Wisdom, Empathy, and Compassion, illustration du site web de Bob Thurman, Shantideva's Gifts to the World |
-- Le billet ci-dessous va servir de fond et de cadre pour des blogs sur des sujet annexes, et comme une des grilles de lecture possibles dans les billets à venir de ce blog (article fait avec l’aide de Notebook LM, Gemini et Claude.ai) --
De la quête du salut à la captation de l'attention : comment l'individualisme contemporain transforme notre rapport au monde et à nous-mêmes. Cet essai explore l'évolution des formes d'individualisme, depuis leurs racines religieuses jusqu'à leurs manifestations dans le capitalisme numérique. À travers l'analyse de la pensée positive et des mécanismes attentionnels, nous examinerons comment le néolibéralisme instrumentalise ces héritages pour créer de nouvelles formes de contrôle social, tout en proposant des voies de résistance collective.
Origines religieuses du salut individuel
L'idée d'un salut individuel, qui marque une rupture avec les conceptions collectives du bien-être spirituel, trouve ses racines dans diverses traditions religieuses et philosophiques. Dans les sociétés traditionnelles, le salut était souvent une affaire collective, où le destin de l'individu était inextricablement lié à celui de sa communauté. Le bouddhisme est souvent présenté comme une rupture avec la société sacrificielle brahmaniste, bien que des tendances individualistes existaient également au sein du brahmanisme. Cette tension entre le collectif et l'individuel est un fil conducteur important pour comprendre l'évolution des idées religieuses et spirituelles.
Initialement le bouddhisme semble mettre l'accent sur la responsabilité individuelle dans la quête de l'éveil et la cessation de la souffrance. La pratique personnelle de la méditation, de la discipline éthique et de la compréhension des enseignements devient primordiale, et non l'exécution de rites externes. Cette responsabilité individuelle face au salut a contribué à l'idée que l'individu est responsable de son propre succès, tant spirituel que matériel. En plus du salut, les traditions religieuses théorisent sur les raisons du "non-salut" (tare), la chute, le péché originel, le karma, l'ignorance, le démérite, la non-gnose, l'endettement, la culpabilité...
Cette dynamique d'intériorisation se retrouve au sein même du christianisme occidental qui a connu ses propres transformations vers une spiritualité plus personnelle : la mystique chrétienne, la mystique rhénane de Maître Eckhart, le quiétisme, la devotio moderna, jusqu'au piétisme protestant ont progressivement déplacé l'accent des rites collectifs vers l'expérience spirituelle individuelle. Ce mouvement s'est enrichi plus tard par la redécouverte et la réinterprétation des pratiques orientales - yoga, zen, méditation, tantra - dans une perspective d'épanouissement personnel, contribuant à une nouvelle forme de quête spirituelle individualisée.
De la quête spirituelle à la recherche de soi marchande
La sécularisation progressive des sociétés occidentales n'a pas fait disparaître cette quête du salut individuel, mais l'a plutôt transformée. Le désenchantement du monde décrit par Max Weber s'est accompagné d'un transfert des aspirations spirituelles vers des formes plus matérielles et mesurables de réalisation personnelle. L'éthique protestante, en valorisant le succès individuel comme signe d'élection divine, a paradoxalement préparé le terrain pour une conception entièrement sécularisée du salut, où la réussite personnelle devient une fin en soi.
Dans ce processus historique, l'individu s'éloigne progressivement des normes, significations et règles traditionnelles, et sa pratique s'intériorise. Dans la société moderne, la tendance individualiste se poursuit. Les individus ressentent le droit et l'obligation de choisir leurs propres vies, marquant un tournant par rapport aux générations précédentes. Dans l'ère néolibérale, les structures traditionnelles d'autorité s'effondrent, "l'entrepreneur de soi-même" émerge (Zuboff, 2019, p.45), les relations sociales deviennent une marchandise (Lasch, 1979), le rapport au temps et à l'espace se transforme. L'individualisation implique une plus grande autonomie et une capacité à se déterminer soi-même, tout en pouvant conduire à un isolement et à une déresponsabilisation face aux enjeux collectifs.
