samedi 16 septembre 2023

Des pratiques itinérantes

Quatrième planche de la Theosophia Practica de Gichtel.

Après les siddha et mahāsiddha, à l’origine du bouddhisme ésotérique indo-tibétain à la charnière des deux millénaires, il y eut des “yogis itinérants”, souvents “noirs” (nag po) et venant de l’Inde, voyageant au Tibet et ailleurs, souvent de façon miraculeuse. Ils étaient à l’origine de pratiques de type “haṭhayoga” et kāyasiddhi (perfection du corps[1]). Certains avaient un nom précis, d’autres étaient anonymes et nommés de façon descriptive. C’est par leur biais que ces pratiques aient pu intégrées dans les diverses lignées tibétaines.
Au Népal, on voit comment des paṇḍits Newar, Vibhūticandra (XII-XIIIème) et Vaṇaratna (XIV-Xvème) rencontrent des 'yogis mendiants', qui ont l’apparence de yogis nāth et kānphaṭā ('Yogīs aux oreilles fendues'), et qui leur donnent des instructions « haṭhayoguiques », plus précisément des instructions sur le Yoga à six branches (ṣaḍaṅgayoga). Nos paṇḍits considèrent que ces yogis sont des avatars de Śavaripa, et transmettent leurs instructions à la façon d’une transmission proche (tib. nye ba’i brgyud) à des tibétains. Les tibétains les considèrent comme des 'transmissions proches de Śavaripa'.” De l'utilité de yogis voyageurs et de l'importance de la description d'une posture
Śavaripa ou un autre mahāsiddha. Ces yogis mendiants étaient alors considérés comme des avatars de mahāsiddha, ou leurs disciples. Arrivés tout fraîchement de l’Inde ou du Népal, ces yogis pouvaient apporter des précisions, ou présenter des nouveautés aux moines et yogis tibétains. Je ne veux pas faire ici le répertoire de tous les paṇḍits et yogis dont les sources tibétaines racontent les visites, et assez souvent même leur installation, au Tibet, mais il est évident que le savoir en matière tantrique, haṭhayoguique, "kāyasiddhique", etc. s’est étoffé au cours des siècles avec l’import de matériaux dernier cri de l’Inde, du Népal ou d’ailleurs, ou par la voie d’ascensions mystiques, des visions oniriques etc. Ces matériaux « nouveaux » (par rapport au bouddhisme indo-tibétain mainstream) ont été intégrés sous diverses formes. « Intégrer » veut dire ici les adapter aux normes bouddhistes tibétaines, si nécessaire, leur procurer une origine homologuée, un pedigree etc., le plus souvent en attribuant les instructions à tel ou tel grand maître du passé, une divinité, une ḍākinī, un mahāsiddha, un yogi mendiant, etc. Cette intégration eut lieu aussi pour des apports alchimiques attribués à Jâbir/Geber au XVIème siècle par 'Jams-dbyangs Mkhyen-brtse'i-dbang-phyug (1524-1568). Ces apports avaient été incorporés dans une lignée Padmasambhava -> Jâbir -> Brahma-nātha -> Manika-nātha -> Mkhyen-brtse'i-dbang-phyug. C’est ainsi que le vajrayāna intègre des nouveaux matériaux, et il vaut mieux en être conscient, car sinon la chronologie historique en prend un coup.

