jeudi 7 septembre 2023

Eh le vrai Yogin, ne pas penser ? Malheureux !

Kamalaśīla / Padma'i Ngang tshul (détail HA57084)

Extrait du troisième Bhāvanā-krama  [Les étapes de la méditation] de Kamalaśīla

[2. Il néglige l’instrument essentiel et indispensable de l'illumination.]

En effet, celui qui rejette l’analyse correcte (bhūta-pratyavekśā) rejette aussi le principal instrument de l’illumination appelé le discernement des dharma (dharma-praoicayākhyām pradhānam eva bodhyangam]. Et, sans l’analyse correcte, par quel moyen la pensée du Yogin, accoutumé de tout temps à croire à la [676] réalité de la matière, etc., pénétrerait-elle dans cette Absence de concepts qui constitue le Nirvāṇa (vinā ca bhūta-pratyavekśā yoginah katham anādi-kālābhya-sta-rūpādi-bhāvābhinivesasya cittam nirvikalpatām praviset) ?

On nous dira que le Yogin pénètre dans cette Absence de concepts en s’abstenant de songer ou de réfléchir à aucun dharma (sarva-dharmeṣv asmṛty-amanasi-kāreṇa praviśati); mais c’est inexact. En effet, sans l’analyse correcte, il est impossible de ne pas songer ou de ne pas réfléchir aux dharma que l’on a déjà [350] expérimentés (na hi vinā bhūta-pratyavekśāyānubhūyamāneṣv api sarva-dharmeṣv asmṛtir amanasikāro va śakyate kartum).

Si quelqu'un croit pratiquer l'absence de souvenir et de réflexion sur les dharma en se disant sans cesse: je ne dois pas songer, je ne dois pas réfléchir à ces dharma, les dharma qu'il prétend oublier et négliger sont davantage encore présents à son souvenir el à sa réflexion (yadi ca namī dharmā mayā smartavyā nāpi manasikartavyā ity evaṃ bhāvayann asmṛti-manasikārau teṣu bhāvayet tadā sutāram eva te smṛtā manasikṛtāś ca syuḥ).

Si l'on dit que l'Absence de souvenir (asmṛti) et l'Absence de réflexion (amanasikāra) consistent simplement dans la privation du souvenir et de la réflexion (smṛtimanasikārabhāva), alors il convient de se demander sous quel aspect (kenā-kāreṇa) cette double Absence se manifeste. Une simple privation (abhāva) ne peut pas être une cause; comment donc la privation du souvenir (smṛtyabhāva) et la privation de la réflexion (manasikārābhāva) aboutiraient-elles à l'Absence de concepts (nirvikalpata) ? Si l'on pénétrait dans l'Absence de concepts en raison de cette simple privation, il s'ensuivrait qu'un homme évanoui pénétrerait lui aussi dans l'Absence de concepts puisqu'il est privé de souvenir et de réflexion (saṃmūrechitasyāpi smṛti-manasikārabhāvān nirvikalpata-praveśa-prasaṇgah). Donc, sans l'analyse correcte, il n'y a pas d'autre moyen de réaliser l'Absence de souvenir et l'Absence de réflexion (na ca bhūta-pratyavekṣām vinānya upāyo 'sti yena prakāreṇa asmṛty-amanasikārau kuryāt).

[3. Il est incapable de comprendre la Niḥsvabhāvatā et de détruire les obstacles.]

Si l'on se borne à supprimer le souvenir et la réflexion (1) et que l'analyse correcte fasse défaut, comment l'absence de nature propre chez les dharma serait-elle connue (vinā bhūta-pratyavekśāya niḥsvabhāvatā dharmāņām katham avagatā bhavet) ? Les dharma, de par leur nature (svabhāvena), sont seulement fondés sur la vacuité (śūnyatāvasthita) et, sans l'analyse correcte, la connaissance de leur vacuité est impossible. Et, sans la connaissance de cette vacuité, la destruction des obstacles à la délivrance est rendue impossible (nāpi vinā śūnyatā-prativedham āvaraṇa-prahānam saṃbhavati). Dans le cas contraire, tous les êtres seraient, de tout temps, automatiquement délivrés.

Si, par amnésie (smṛtihāni) (2) ou sottise (saṃmoha), le souvenir (smṛti) et la réflexion (manasikāra) ne fonctionnent pas chez le Yogin, comment cet homme, qui n'est qu'un grand sot (pramuḍha), pourrait-il être un vrai Yogin ? Sans l'analyse correcte (bhūta-pratyavekṣā), pratiquer l'absence de souvenir et [68 a] l'absence de réflexion (asmṛty-amanasikāra-bhāvanā), c'est pratiquer la sottise (murkhatva-bhāvanā); car, par le fait, l'éclat du savoir correct (samyagjñānāloka) est rejeté au loin (vyapakṛṣṭo bhavati).