Cette quête historique d'un salut unifié trouve aujourd'hui son prolongement dans une offre fragmentée de services numériques. Si les traditions religieuses proposaient un chemin cohérent vers le salut, les plateformes numériques déconstruisent cette quête en modules distincts et personnalisables - bien-être, productivité, développement personnel, méditation guidée, coaching en ligne. Cette modularisation du salut, présentée comme une liberté de choix, transforme profondément notre rapport à nous-mêmes et au collectif.
La recherche de soi en modules
L'automatisation et la numérisation, en perturbant les interactions sociales et la formation de l'identité collective, ont intensifié une dynamique où l'expérience individuelle est fragmentée et réduite à des données manipulables[1]. L'attention est devenue la ressource rare par excellence de notre époque (Wu, 2016), qui transforme l'attention en capital, développe des technologies de “capture attentionnelle”, crée une nouvelle forme de “prolétariat cognitif” (avoir accès, ou ne pas l’avoir), établissant ainsi de nouvelles formes de domination basées sur le “nudge” et “la modulation” (tuning) plutôt que “la discipline” (coercition), donnant l’apparence de respecter les libertés individuelles. La modulation est un système de contrôle social dans lequel des algorithmes, et pas seulement des "nudges", sont utilisés pour façonner les désirs, les émotions et les préférences des individus[2]. Si les désirs, les émotions et les préférences sont conformes, aucune coercition n’est nécessaire. Ce qui a l’air d’être le résultat d’un choix individuel peut être en grande partie “modulé”.
La modulation comme nouvelle forme de contrôle
Cette quête historique d'un salut unifié trouve aujourd'hui son prolongement dans une offre fragmentée de services numériques. Si les traditions religieuses proposaient un chemin cohérent vers le salut, les plateformes numériques déconstruisent cette quête en modules distincts et personnalisables - bien-être, productivité, développement personnel, méditation guidée, coaching en ligne. Cette modularisation du salut, présentée comme une liberté de choix, transforme profondément notre rapport à nous-mêmes et au collectif.
La captation d’une ressource rare et précieuse
Le néolibéralisme promeut un individualisme forcené (Lasch, 1979), où l'individu est perçu comme un entrepreneur de soi-même. Cette logique fragmente le lien social, détruit les solidarités traditionnelles et isole les individus. Si pendant longtemps cette destruction de l'État providence s'est faite sous couvert d'une rhétorique de l'efficacité et de la responsabilisation individuelle (newspeak néolibéral), nous assistons aujourd'hui à une phase plus agressive. Le populisme autoritaire contemporain, allié objectif du néolibéralisme, assume ouvertement le démantèlement des protections sociales tout en renforçant les fonctions régaliennes et répressives de l'État (police, justice, armée). Cette évolution marque un tournant : l'État n'est plus seulement désengagé au profit du marché, il devient activement un instrument de coercition au service des intérêts privés. Les individus sont alors moins enclins à s'engager collectivement et davantage concentrés sur leur survie individuelle, pendant que les médias, souvent détenus par ces mêmes intérêts économiques, déforment et fabriquent la réalité pour servir les objectifs du pouvoir.
Lorsque l'attention flottante est croisée avec d'autres formes d'attention (comme 'l'attention conjointe'), elle peut produire une "plus-value inter-attentionnelle", c'est-à-dire des sensibilités et des connaissances nouvelles, supérieures à la somme des savoirs apportés par chacun. À l'opposé de la logique marchande qui fragmente et monétise l'attention, cette approche crée des espaces de résistance où peuvent émerger des formes alternatives de relation à soi et aux autres.
