dimanche 24 septembre 2023

De la promiscuité chez les siddhas...

"Padampa Sanggye, detail of Manjushri with Mahasiddhas, in the bottom center of Manjushri’s dhoti, standing for the transmission of the highest esoteric teachings to Tibet; Sumtsek Temple; Alchi, Ladakh, India; photograph by Jaroslav Poncar" Christian Luczanits

Un ācārya noir[1] peut en cacher un autre, une dame blanche aussi. Cela se passe dans la lignée Shangpa, où la ḍākinī Sukhasiddhi est celle qui apparut en vision aux détenteurs, ou dans leurs rêves, pour transmettre des instructions qui remonteraient à Virūpa, le père du yoga de la non-mort de l’Amṛtasiddhi (l’AS).

Comme nous l’avons vu, ce yoga (nātha-śaiva-bauddha), peut-être à la base du haṭhayoga, était initialement plutôt destiné à des célibataires, orienté vers un seul objectif : la libération (mokṣa), n’était pas associé à une pratique de yogatantra supérieur (svādhiṣṭhanena yogena[2]), ni aux quatre initiations. Le maître était celui qui vous aidait à vous libérer, mais n’était pas l’objet d’un culte (guruyoga) particulier. Le yoga de Virūpa allait devenir central dans le bouddhisme tibétain, donner lieu à des pratiques spin-off (transfert de la conscience, gCod, …), et être rapidement intégrée dans le vajrayāna. N’étant pas associé à un yogatantra supérieur, il n’utilisait pas la karmamudrā à l’aide d’une mudrā. Il n’y avait d’ailleurs ni même des cakra, ce sont les quatre éléments qui sont percés/détruits (vedha). Tous ces développements et intégrations dans le bouddhisme ésotérique continuaient néanmoins à être attribués au même “Virūpa”.

Dans une pratique intitulé la “Pratique secrète de Sukhasiddhi au centre du nombril” (Su kha sid+d+hi'i gsang sgrub lte ba sprul 'khor), se trouve un passage (“name dropping”) intéressant qui fait allusion à des liens entre dieux, déesses, siddha et ḍākinī. L’essentiel du yoga du non-mort de Virūpa se passe au nombril, où réside la “Déesse du centre” (madhyamā, māhavidyā[3]), au centre du Mont Meru, à la fois à l’origine de la création, et destructrice de l’ignorance (2.4), que certains appellent Avadhūti, Śmaśāna (le charnier), ou encore Suṣumna et Sarasvatī. Jusqu’ici, nous sommes toujours dans le cadre du yoga d'origine.

Il semble y avoir un certain transfert iconographique entre cette “Déesse du centre”, représentée de façon anthropomorphe en Sarasvatī, ou plus tard en “Sukhasiddhi”. La tradition tibétaine (Shangpa) raconte le lien entre Virūpa et Sukhasiddhi (Su kha sid+d+hi bde ba'i dngos grub kyi lo rgyus). On y apprend que l’omphalopsychien Virūpa, qui s’appela aussi “Avadhūtipa” vécut à Oḍḍiyāna avec sa mudrā “Avadhūtima[4]”. “Virūpa” n’est donc plus le yogi célibataire de l’AS, et pratique désormais la karmamudrā yogatantrique supérieur. Les noms qui leur sont donnés rendent compte de leur intérêt partagé pour l’avadhūti, le canal médian. L’hagiographie raconte comment Sukhasiddhi s’étant enfuie à Oḍḍiyāna, rencontre le couple en leur vendant de l’alcool. Virūpa décide de la prendre comme son disciple.
Le jour même, Virūpa lui conféra au complet les quatre initiations de la pratique secrète au chakra du nombril, et lui enseigna les phases de création et d’achèvement avec la pratique secrète, et aussi l’activité de contrôle [magnétique, dbang gi phrin las[5]]. Ce jour même elle devint une ḍākinī de sagesse.[6]
Et, toujours selon son hagiographie, c’est en tant que ḍākinī de sagesse qu’elle apparut aux maîtres détenteurs de la lignée Shangpa, en transmettant les instructions reçues de Virūpa, et en servant “d’épouse secrète” (gsang yum) à Khyungpo Neljor[7]. Ce n’est pourtant qu’à la septième génération (Sangyé Tönpa XIIIème) que la pratique pouvait être librement répandue (astuce hagiographique).