Kurtis Schaeffer[2] et James Mallinson[3] avaient publié des articles au sujet de la découverte d’un document bilingue sur une méthode d'immortalité (Amṛtasiddhi(yoga)), que partagent des yogis nāths, shivaïtes et bouddhistes, environ à partir du XIIème siècle au Népal, au Tibet, etc. La découverte du manuscrit concerne une méthode qui est attribuée à un certain Virūpa, ou un siddha avec des noms dérivés de cette racine. Le texte en question avait été composé par un certain Avadhūtacandra (ou Mādhavacandra[4]), qui serait le disciple de Virūpa(kṣa)nātha. La particularité d’Avadhūtacandra et d’autres yogis indiques dits itinérants (p.e. un certain Amoghavajra expert en Virūpa), mais quasiment établis au Tibet, est qu’ils étaient parfois à la fois “scribe, éditeur et traducteur”, sans l’aide d’un tibétain[5]. Ces yogis produisaient donc leurs oeuvres au Tibet de façon autonome, sans doute aussi sur commande. Virūpa devient alors le nom porte-manteau auquel toutes ces pratiques seront accrochées. 

Selon Schaeffer et Mallinson, la première mention connue d’un texte tibétain sur l’accomplissement de l’immortalité se trouve dans l’autobiographie (hagiographie) du maître Shangpa Gnyan Ston Chos kyi shes rab (Nyentönpa ou Rigongpa, XII-XIIIème[6])). “Première mention”, si l’on admet que “l’autobiographie”[7] de Rigongpa ait en effet écrit par lui, et n’est pas un pseudépigraphe, ce qui reste à démontrer. Il faudrait voir si l’auteur ne serait pas plutôt son disciple Sangyé Tönpa[8], qui aurait rédigé un texte sur des pratiques “amṛtasiddhi”, et qui aurait été le premier de sa lignée à les avoir propagées. Les pratiques “amṛtasiddhi” sont des pratiques ayant une approche pneumatique/énergétique qui a pour objectif de prolonger la vie, d’atteindre un corps immortel, ou plus prosaïquement de tenter d’isoler mentalement un “esprit” immortel d’un corps mortel accompagné d”effets psychosomatiques. En fixant le corps par des postures, la parole par le contrôle du souffle (pneuma) et l’utilisation de mantras, et la pensée en imaginant un corps mental (manomaya-kāya). Cela les fixe et les unifie dans un corps mental. En théorie du moins, et cette doctrine yogique est pour une grande partie une translation théorique dans une pratique corporelle symbolique.

A cause de ce contenu symbolique (et cosmo-mythologique) justement, des multiples références aux nātha (jusque dans les noms de maîtres tibétains), des éléments émanationnistes théistes, etc., il me semble que ces pratiques transforment le bouddhisme, notamment quand elles sont présentées comme le sommet de l’enseignement du Bouddha.
Même un bouddha, tant qu'il n'est pas perfectionné [par la pratique enseignée dans l'Amṛtasiddhi ], est considéré comme un homme du monde (sāṃsārika)" - 32.3ab tāvad buddho 'py asiddho 'sau narah. sām.sāriko matah. |

Even a Buddha, as long as [he remains] unperfected [by means of the practice taught in the Amṛtasiddhi ], is considered a worldly man (sāṃsārika)”.
Dixit “Virūpa”. Ce qui implique que sans passer par cette pratique mystique, qui a des chances d'être une coproduction Bauddha-Śaiva-Nātha, un Bouddha, et donc tous les bouddhistes non-ésotériques, resteraient prisonniers du saṃsāra. Le bouddhisme tibétain l’a pris au mot. A la fin, il faudrait désormais passer par une pratique de type “Amṛtasiddhi” pour se libérer définitivement.

Quand Rigongpa/Nyentönpa aurait reçu, selon son hagiographie, ce type de pratique haṭhayogique d’un yogi indien “noir” itinérant, nous sommes au XIIIème siècle, et il s’agirait d’un nouvel apport à la “lignée Shangpa”. Tout comme les instructions “Amṛtasiddhi” que Rigongpa/Nyentönpa reçoit ultérieurement lors d’une vision de Sukhasiddhi. Les adeptes antérieurs de la lignée Shangpa n’avaient donc pas accès à ce contenu, et ne pouvaient, en théorie et selon "Virūpa", se libérer du saṃsāra sans ces pratiques haṭhayogiques/amṛtasiddhi