Conclusion
Le parcours de l'individualisme, du salut religieux aux technologies numériques, révèle une constante tension entre émancipation et aliénation. Si la pensée positive et les technologies attentionnelles semblent offrir des voies de développement personnel, elles servent avant tout les mécanismes de contrôle et d'accumulation du capitalisme contemporain. La marchandisation systématique de nos aspirations les plus profondes - qu'elles soient spirituelles ou existentielles - n'est que le dernier avatar d'un système qui transforme toute quête de sens en opportunité de profit. Face à cette situation, l'attention flottante et les pratiques du care émergent comme des alternatives prometteuses, réintroduisant une dimension collective et politique dans notre rapport au monde. Ces pratiques ouvrent la voie à une forme d'individualité plus équilibrée, capable de résister aux sirènes du narcissisme numérique tout en cultivant une attention authentique à soi et aux autres.
Pour approfondir (titres au complet dans les notes):
Théorie fondamentale
1 Lasch, Christopher (1979). La Culture du narcissisme. Paris: Flammarion.
2 Citton, Yves (2014). Pour une écologie de l'attention. Paris: Seuil.
3 Zuboff, Shoshana (2019). The Age of Surveillance Capitalism. New York: Public Affairs
Technologies et attention
4 Alter, Adam (2017). Irresistible: The Rise of Addictive Technology and the Business of Keeping Us Hooked
5 Wu, Tim (2016). The Attention Merchants. New York: Knopf.
6 Morozov, Evgeny (2013). To Save Everything, Click Here. New York: Public Affairs.
7 Newport, Cal (2019). Digital Minimalism. New York: Portfolio.
Pensée positive et libéralisme
8 Neyrand, Gérard (2024). Critique de la pensée positive. Paris: Erès.
9 Ehrenreich, Barbara (2009), Bright-Sided. Metropolitan Books.
10 Stiegler, Bernard (2015). La Société automatique 1 : L'avenir du travail. Paris: Fayard
Care et collectif
11 Dardot, Pierre & Laval, Christian (2014). Commun. Paris: La Découverte.
12 Fraser, Nancy (2016). "Capitalism's Crisis of Care". Dissent.
13 Illich, Ivan (1973). La Convivialité. Paris: Seuil.
14 Rouvroy, Antoinette & Berns> Thomas (2013). "Gouvernementalité algorithmique et perspectives d'émancipation". Réseaux.
[1] "Pendant des millénaires, nous avons appris à prêter attention à des formes relevant de l’imaginaire (imagos, Gestalt, patterns) ; les nouveaux dispositifs numériques analysent ces formes en données discrètes (data, bits, digits), qui relèvent de logiques symboliques. Alors que les segmentations du continuum sensoriel (les couleurs de l’arc-en-ciel, les notes de la gamme musicale) étaient opérées par des subjectivités individuelles – toutes infinitésimalement différentes entre elles, même si elles se recoupaient collectivement au sein de la culture qui les régissait –, ces segmentations sont désormais opérées au niveau des machines qui vectorialisent les perceptions sensorielles.” Yves Citton, Pour une écologie de l'attention, Seuil, 2014
[2] Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism, The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, PublicAffairs Books, 2019
[3] Norman Vincent Peale est un pasteur protestant américain qui a joué un rôle central dans la popularisation de la pensée positive, notamment par son ouvrage "La Puissance de la pensée positive" (1952). Ce livre a eu une grande influence et a contribué à diffuser largement les principes de la pensée positive. Joseph Murphy, un ministre de l'Église protestante de la science divine, a écrit de nombreux livres sur la pensée positive.
[4] Barbara Ehrenreich, “Comment la promotion incessante de la pensée positive a miné l'Amérique" (titre original en anglais : "Bright-Sided: How Positive Thinking Is Undermining America"),
[5] Gérard Neyrand, Critique de la pensée positive. Heureux à tout prix ? Toulouse, érès, 2014
[6] Alter, Adam (2017). Irresistible: The Rise of Addictive Technology and the Business of Keeping Us Hooked. New York: Penguin.
[7] Ronald Purser, McMindfulness, Repeater Books, 2019
[8] Morozov, Evgeny (2013). To Save Everything, Click Here. New York: Public Affairs.
[9] Newport, Cal (2019). Digital Minimalism. New York: Portfolio.