Dans les différentes versions de la "Pratique secrète au chakra du nombril” on trouve quelques variantes intéressantes. Des versions quelque peu plus rudimentaires, et des élaborations sans doute ultérieures. Celle de Su kha sid+d+hi'i zhal gdams gsang sgrub lte ba sprul 'khor bde gsal 'od 'bar attribué à Sangyé Nyentön semble correspondre à l’hagiographie de Sukhasiddhi. La pratique de “Virūpa”, y est déjà encadrée dans un yogatantra supérieur (Hevajra). Ce texte se divise en six parties : 1. le quadruple initiation 2. Instructions orales relatives à l’Introduction (ngo sprod) 3. Instructions orales relatives à la pratique (sādhana) de Sukhasiddhi et 4. Pratique ésotérique du nirmāṇacakra du nombril. 5. [Notes sur la pratique de Rapprochement (nyer sgrub)] 6. Instructions de la Ḍākīṇī Sukhasiddhi données à gNyan ston Dharmaprajñā, et intitulées Les Instructions des trois Pieux.

C’est dans le sādhana (3.) que se trouvent les informations qui nous intéressent ici.
Après avoir fait la pratique de la génération de soi en tant que la divinité (tib. bdag bskyed), je visualise instantanément le canal médian de la Dame vénérée[8]. Au centre [du canal], j'imagine un lotus à quatre pétales, celui de devant bleu clair, celui à droite rouge, celui de derrière blanc, celui à gauche jaune. Sur le pétale blanc du centre j'imagine un A blanc[9]. J'imagine tous les bouddhas et bodhisattvas dans le ciel en face de moi. Devant ceux-là, j'imagine la syllabe HŪṂ, qui se transforme en Virūpa indifférencié de Hevajra. A sa gauche, la syllabe HAṂ se transforme en Sukhasiddhi indifférenciée de Nairātmya. J'imagine que le sommet de ma propre tête est touché par la flûte (skt. vaṁsaḥ) en bambou (tib. sba=spa) que tient Dampa l'Indien. J'imagine que mon maître est assis devant Dampa. Je scelle [la visualisation] en répétant trois fois HŪṂ pour Seigneur Virūpa et HAṂ pour Sukhamasiddhi. Du cœur de tous les bouddhas et bodhisattvas, et plus particulièrement du cœur de Virūpa, de Sukhamasiddhi et de Dampa, des OṂ ĀḤ HŪṂ, tels des fils de perles descendent par la flûte en bambou de Dampa, passent par [mon] orifice de brahmā et se fondent graduellement dans les quatre syllabes, en réduisant la force des voeux endommagés (tib. nyams chag). Imaginant cela, je prends refuge en le maître, la divinité et les ḍākinī.[10]
Ce passage montre les associations suivantes :
Hevajra > Virūpa/Avadhūtipa > Dampa Sangyé
Nairātmyā > Nairātmyā/Avadhūtima > Sukhasiddhi
Hevajra et Nairātmyā sont des divinités yogatantriques. Virūpa est un mahāsiddha (à l’origine des instructions de la lignée Sakyapa, parmi lesquelles de nombreux textes “gris”[11]), que l’on voit ici en train de pratiquer Hevajra. Dampa Sangyé est comme Virūpa un “ācārya noir” (slob dpon nag po), itinérant. Le Dampa Sangyé du Zhi byed n’est pas celui du gCod de Machig Labdrön. Son disciple direct Dampa rMa en est encore à la pratique pneumatique.

Virūpa, Nairātmya, Hevajra, Kurukulla, si je ne me trompe...  (Himalayan Art 98222)  

Dans la pratique ci-dessus, la syllabe Hūṃ se transforme en Virūpa indifférencié de Hevajra, et la syllabe Haṃ en Sukhasiddhi indifférenciée de Nairātmya. Pour transférer la grâce du triple corps, c’est “Dampa l’Indien” qui intervient, tenant une flûte, faite en bambou. Le nectar de grâce passe d’abord par Dampa, qui place sa flûte au sommet de la tête du sādhaka, à l’ouverture de son canal médian.
des OṂ ĀḤ HŪṂ, tels des fils de perles descendent par la flûte en bambou de Dampa, passent par [mon] orifice de brahmā et se fondent graduellement dans les quatre syllabes, en réduisant la force des voeux endommagés (tib. nyams chag).”
Les quatres syllabes, sur les quatre pétales du lotus au centre du “canal médian de la Dame vénérée”. Ce que purifiait la pratique du Virūpa de l’AS, c’étaient les quatre éléments. Ici, les quatre syllabes sont Ha, Ri, Ni et Sa, correspondant souvent aux ḍākinī de l’entourage de la déesse centrale. Le nectar descendant purifie les manquements aux voeux samaya. La jonction tantrique est désormais chose faite.