A supposer même que le Yogin ne soit ni amnésique, ni sot, comment, sans l'analyse correcte, serait-il capable de cesser subitement de se souvenir et de réfléchir? On ne peut cependant pas dire qu'un homme ne se souvient pas quand il se souvient, ni qu'il ne voit pas quand il voit (na hi smarann eva na smarati paśyann eva na paśyatīti yuktam abhidhātum). Si [le Yogin ] s'est exercé à ne plus se souvenir et à ne plus réfléchir, comment pourrait-il acquérir encore le souvenir des anciennes existences et les autres attributs d'un Buddha [auxquels il aspire] (asmṛty-amanasikārābhyasāc ca katham purva-nivāsānusmṛtyādi-buddha- dharmodayo bhavet) ? Ce serait une contradiction (virodhāt) : si on est habitué au froid (śīta), qui est en opposition avec le chaud (uṣṇa), on ne sent plus le contact avec un objet chaud (uṣṇa-sparśana). D'ailleurs, si la connaissance mentale (mano-vijñana) existe encore chez le Yogin plongé dans la concentration (samādhi-samāhita) [352], elle doit nécessairement (niyatam) percevoir un objet quelconque. Chez les profanes (pṛthagjana), à fortiori, la pensée ne peut être subitement (akasmāt) privée de tout objet (nirālambana). Supposons même que la connaissance n'existe plus chez le Yogin plongé en concentration: comment alors l'Absence de nature propre en tout dharma serait-elle connue de lui (kathaṃ niḥsvabhāvatā sarva-dharmāṇām avagatā bhavet) et par quel antidote l'obstacle en passion serait-il détruit (kena ca pratipakṣeņa kleśāvaraṇaṁ prahiyeta) ? A fortiori, la faculté mentale d'un individu qui n'a même pas obtenu la quatrième extase (caturtha-dhyāna) ne peut pas être détruite.

[III. Nécessité de l'analyse correcte.]

Par conséquent lorsque, du point de vue absolu (paramārthataḥ), on parle d'Absence de souvenir (asmṛti) et d'Absence de réflexion (amanasikāra), il faut comprendre qu'elles sont nécessairement précédées par l'analyse correcte (bhūta- pratyavekṣā-pūrvaṃgama). En effet, cette Absence de souvenir et cette Absence de réflexion peuvent être [seulement] réalisées par l'analyse correcte, et non pas autrement. Lorsque le Yogin, examinant [les choses] à la lumière de la sagesse correcte (nirūpayan samyakprajñāya yogi), ne voit plus aucun dharma naître réellement dans le passé, le présent ou le futur (kālatraye paramārthataḥ samutpannaṃ na kamcid dharmaṃ paśyati), comment pourrait-il après cela y songer ou y réfléchir encore ? Comment pourrait-il encore songer ou réfléchir à des dharma qui, n'existant ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans le futur, ne sont plus perçus (anubhūta) du point de vue absolu (paramārthataḥ)? Dès lors, le Yogin, apaisant en lui tout développement mental, pénètre dans le savoir exempt de concepts (tato 'sau sarva-prapañcopa-śamaṁ nirvikalpaṁ jñānaṁ pravisto bhavet). Par l'acquisition de ce savoir, il [686] connaît directement la vacuité (śūnyatā); grâce à cette connaissance, tout le filet des vues fausses est déchiré (prahiṇa-sakala-kudṛṣṭi-jālo bhavati). Et le Yogin, [353] prenant son refuge dans la sagesse munie des artifices salvifiques (upāya-sahita-prajñā), est parfaitement versé dans [la connaissance] de la vérité absolue (paramārtha-satya) et de la vérité relative (samvṛti-satya). Ainsi donc, en acquérant le savoir exempt d'obstacles, le Yogin obtient tous les attributs d'un Buddha (ato 'nāvaraṇa-jñāna-lābhāt sarvan eva buddha-dharmān adhigacchati). Ainsi aussi, sans l'analyse correcte (bhūta-pratyavekṣā), le savoir correct (bhūta-jñāna) ne se produit pas, et l'obstacle en passions (kleśāvaraṇa) n'est pas détruit.”

[La fin est une longue suite de citations.]

Traduction d'Etienne Lamotte (pp. 336-353), dans Le Concile de Lhasa par Paul Demiéville  (1987)

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