[10] Elle se distingue de l'attention individuelle en ce qu'elle met l'accent sur la dimension collective et relationnelle de l'attention. L'attention conjointe désigne le phénomène par lequel plusieurs individus orientent leur attention vers le même objet ou la même situation, en étant conscients de l'attention que les autres portent à cet objet. (Yves Citton)
[11] Une dimension essentielle de l'attention, souvent négligée dans les analyses traditionnelles. C’est une constellation de sensibilités et de pratiques qui englobent l'attention en tant que préoccupation pour le bien-être d'autrui. Le souci, qui est l'intérêt porté à ce qui rend la vie possible. La sollicitude, qui est la disposition à répondre aux besoins des autres. Et le soin, les actions concrètes pour maintenir et réparer ce qui est nécessaire à la vie.
[12] L'attention flottante est une pratique attentionnelle spécifique qui se distingue des formes plus conventionnelles d'attention par son caractère détaché, non intentionnel et ouvert à l'inattendu. Elle est liée à l'idée de suspendre les contraintes traditionnelles du raisonnement pour se laisser porter par des résonances et des associations. Il s'agit de mettre "entre parenthèses" ce que l'on sait du monde, de soi et des autres, pour accueillir ce qui émerge sans chercher à le cadrer immédiatement dans des catégories existantes. Elle accepte les "trous" et les interruptions dans le flux de la pensée, considérant que ce sont dans ces moments que peuvent émerger des associations et des idées nouvelles. (Yves Citton)
[13] Ces réseaux sont centrés sur la prise en compte attentionnée de la vulnérabilité d’autrui et visent à créer un environnement où le soin et le soutien sont prioritaires. Elles sont basées sur la reconnaissance de la solidarité et de la responsabilité collective envers les autres et promeuvent le bien commun (les communs) plutôt que l'intérêt privé. Leur objectif est de construire une société où l'attention, le souci, la préoccupation, la sollicitude et le soin (“care) sont valorisés et mis en œuvre. (Yves Citton)
L'idée d'un salut individuel, qui marque une rupture avec les conceptions collectives du bien-être spirituel, trouve ses racines dans diverses traditions religieuses et philosophiques. Dans les sociétés traditionnelles, le salut était souvent une affaire collective, où le destin de l'individu était inextricablement lié à celui de sa communauté. Le bouddhisme est souvent présenté comme une rupture avec la société sacrificielle brahmaniste, bien que des tendances individualistes existaient également au sein du brahmanisme. Cette tension entre le collectif et l'individuel est un fil conducteur important pour comprendre l'évolution des idées religieuses et spirituelles.
Initialement le bouddhisme semble mettre l'accent sur la responsabilité individuelle dans la quête de l'éveil et la cessation de la souffrance. La pratique personnelle de la méditation, de la discipline éthique et de la compréhension des enseignements devient primordiale, et non l'exécution de rites externes. Cette responsabilité individuelle face au salut a contribué à l'idée que l'individu est responsable de son propre succès, tant spirituel que matériel. En plus du salut, les traditions religieuses théorisent sur les raisons du "non-salut" (tare), la chute, le péché originel, le karma, l'ignorance, le démérite, la non-gnose, l'endettement, la culpabilité...
Cette dynamique d'intériorisation se retrouve au sein même du christianisme occidental qui a connu ses propres transformations vers une spiritualité plus personnelle : la mystique chrétienne, la mystique rhénane de Maître Eckhart, le quiétisme, la devotio moderna, jusqu'au piétisme protestant ont progressivement déplacé l'accent des rites collectifs vers l'expérience spirituelle individuelle. Ce mouvement s'est enrichi plus tard par la redécouverte et la réinterprétation des pratiques orientales - yoga, zen, méditation, tantra - dans une perspective d'épanouissement personnel, contribuant à une nouvelle forme de quête spirituelle individualisée.
De la quête spirituelle à la recherche de soi marchande
La sécularisation progressive des sociétés occidentales n'a pas fait disparaître cette quête du salut individuel, mais l'a plutôt transformée. Le désenchantement du monde décrit par Max Weber s'est accompagné d'un transfert des aspirations spirituelles vers des formes plus matérielles et mesurables de réalisation personnelle. L'éthique protestante, en valorisant le succès individuel comme signe d'élection divine, a paradoxalement préparé le terrain pour une conception entièrement sécularisée du salut, où la réussite personnelle devient une fin en soi.