Les trois canaux sont généralement une représentation schématique de la pensée radieuse (sattva chez les non-bouddhistes), les deux autre canaux représentent ce qui empêche la pensée radieuse de radier parfaitement : affects (kleśa) ou représentations (vikalpa) d’un point de vue bouddhiste, et toutes leurs correspondances et équivalents pneumatiques, alchimiques, kāyasiddhiques etc. En alchimie, transposé en un bindu, empêtré dans une alliance avec le bīja et le rajas.

Le Virūpa de l’AS, certain de l'efficacité de sa méthode, ne s’encombre pas d’un état intermédiaire, et de toutes les astuces pour éviter une naissance malheureuse, etc., y compris pour aller dans des terres pures. Il est un yogi, pas un prêtre ou un chamane. Il laisse les oeuvres morales et pastorales[12] à d’autres, et va droit au but.

Il est évident cependant qu’une des applications du yoga de Virūpa fut l’évolution de la pratique dite du “transfert” (de la conscience, ‘pho ba), avec tous ses produits dérivés (Bardo).

Dampa Sangyé, jouant de la flûte sans flûte ?
Saspol Cave 2 Photo : Robert Linrothe (de magnifiques photos)

Dans la pratique gSang sgrub lte ba sprul 'khor, la flûte se trouve entre les mains de Dampa l’Indien, mais dans d’autres versions[13] c’est Virūpa qui tiendrait la flûte en bambou[14], qui pourrait symboliser le canal médian. A voir éventuellement le nombre de trous, et leurs correspondances. Ching Hsuan Mei observe : “ In addition, the flute of Birvaba also reminds us of Indian Lord Shiva. Certain features of Indian tantric training are visible here.” Ou la flûte (bansuri) de Kṛṣṇa.

Notre Dampa, tout en bas. Manjushri with Mahasiddhas, Sumtsek Temple, Alchi,
Ladakh, ca. 1220, photo Jaroslav Poncar, Christian Luczanits

Pour un blog sur la flûte de Dampa, voir Dan Martin, Alchi Padampa's Meaning: A New Light to Shine on it (19/02/2021)

***

[1]slob dpon nag po bir wa pa” dans Su kha sid+d+hi'i gsang sgrub lte ba sprul 'khor

[2](8.9) He who tries to control Mind by means of self-empowering yoga (svādhiṣṭhanena yogena) deludedly chews a rock and, thirsty, drinks the sky.”

Ce qui est contraire à l’instruction “bdag la byin gyis brlabs par bsgom/” de la visualisation dans la pratique de Sukhasidhi.

[3] eṣā devī mahāvidyā devānāmapi durlabhā | sarveṣāṃ jananī proktā ajñānasya kṣayaṃkarī || 2.4

[4] Peut-être s’agit-il de Nairātmyā, puisqu’elle est la Yum de Hevajra.

Dans l'AS :

(2.1) Activity takes place all around [Mount] Meru. A peerless pathway called the Goddess of the Centre (madhyā) is located entirely inside [Mount] Meru.
(2) It has two sacred doors, in its upper and lower parts. The splitting of the lower door happens spontaneously during [pro]creation and death.
(3) Those fortunate ones on earth who have knowledge, vigour and great strength enter by way of the door of [pro]creation and proceed to the door of liberation.
(4) This goddess, the great knowledge (mahāvidyā)," is hard for even the gods to obtain. She is said to be the creator of all [beings] [and] the destroyer of ignorance [ajnanasyā).
(5) All the mighty goddesses are located at her door of [pro]creation. The lord, with parts (sakalaḥ) and whole (niṣkalaḥ), is situated at the door of liberation.
(6) Some call [her] the place of Avadhūti, Śmaśāna (the cremation ground) and the Great Pathway; some call her the Substrate (ādhārām), Suṣumnā and Sarasvatī."  

[5] Expliqué dans Su kha sid+d+hi'i zhal gdamsLa magnétisation. Tous les objets de la pratique sont capturés par la lumière du A et se fondent dans les syllabes et le lotus, rejetant avec force toute envie et attachement.

[6] Hagiographies de Nigouma et Soukhasiddhi, p. 60,61 éd. Yogi Ling.

[7] Hagiographies de Nigouma et Soukhasiddhi, p. 63 éd. Yogi Ling.

[8] Il n’est pas spécifié de quelle rje btsun ma il s’agit.

