait-on dire. Les tibétains considèrent ces temps, et la période de l’empire tibétain qui s’ensuivit comme leur âge d’or, et comme un modèle.
Selon la tradition, Padmasambhava aurait prévu la fin du règne des
dharmarāja et le risque d’effondrement de sa doctrine, et fit en sorte que des éléments de sa doctrine (“trésors”) puissent réapparaître au moment opportun pendant des temps plus difficiles. La pratique de ces “termas” pourrait alors contribuer au bonheur et à l’éveil des terriens à venir, et servir de guide aux “maîtres-rois” (
cakravartin) des temps futurs pour instaurer des royaumes de
dharmarāja éveillés. De nombreux tulkous du bouddhisme tibétain, notamment ceux de la lignée des Anciens (nyingmapa), font remonter leur
généalogie aux descendants du tsenpo de l’empire tibétain, ou de son entourage.
Dans le culte de Kālacakra, la tradition veut que les anciens
dharmarāja du
Royaume de Shambala, appelés “
rigs ldan” en tibétain,
combattront les barbares au moment opportun. C’était au roi
rigden Suchandra de l’époque que le Bouddha aurait enseigné le
Tantra de Kālacakra. De nouveau un
dharmarāja qui gouvernait avec le bouddhisme (
vajrayāna) comme religion. “
Selon le tantra, le 25e roi de Shambhala reviendra dans le monde pour en chasser les forces obscures et établir un âge d'or.”
Les adeptes tibétains de Padmasambhava et du
Tantra de Kālacakra partagent donc une nostalgie pour “l’âge d’or” sous un
dharmarāja, qui n’aurait non seulement existé dans le passé, mais qui selon les prédictions, les croyances et les espoirs pourrait de nouveau être instauré, à un certain coût évidemment… Les forces obscures ne partiront pas d’eux mêmes…
Il faudrait donc que les futurs “maîtres-rois” se préparent et préparent leurs “sujets” à des rudes batailles. Rassurons-nous, le
Tantra de Kālacakra et de nombreux autres instructions bouddhistes ont plusieurs niveaux d’interprétation : « externe » « interne » et « autre ».
[2] Si des “maîtres-rois” préparent leurs sujets aux batailles « externes » « internes » et « autres » à venir, en organisant des régiments avec tous leurs aspects (
hiérarchie, uniformes, discipline, …), il faudrait interpréter cela selon le juste niveau, voire avec “humour”
[3]. Tout cela fait partie du développement de l’éveil spirituel et de la création d’une société éveillée.
Chögyam Trungpa (1939-1987), qui croyait à l’importance d’une double lignée, spirituelle et de sang
[4], se disait appartenir à la lignée du légendaire
roi Gésar de Ling. Étant un “inventeur de
terma” (
gter ston), un genre de prophète, il commença à “recevoir”
[5] des
termas relatifs au
Royaume de Shambala à partir de 1976.
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The Court Vision and Practice
"Vision et pratique courtisane" |
Dès sa jeunesse, il aurait rêvé d’ “une société du bouddhadharma plus grande” (Midal, p. 215-217). Il veut tirer un trait (Ashé) entre l’Orient et l’Occident (p. 218) et “joindre le ciel et la terre” (p. 222).
“Pour joindre le ciel et la terre
Afin d'établir une société humaine
l’homme doit avoir son Roi.”
Ce Roi est le Sakyong, qui n’est pas un roi ordinaire.
[6] Par la vision et la pratique de la Cour de Shambala, le Sakyong invite chacun à devenir un monarque universel (
cakravartin).
[7] En attendant ce grand jour, il faut se mettre au service du Sakyong et de son royaume.
Chogyam Trungpa déménage dans de plus grands appartements, prend un majordome (
John Riley Perks), et impose une étiquette à ces “sujets”.
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Dilgo Khyentsé R et Trungpa R |
En 1982 dans la République des Etats-Unis, eut lieu le sacre shamballien de Chogyam Trungpa et de son épouse officielle Diana Mukpo par
Dilgo Khyentsé R. (1910-1991). Ce dernier serait un descendant du roi Trisong Détsen et son père était un ministre du roi de Dergé. D’un milieu royaliste, dirait-on sans doute en France.
Dilgo Khyentsé, alors à la tête de la lignée Nyingmapa, utilise la même cérémonie que celle qu’il avait utilisée pour sacrer le roi du Bhoutan
Jigme Singye Wangchuck, marié avec
quatre filles du
Chef spirituel du Bhoutan. Sommes-nous au niveau « externe », « interne », ou « autre » de la réinterprétation ? Fabrice Midal explique
[8] :
“ Il est rare que cette cérémonie soit célébrée pour un maître spirituel. À l'issue de la cérémonie, lors de laquelle Chögyam Trungpa avait revêtu des vêtements et des insignes d'apparat, ce dernier exposa le sens de la cérémonie et son vœu : établir le monde de Shambhala sur cette terre. Il est désormais Sakyong, c’est-à-dire littéralement « protecteur de la terre ». Par cette cérémonie, est reconnue l'union de l'activité spirituelle et temporelle de la manière la plus profonde et la plus traditionnelle qui soit.”