Dans ce processus historique, l'individu s'éloigne progressivement des normes, significations et règles traditionnelles, et sa pratique s'intériorise. Dans la société moderne, la tendance individualiste se poursuit. Les individus ressentent le droit et l'obligation de choisir leurs propres vies, marquant un tournant par rapport aux générations précédentes. Dans l'ère néolibérale, les structures traditionnelles d'autorité s'effondrent, "l'entrepreneur de soi-même" émerge (Zuboff, 2019, p.45), les relations sociales deviennent une marchandise (Lasch, 1979), le rapport au temps et à l'espace se transforme. L'individualisation implique une plus grande autonomie et une capacité à se déterminer soi-même, tout en pouvant conduire à un isolement et à une déresponsabilisation face aux enjeux collectifs.
Cette quête historique d'un salut unifié trouve aujourd'hui son prolongement dans une offre fragmentée de services numériques. Si les traditions religieuses proposaient un chemin cohérent vers le salut, les plateformes numériques déconstruisent cette quête en modules distincts et personnalisables - bien-être, productivité, développement personnel, méditation guidée, coaching en ligne. Cette modularisation du salut, présentée comme une liberté de choix, transforme profondément notre rapport à nous-mêmes et au collectif.
La recherche de soi en modules
L'automatisation et la numérisation, en perturbant les interactions sociales et la formation de l'identité collective, ont intensifié une dynamique où l'expérience individuelle est fragmentée et réduite à des données manipulables[1]. L'attention est devenue la ressource rare par excellence de notre époque (Wu, 2016), qui transforme l'attention en capital, développe des technologies de “capture attentionnelle”, crée une nouvelle forme de “prolétariat cognitif” (avoir accès, ou ne pas l’avoir), établissant ainsi de nouvelles formes de domination basées sur le “nudge” et “la modulation” (tuning) plutôt que “la discipline” (coercition), donnant l’apparence de respecter les libertés individuelles. La modulation est un système de contrôle social dans lequel des algorithmes, et pas seulement des "nudges", sont utilisés pour façonner les désirs, les émotions et les préférences des individus[2]. Si les désirs, les émotions et les préférences sont conformes, aucune coercition n’est nécessaire. Ce qui a l’air d’être le résultat d’un choix individuel peut être en grande partie “modulé”.
La modulation comme nouvelle forme de contrôle
Simultanément, la publicité s'adresse directement à l'individu, le plaçant au centre de son message. Elle crée l'illusion que la consommation d'objets ou de relations permet d'atteindre le bonheur et l'épanouissement personnel. Ce discours individualiste encourage une vision égocentrique du monde où l'individu est le principal acteur de sa propre réussite et de son bien-être. Les individus sont ainsi modulés, leurs désirs et comportements subtilement orientés par des algorithmes qui apprennent à anticiper et façonner leurs choix.
Le narcissisme, tel que défini par Christopher Lasch, devient alors une quête insatiable de validation par le regard des autres, une recherche constante de reconnaissance et d'approbation. Les "likes" et les autres formes de reconnaissance en ligne sont perçus comme une source de validation et deviennent un objectif en soi. Les médias sociaux transforment l'attention en une ressource homogénéisée et mesurable, pendant que les individus sont incités à se mettre en scène dans une quête perpétuelle de visibilité.
Cette modulation n'opère plus par la contrainte directe mais par le façonnage subtil des désirs et des comportements, donnant l'illusion du libre choix tout en servant les intérêts du marché. L'individu "entrepreneur de soi-même" devient paradoxalement le produit d'un système qui le pousse à "se découvrir" et à optimiser constamment sa "valeur" personnelle selon des critères préétablis.Cette quête historique d'un salut unifié trouve aujourd'hui son prolongement dans une offre fragmentée de services numériques. Si les traditions religieuses proposaient un chemin cohérent vers le salut, les plateformes numériques déconstruisent cette quête en modules distincts et personnalisables - bien-être, productivité, développement personnel, méditation guidée, coaching en ligne. Cette modularisation du salut, présentée comme une liberté de choix, transforme profondément notre rapport à nous-mêmes et au collectif.