[9] Ici, les syllabes ne sont pas mentionnées. Dans la pratique secrète ci-après : de yang mdun gyi 'dab ma sngo skya/_g.yas kyi dmar po/_rgyab kyi dkar po/_g.yon gyi ser po/_dbyibs dang kha dog gsal bar bsgom/_dbus kyi lte ba la a dkar po 'od 'phro ba gcig bsam/_mdun gyi 'dab ma la ha sngo skya/_g.yas su ri dmar po/_rgyab tu ni dkar po/_de'i 'og tu sa ser po/_de rnams gsal bar bsgoms la

[10] Ma traduction de ce passage

Rang skad cig gis rje btsun mar bskyed pa'i rtsa dbu ma gsal gdab/ de'i lte bar pad+ma 'dab bzhi la/ mdun sngo skya/ g.yas dmar/_rgyab dkar/ g.yon ser po bsam/_dbus kyi lte ba dkar po la a dkar po bsam/ de nas mdun gyi nam mkha' la sangs rgyas dang byang chub sems dpa' thams cad bsam/ de'i mdun du hU~M las dgyes mdzad dang bir wa pa tha dad med par bsgom/ de'i g.yon du haM las bdag med ma dang su kha sid+d+hi tha dad med par bsgom/ rang gi spyi bor dam pa phyag na sba'i gling bu rtsa dbu ma la reg ge ba bsnams pa/ dam pa'i mdun du bla ma bzhugs par bsam nas/ rje btsun bir wa pa hU~M/ su kha ma sid+d+hi haM/ zhes gsol ba lan gsum btab pas/ sangs rgyas dang byang sems thams cad dang / khyad par bir wa pa dang / su kha ma sid+d+hi dam pa gsum gyi thugs ka nas oM AHhU~M mu tig star la brgyus pa bzhin du dam pa'i sba'i gling bu'i nang na mar song /_rtsa dbu ma brgyud nas yi ge bzhi la sib sib thim pas/ nyams chag nus pa smad par bsgoms nas/ bla ma yi dam mkha' 'gro gsum la skyabs su mchi'o/ Extrait de Su kha sid+d+hi'i zhal gdams

[11] Tibetan Renaissance, Ronald Davidson, 2005. Also : The Body Mandala Debate: Knowing the Body through a Network of Fifteenth-Century Tibetan Buddhist Texts, Dachille, Rae Erin, 2015
" Tantric texts, in particular, often defy clear classification and inhabit grey areas. Davidson has coined the term “grey text” to refer to tantric texts regarded as the work of Indian masters in collaboration with their Tibetan disciples and translators.419 Some of these “grey texts” were transmitted orally from master to disciple for generations before being written down. Tantric teachings focused on a particular deity like Cakrasaµvara or Hevajra, deities whose qualities and worship may take a very particular form (potentially sexual or violent in nature), may be further stratified on a scale of esotericism and profundity. Only more advanced practitioners may be deemed capable to engage with the more ‘profound’ texts and their associated ritual practices." 

[12](4.6) By recognising the equinox in their own bodies, yogis full of vigour as a result of practice may easily perform yogic suicide (utkrāntim) when death is imminent (kālayogena).

Comparer avec Yogavāsiṣṭha de Valmiki 6.14.18 :

utkrāntiṃ kurvato merorbrahmanāḍyeva nirgatam | mūrdhānamāgataṃ kāntaṃ vāḍavaṃ jaṭharānalam || 18 ||

The flame of fire proceeding from its crater, and emitted through the crevice on its top, seemed as the culinary fire of the Yogi, carried up from his bowels to the cranium in Yoga.”
English translation by Vihari-Lala Mitra (1891)

The mountain was radiant, comparable to the lustre of the yogi who through the practice of of yoga has ‘opened’ the nāḍī known as suṣumna (it is also known as Meru). The peak reached right up to Heaven.” Vasisttha’s Yoga, Swami Venkatesananda, p. 346

Voir aussi Receuillement dans l’élément igné (29/05/2021)

[13] A moins qu’il ne s’agisse d’une erreur de traduction…

Then imagine Birvaba (Sukhasiddhi’s direct guru), who is indivisible from Hevajra, appears in the sky companied by immeasurable Buddhas and Bodhisattvas. Subsequently three syllables Oṃ Āḥ Hūṃ flow out from the flute held in Birvaba’s hand as a stream of pearl beads. The stream of syllables penetrates through the yogi’s cranial aperture on the crown, which goes down till the navel and dissolves into syllable A that exists in the centre of the envisioned lotus.” The Development of 'Pho ba Liturgy in Medieval Tibet, Mei, Ching Hsuan, Bonn 2009, p. 86

[14] Le bois qui sert d’axe (srog shing) dans un stūpa est généralement du genévrier.

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