Ce qui est certain, c’est que la lignée Shangpa ainsi que le bouddhisme tibétain ont évolué depuis le XII-XIIIème siècle, et que l’importance des pratiques haṭhayogiques/amṛtasiddhi avait augmenté, avec des nouveaux apports à chaque génération, et plus particulièrement ultérieurement par des poids lourds de la lignée, à savoir Bodong Cholé Namgyel (1376-1451), Künga Drölchok (XVIème), Tārānātha (1575-1635), et Jamgön Kongtrül Lodrö Thayé (1813-1899). Cela impliquerait que ce qui permettait de se libérer du saṃsāra au XIIème, et bien avant, n'était plus considéré suffisant les siècles d’après. Il y aurait comme une inflation spirituelle.

Ceux qui considèrent les hagiographies (ou autobiographies comme celle de Rigongpa) comme des documents historiques, qui datent du temps même du maître concerné (permettant par la même occasion de dater toutes les transmissions qu’il aurait reçues[9]) auront à expliquer aussi comment p.e. un maître Shangpa tel que Mokchokpa (dans sa hagiographie) connaît déjà les noms de son successeur, de Rigongpa, etc.
After this life, I shall go to the Eastern Pure Land of Joy, Called Light Brilliance, where I'll attain enlightenment, And turn a little the wheel of mahayana Dharma. This Shangpa lineage will be continued by the great Wonton Kyergangpa, Himself an emanation of Avalokiteshvara. He will have a disciple of great renown, Sangye Nyenton Rigongpa, Whose disciple [Sangye Tönpa] will in turn continue the transmission and protect the lineage.[10]

***


[1]When the accomplishment of [destroying] the [five] impurities [is achieved], as well as the union of the two Bindus, then one should know the body to be perfected (kāyasiddhi) [siddhaṃ tadā vijānīyāt kāyaṃ] and endowed with all good qualities. [Such a Siddha] is free from cold, heat, thirst, fear, desire and greed. He has crossed over the ocean of anxiety, disease, fever, suffering and grief”. Amṛtasiddhi, Chapter 24, the Inquiry into the Perfection of the Body, Szántó Péter-Dániel, Mallinson James

[2] The Attainment of Immortality, From Nathas in India to Buddhists in Tibet.

[3] The Amṛtasiddhi: Haṭhayoga’s Tantric Buddhist Source Text.

[4] Szántó Péter-Dániel, Mallinson James, The Amṛtasiddhi and Amṛtasiddhimūla, The Earliest Texts of the Hathayoga Tradition, Institut français de Pondichéry, 2022.

[5]This work they carried out by themselves, without the aid of Tibetan co-translators, suggesting that they each spent a period of years in Tibet regions sufficient enough to learn Tibetan.” Kurtis Schaeffer.

[6] Gene Smith, Studies in Indian and Tibetan Buddhism, Among Tibetan Texts, History and Literature of the Himalayan Plateau, Wisdom Publications 2001, p. 283, note 126

Dating the early Shangs pa masters is a complicated problem of which Tibetan historians were well aware. 'Gos Lo tsa ba speculated (Roerich [1949], p. 746, that Rmog lcog pa was a contemporary of Phag mo gru pa (1110-70), Skyer sgang pa of 'Bri gung 'Jig rten mgon po (1143-1217), Sangs rgyas Gnyan ston of Spyan snga (1175-1255), and Sangs rgyas ston pa of Yang dgon pa (1213-58).”

[7] Voici le passage sur le yogi indien Dur khrod pa, peut-être Sosānika (Charnel Ground Dweller) en sanskrit. Selon Schaeffer, il pourrait s’agir du yogi indien Eṇadeva, à qui l’épithète dur khrod pa est attribué dans deux colophons de traductions de texte attribués à Virūpa.