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Karmapa XVI, Trungpa et Thomas Rich (Vajra regent/Lord Chancellor) |
Karmapa XVI avait nommé Chögyam Trungpa en 1974 “
Détenteur du Vajra et de la Bannière de victoire de la lignée de pratique de Karma Kagyu” par sa “
Proclamation à tous ceux qui séjournent sous le soleil préservant la tradition des ordres spirituels et temporels”.
[9]
Le chef de la lignée Nyingma (Dilgo Khyentsé R) et le chef de la lignée Kagyu (Karmapa XVI) sacrent Trungpa et confèrent des pouvoirs à lui de par leur propre autorité spirituelle ET temporelle. Joindre le Ciel et la terre…
“Une telle tâche est difficile. Chögyam Trungpa le reconnaît “mon trône est fait de larmes, de sang et de sueur.” Mais comme il l’explique, la relation qui existe entre le Sakyong et ses sujets est plus complète que celle de maître à disciple. Comme monarque, Chögyam Trungpa prend soin de son organisation tout entière et de chacun de ses étudiants. Tous les aspects de leur existence le concernent, qu'ils soient économiques, culturels ou sociaux : “Le royaume tout entier est une situation domestique, et la peur vient de cela.” Il n'y a pas de sphère privée où la vision de Shambhala cesse de s'appliquer.” (Midal pp. 383-384)
Ce principe théocratique du “maître-roi”, où le royaume devient une "situation domestique" et s’étend à tous les aspects de la vie des “sujets” a été catastrophique pour le bouddhisme tibétain en Occident. On en voit les dégâts chez Shambala (Chögyam Trungpa le Roi, Thomas Rich le Régent, et Sakyong Mipham le Fils du Roi devenu Roi), chez Rigpa (Sogyal Lakar) et chez Orgyen Kunzang Chöling (Robert Spatz alias Lama Kunzang Dordjé). D’autres catastrophes sont à venir tant que ce principe théocratique désastreux est maintenu en place… par les “sujets” occidentaux.
Robert Spatz d’OKC sur les “maîtres-rois” :
“Les pays les mieux gouvernés autrefois l’étaient par les Maîtres-Rois. Ces êtres, qui n’existent pour ainsi dire plus aujourd’hui, avaient une réelle opportunité de gouvernement pour la bonne raison qu’ils n’avaient pas l’impression de gouverner eux- mêmes. Ils étaient rattachés à une Lignée ininterrompue depuis toujours. Ils ne faisaient que suivre la Tradition, suivre les gestes, les pensées, les paroles de la Lignée. Ceci est valable au niveau de la Lignée des Maîtres telle que vous tendez à la connaître mais également à des niveaux de gouvernement relatif, parce qu’il n’y a pas de différence. Ces Êtres-là sont en dehors de ce qui est vécu habituellement par vous tous...” (extrait du document PDF Film Poltergeist (cloud OKCInfo).
Robert Spatz et son organisation avaient reçu des lettres de recommandation de
l’Office du Dalaï-Lama, de
Dudjom R. (chef de la lignée Nyingmapa), “de la Reine du Bhoutan” (
Ashi Phuntsho Choden ?), de
Pénor Rinpoché (chef de la lignée Nyingmapa), de
Shéchen Rabjam Rinpoché, abbé du monastère de Shéchen auquel est affilié Matthieu Ricard.
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Shéchen Rabjam R et Matthieu Ricard à Nyima Dzong 2019 |
L’intention de tous ces maîtres(-rois) est clairement annoncée, ils veulent le pouvoir séculier et spirituel, pour établir un royaume où ils prennent soin de tous les aspects économiques, culturels et sociaux des “sujets”. Quand on regarde les désordres chez Shambala, Rigpa et OKC, c’est en effet la conclusion qui semble devoir s'imposer. Les “maîtres-roi” et leurs successeurs n’étaient pas à la hauteur. Ils avaient pourtant été adoubés et recommandés par des chefs de lignée tout ce qu’il y a de plus authentique, souvent même quand des problèmes étaient déjà devenus évidents. Ce n’est donc pas une question d’ “authenticité” ! La continuation du projet théocratique semble avoir la priorité sur toutes les autres sortes de considérations.
Le pouvoir qu’ont ces maîtres sur leurs “sujets” occidentaux est néanmoins très relatif. Il suffirait que ces derniers décident de ne plus s'assujettir et de laisser les “maîtres-rois” avec leur projet de pouvoir séculier-spirituel sur les bras. D’une part parce qu’il n’est pas de notre époque, et d’autre part parce qu’il conduit à des situations catastrophiques qui ne vont pas du tout dans le sens d’une société "éveillée".
