mardi 26 septembre 2023

Des transmigrants prenant en main leur transmigration

Virūpa figurant comme source de la pratique de Yamāntaka rouge en haut de la thanka (XVIIème, Museum of Fine Arts, Boston). Une vendeuse d’alcool (la future Sukhasiddhi) lui sert de l’alcool (HA87206).

Le Bouddha pāli, qui aurait proclamé à sa naissance “Ceci est ma dernière naissance", enseigna la fin de toute nouvelle existence (punarbhava, yang srid). Avec la brahmanisation du bouddhisme[1], l’idée d’un principe spirituel passant d’existence en existence, “se réincarnant” se répand dans le bouddhisme, en Inde comme ailleurs.

C’est au fond “la conscience” (vijñana), ou plus précisément la conscience mentale (manovijñana), qui passe d’une existence à une autre. Du maraṇabhava (existence au moment de la mort) à l’antarābhava (existence intermédiaire), à la nouvelle existence (punarbhava), dont la "pensée naissante" (upapatticitta) est la première manifestation, toutefois “souillée d’avance de toutes les passions (kleśa) de la sphère où elle se réincarne[2]. Cette conscience qui transmigre (‘pho ba) d’existence en existence, servira en même temps d’embryon du futur Bouddha (tathāgatagarbha), que tout être pourra devenir un beau jour, en cessant d’être un être.

La transmigration/le transfert (‘pho ba) est généralement subi, mais le Yogācāra et sa “science de l’esprit”, et le bouddhisme ésotérique par la suite, développera des méthodes permettant à l’adepte d’avoir une maîtrise partielle ou totale de son transfert, voire de sa libération définitive (mokṣa). Pour ce qui suit, je m’appuie aussi sur la thèse de Ching Hsuan Mei (2009)[3].

Il y a des traductions chinoises du VIème et du VIIIème siècle (par Bodhiruci, Buddhaśānta et Yi jing) de deux sūtra “idéalistes” traitant de la transmigration (‘pho ba) passive. Ces sūtra ont également été traduits en tibétain (Jinamitra, Dānaśīla and Ye shes sde) et ont pour titre 1. 'Phags pa srid pa 'pho ba zhes bya ba theg pa chen po'i mdo (Ārya-bhavanasaṃkrānti-nāma-mahāyāna-sūtra)[4] et 2. Tshe 'pho ba ji ltar 'gyur ba zhus pa’i mdo (Āyupattiyathākāraparipṛcchā-sūtra). Ils sont “idéalistes” car ils mettent sur le même plan le corps physique et le corps mental, le premier étant le produit du deuxième. Rien ne peut être transféré d’une existence à une autre hormis le karma. Dans la série de la pensée (sems kyi rgyud), en transmigrant de ce monde au monde suivant, la fin d’un moment de conscience (vijñana) est appelée “mort” et l’apparition du moment de conscience suivante “naissance”. Mais la conscience précédente ne va nulle part, et la conscience suivante ne vient de nulle part. Parce qu’elles n’ont pas d’essence.

Rakta Yamari / Yamāntaka rouge (détail HA87206).

Hormis la “transmigration maîtrisée” par le biais de la pratique du triple entraînement (triśikṣā), ou par des méditations (“mentales”) spécifiques, une des “premières” méthodes tantriques du bouddhisme indo-tibétain fait appel à Yamāntaka (gshin rje gshed), aspect courroucé de Mañjuśrī psychopompe. Yamāntaka ("le destructeur du Seigneur de la mort") est la réponse, l’intégration et l’adaptation bouddhiste ésotérique au culte de Yama, au XI-XIIème siècle

L'auteur présumé du texte ci-dessous : Brahmane Peldzin/Śrīdhara  (détail HA87206).

Une des pratiques (Rang gi sems gong du 'pho ba’i man ngag byin rlabs dang bcas pa, pas de mention du titre Indique[5]) centrées sur Yamāntaka rouge (Rakta Yamari[6]), explique une pratique de transfert actif, avec un examen des signes de mort imminente basé sur la disparition graduelle des énergies (pneuma), et une pratique inversée de yantra ('khrul 'khor bzlog ste bya ba ni). Au moment opportun, la conscience est expédiée (‘pho ba)[7]. Le futur transmigrant renonce à tout, et fait offrande et don, à la divinité, au guru, aux six classes d’êtres. Il doit s’abstenir de tout attachement au corps. Il remémore sans cesse la divinité, et ne pense qu’au guru. Il imagine Yamāntaka rouge au sommet de sa tête. A partir du Hūṃ au centre du coeur, et toutes les orifices ayant été fermées, il expédie le Hūṃ, qui est le support de la pensée (citta). Celui-ci rejoint le Hūṃ dans le coeur du guru. En cas de désir (‘dod tshe), pas de remontée pneumatique (‘og tu mi dgug), ou bien il ferme toutes les autres orifices. Les deux canaux sont fermés par les syllabes d’upāya-prajñā. Au centre du coeur, dans le canal médian, il y a une demie-lune et Hūṃ. Le Hūṃ du dessus est expédié tel un météore par le pneuma entrant [dans le canal médian]. Ou bien, le yogi transfère [la conscience] par la lumière ('od kyis). Après avoir fait le yantra du tir à l’arc, le Hūṃ sur la lune dans le canal médian au niveau du nombril, va fermer l’ouverture au-dessus du coeur au centre. Par la syllabe de la force (pneumatique), la pensée (citta) est entraînée, et expédiée dans le coeur de la divinité [Yamāntaka rouge] et s’y mélange (bsre). Si le yogi souhaite (re)naître dans d’autres lieux, il utilise les trois syllabes [respectives] et il y expédie [la conscience][8]. Ou bien encore, un yogi sans élaboration (aprapañca), à partir de la vacuité de la diversité, expédie [sa conscience] dans la sphère lumineuse ('od gsal ngang du). C’est la mahāmudrā[9].