“de nas shu lo spang khar phyin nas da yang na shi ba gcig dang / yang na gegs 'di sel nas sangs rgyas pa gcig la gtad dgos snyam nas lo gsum mtshams dam po byas nas bsgrubs pas/ de dus nyin gcig ldang snying 'dod nas bltas pas/ rnal 'byor pa gcig byung nas/ khyod ga nas 'ong / bla ma su yin ci shes byas pas/ nga rgya gar nas 'ong / bla ma dur khrod pa bya ba yin/ 'chi med kyi 'khrul 'khor shes zer/ 'o na gdams ngag de zhu dgos byas pas/ 'di rgyal po'i chos yin/ longs spyod chen po dgos zer/ 'khrul 'khor re la tshogs 'khor bzang ba re dang gser srang re/ gos chen yug re dgos zer nas/ chos de cha rkyen gyis mi lcog pa 'dug pas mi zhu snyam tsa na/ khams pa'i slob ma mang po yod pas khong rnams na re/ slob dpon rang zhus cha rkyen gang dgos nged kyis bsgrub kyis zer/ 'chi med 'khrul 'khor zhus pa'i nub mo nas sngar gyi gegs rnams rang dag la song / de nas zla ba bdun nas 'chi med 'khrul 'khor tshar bar mdzad nas/ khyod rang cha rkyen rnams tshogs par gyis/ ngas lha sa bskor nas 'ong gis gsungs nas lha sar bzhud/ yar la 'khor ba dang gser g.yu dang dar zab mang po phul bas nga la longs spyod kyis dgos pa med/ khyod dam tshig dang ldan mi ldan bltas pa yin/ nga'i bla ma dur khrod nag po des rdzu 'phrul gyis nang khod rgyud gsum du lan gcig byon pas snod ldan mi 'dug gsungs nas rgya gar du tshur byon pa yin/ nga la bla ma'i zhal nas kha rag shar phyogs su phyin pa na gdul bya 'di lta bu zhig yod pa de la 'chi med kyi gdams pa 'di rnams ston cig gsungs nas/ bla ma dur khrod nag pos lung bstan byung bas/ rgya gar nas 'dir khyod la chos sgo skyel du yong pa yin gsungs nas 'bul ba gcig kyang ma bzhes par bzhud do/”

[8]Sangs rgyas ston pa also lists a Dur khrod pa in an Amṛtasiddhi lineage after Virūpa and Gnyan ston.” Dans une note “See his ‘Chi med grub pa’i ‘khrul ‘khor, especially p. 294.1–.2 where he gives a lineage beginning with Virūpa and including Dur khrod nag po and Gnyan ston.” Cela situerait la première mention dans le XIIIème siècle.

[9]The earliest roughly datable mention of any Amṛtasiddhi teaching (though not explicitly associated with Virūpa) is found in the autobiography of the Tibetan master Gnyan Ston Chos kyi shes rab (1175–1255) of the Shangs pa Bka’ brgyud lineage.” Kurtis Schaeffer

[10] Nicole Riggs, Like An Illusion, Lives of the Shangpa Kagyu Masters, Dharma Cloud 2000).pdf

nga 'di nas shar phyogs mngon dga'i zhing khams 'od 'phro ba can zhes bya bar sangs rgyas nas/ theg chen 'ba' zhig gi chos kyi 'khor lo bskor bar 'gyur ro// nga'i slob ma yang slob brgyud 'dzin thams cad zhing khams 'od 'phro ba can na gsol ba thob cig/ sangs rgyas kyi zhing khams rnam par dag pa der skye bar 'gyur ro/

bla ma shangs pa'i chos brgyud 'di nyid dbon ston skyer sgang pa thugs rje chen po'i sprul pa de nyid dang / de nyid kyi slob ma sangs rgyas gnyan ston du grags pa de nyid dang / de'i slob ma yang slob brgyud pa dang bcas pas mthar 'dzin skyong byed cing dar bar 'gyur ro zhes gsungs so/

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