Un bon conseil est de toujours regarder les mains d'un prestidigitateur plutôt que d'écouter ses paroles. Au lieu d'interpréter ou réinterpreter l'eau de bain, regardons comment les "maîtres-rois" et leurs sujets passent leur temps et écoutons notre bon sens.
***
[1] Il existent deux fragments du manuscrit, datant du IX-Xème siècle (British Library). Les versions complètes datent du XI-XIIème siècle. Il existe encore une version augmenté, datant du XIVème siècle.
“Up until 2009 it was thought that the Testament of Ba dated back to no earlier than the 11th or 12th century, and therefore its composition may not have been contemporaneous with the late 8th century events that it recorded.[1] However, in 2009 Sam van Schaik of the British Library realised that two Tibetan manuscript fragments catalogued amongst the Chinese manuscripts of the Stein collection (and consequently previously overlooked by Tibetan scholars) preserved a section of the Testament of Ba relating to the arrival of the Indian monk Śāntarakṣita, abbot of Nalanda University, to Lhasa:[3]
Or.8210/S.9498A (6 lines)
Or.8210/S.13683 (1 line)
These two fragments came from the 'Library Cave' at Dunhuang, which was sealed in the early 11th century, and so pre-date all of the other known versions of the Testament of Ba. Van Schaik dates the fragments to the 9th or 10th centuries.[1” Wikipedia.
Est-ce que ces deux “fragments” confirment l’authenticité de la totalité des versions plus récentes ? Impliquent-ils qu’une version plus complète du Testament existait, dont les “fragments” (sept lignes en tout) seraient des fragments ?
[2] Midal, pp. 204 etc. Idem pour le concept du
Djihad, par exemple.
[3] Midal, p.338
[4] Midal, p. 215
[5] “Dans l'histoire de Shambhala et de sa présentation à notre époque, le grand tournant se situe en l'automne 1976, durant le Séminaire bouddhiste, qui se déroule dans un hôtel nommé The King's Gate, la porte du Roi. Là, Chôgyam Trungpa reçoit deux terma directement des Rigden, les rois de Shambhala.”
[6] “Le premier est une personne qui cherche à ce que les autres lui soient voire qui les réduit en esclaves. Le deuxième se consacre à gouverner l'ensemble des êtres vivants d'un pays d’une manière plus ou moins juste. Enfin, le dernier cherche à établir la royauté inhérente à chaque être. Trungpa note : « Je suis un seigneur du troisième type. Nous tous des seigneurs et des dames, d'une manière ou d'une autre. » p. 222-223
[7] “« Il existe, explique à propos Chôgyam Trungpa, un processus de développement permettant au guerrier de cultiver et d'approfondir la présence authentique, qui a pour nom la voie des quatre dignités. Cette démarche permet d'incorporer encore plus d'espace dans notre monde, pour qu'au bout du compte nous atteignions le stade de monarque universel. Il est évident que, à mesure que notre monde s'élargit et qu'il devient plus vaste, l'idée d'une existence egoïste centrée sur nous-mêmes se fait chaque jour plus impensable. »
[8] “En 1982, Dilgo Khyentsé, alors à la tête de la lignée Nyingmapa, et avec lequel Chögyam Trungpa avait étudié au Tibet et qu'il considérait comme un de ses maîtres, conféra un sacre shambhalien formel à Chögyam Trungpa et à son épouse Diana Mukpo. Cette cérémonie est généralement réservée à des souverains séculiers ; elle est célébrée par Khyentsé Rinpoché quand Jigme Singye Wangchuck devient roi du Bhoutan. Il est rare que cette cérémonie soit célébrée pour un maître spirituel. À l'issue de la cérémonie, lors de laquelle Chögyam Trungpa avait revêtu des vêtements et des insignes d'apparat, ce dernier exposa le sens de la cérémonie et son vœu : annblir le monde de Shambhala sur cette terre. Il est désormais Sakyong, c’est-à-dire littéralement « protecteur de la terre ». Par cette cérémonie, est reconnue l'union de l'activité spirituelle et temporelle de la manière la plus profonde et la plus traditionnelle qui soit. p. 383
[9] “Proclamation to all Those Who Dwell Under the Sun Upholding the Tradition of the Spiritual and Temporal Orders.”
The ancient and renowned lineage of the Trungpas, since the great siddha Trungmase Chokyi Gyamtso Lodro, possessor of only holy activity, has in every generation given rise to great beings. Awakened by the vision of these predecessors in the lineage, this my present lineage holder, Chokyi Gyamtso Trungpa Rinpoche, supreme incarnate being, has magnificently carried out the vajra holders discipline in the land of America, bringing about the liberation of students and ripening them in the dharma. This wonderful truth is clearly manifest.
Accordingly, I empower Chogyam Trungpa Vajra Holder and Possessor of the Victory Banner of the Practice Lineage of the Karma Kagyu. Let this be recognized by all people of both elevated and ordinary station.”
Source