Cette transmission descendrait d’un “Virūpa” plus réconciliant, davantage brahmane. Les bases du transfert (‘pho ba) sont bien présentes dans cette pratique, y compris les transferts de type dharmakāya, saṃbhogakāya et nirmāṇakāya, mais de quand ce texte date-t-il réellement ?

***

[1] Voir Interpreting "Brahmanization" in the Indian Buddhist Monastery with J. Z. Smith, Nicholas Witkowski, dans Thinking with J.Z . Smith

[2] La Vallée-Poussin - Bouddhisme, études et matériaux, p. 30.

[3] The Development of 'Pho ba Liturgy in Medieval Tibet, Mei, Ching Hsuan, Bonn 2009, p. 86

[4] rgyal ba chen po rnam par shes pa dang po de ‘gags ma thag tu gang la rnam par smin pa myong bar gyur ba mngon pa de dang skal ba ‘dra ba’i sems kyi rgyud 'byung ngo*// rgyal po chen po de la chos gang yang*/ 'jig rten 'di nas 'jig rten pha rol tu 'pho ba yang med la ‘chi ‘pho dang skye bar mngon pa yang yod de/ de ni ‘chi ‘pho zhes bya/ gang rnam par shes pa dang po 'byung ba de ni skye ba zhes bya'o// rgyal po chen po rnam par shes pa tha ma ‘gag pa’i tshe yang gang du yang mi ‘gro/ rnam par shes pa dang po skye ba’i char gtogs pa ‘byung ba’i tshe yang gang nas kyang mi ‘ong ngo// de ci’i phyir zhe na/ ngo bo nyid dang bral ba’i phyir ro//

[5] Le texte a été composé par le brahmane dPal ‘dzin, représenté avec une tête de buffle…

[6] Virūpa fait partie de la transmission. “The Main Indian Lineage: Vajradhara, Manjushri Yamari, Jnanadakini, mahasiddha Virupa, Dombi Heruka, Viratipa, Matigarbha, Gambhiramati, Vajrasana Ashokashri, Nishkalangka Devi, Revendra Prabha, Chag Lotsawa Choje Pal (the first Tibetan in the lineage), etc. There were many lineages of Rakta Yamari to enter Tibet and most are traced back to the mahasiddha Virupa.” Himalayan Art

[7] Le passage en Wylie au complet :

dpal ldan gshin rje gshed dmar po//
dmigs pa'i spyi bor bsgom//
dbu ma gnyis ni sprad byas la//
snying dbus hU~M las sgo rnams bkag/
sems rten hUM ni yar 'phangs te//
bla ma'i hUM ni snying gar bsdu//
'dod tshe 'og tu mi dgug go//
yang na sgo gzhan bkag rjes la//
rtsa gnyis thabs shes yi ges dgag/
snying dbus dbu mar zla gam hU~M//
de steng hU~M ni skar mda' ltar//
'jug pa'i rlung dang sbyar bar bya//
yang na 'od kyis 'pho ba ste//
gzhu dbyibs 'khrul 'khor byas rjes su//
lte bar rlung bcas zla bar hU~M//
snying dbus gong bus bu ga dgag/
stobs kyi yi ges sems drangs nas//
lha yi thugs kar 'phongs te bsre//
gnas gzhan gang du skye 'dod par//
yi ge gsum gyis drangs te 'phang so//
yang na spros med rnal 'byor pa//
sna tshogs stong pa'i gzugs 'di las//
'od gsal ngang du 'pho ba ste//
phyag rgya chen po nyid 'gyur ro/

[8]The [processes of] visualisation are: visualising the light-blue [syllable] Nri for human, the white Āḥ for god, the green Su for Asura, the dark-red Tri for animal, the light-green Phre for hungry ghosts and the smoked colour Du for the hell beings. [When] the nature of awareness [is] illuminated as such, the transference [will be] done.” Passage extrait du terma Da' ka 'chi brod 'pho ba du Tertön Sangyé Lingpa (1340–1396), traduit en anglais en entier par Ching Hsuan Mei.

[9] yang na spros med rnal 'byor pa/ sna tshogs stong pa'i gzugs nyid las// 'od gsal ngang du 'pho ba ste// phyag rgya chen po nyid 'gyur ro/

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