La captation d’une ressource rare et précieuse
Le néolibéralisme promeut un individualisme forcené (Lasch, 1979), où l'individu est perçu comme un entrepreneur de soi-même. Cette logique fragmente le lien social, détruit les solidarités traditionnelles et isole les individus. Si pendant longtemps cette destruction de l'État providence s'est faite sous couvert d'une rhétorique de l'efficacité et de la responsabilisation individuelle (newspeak néolibéral), nous assistons aujourd'hui à une phase plus agressive. Le populisme autoritaire contemporain, allié objectif du néolibéralisme, assume ouvertement le démantèlement des protections sociales tout en renforçant les fonctions régaliennes et répressives de l'État (police, justice, armée). Cette évolution marque un tournant : l'État n'est plus seulement désengagé au profit du marché, il devient activement un instrument de coercition au service des intérêts privés. Les individus sont alors moins enclins à s'engager collectivement et davantage concentrés sur leur survie individuelle, pendant que les médias, souvent détenus par ces mêmes intérêts économiques, déforment et fabriquent la réalité pour servir les objectifs du pouvoir.
Le discours politique est transformé en divertissement, privilégiant les aspects sensationnalistes et marginalisant les débats de fond. Cette approche superficielle décourage l'engagement civique et donne l'impression que la politique est un jeu auquel les citoyens ne peuvent rien changer. Les citoyens sont réduits à un rôle de spectateur passif, ce qui renforce leur sentiment d'impuissance. Face à cette dépossession collective, ils sont habilement guidés vers des solutions individuelles : le développement personnel, la quête du bien-être, et surtout, l'adoption d'une attitude "positive" face aux défis de la vie. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre l'essor et le rôle de la pensée positive dans notre société contemporaine.
A qui profite la pensée positive ?
La “pensée positive” est une approche individualiste qui promeut l'idée que le bonheur se trouve en soi, par un travail personnel, indépendamment des situations extérieures (Neyrand, 2024). C’est, dans la pratique, une idéologie liée au néolibéralisme, qui contribue à hyper-responsabiliser les individus tout en les éloignant des structures collectives et solidaires. La “pensée positive” a des fondements religieux[3] avec une volonté de scientificité, notamment par la psychologie positive, qui met l'accent sur les aspects positifs de l'être humain, comme le bonheur, le bien-être et l'épanouissement personnel. Elle cherche à prouver, par des méthodes prétendument scientifiques, que son fonctionnement est réaliste. La psychologie positive est soutenue aux États-Unis par des fondations religieuses (p.e. John Templeton Foundation) qui fournissent des millions de dollars pour la recherche (Neyrand, 2024).
Le concept de “pensée positive critique[4]” ne rejette pas tout aspect positif de la pensée positive. Elle met en garde contre ses dérives lorsqu'elle est instrumentalisée par le néolibéralisme. Cela signifie qu'il est possible de considérer l'optimisme et le bien-être comme des objectifs valables, mais il est essentiel de ne pas les séparer des réalités sociales, économiques et politiques. La pensée positive ne doit pas servir à masquer ou à justifier les inégalités et les injustices.
Une idéologie du néolibéralisme
Selon Gérard Neyrand[5], la pensée positive est une idéologie du néolibéralisme qui individualise les problèmes sociaux, déresponsabilise les structures de domination, crée une nouvelle forme de culpabilité et alimente le narcissisme contemporain. Chaque individu possède en lui-même les ressources nécessaires pour atteindre le bonheur et le bien-être, ce qui nie les déterminations sociales et psychiques. En hyper-responsabilisant les individus, elle contribue à les enfermer dans leurs rôles sociaux (svadharma). Elle alimente le narcissisme contemporain en encourageant l'individu à se centrer sur lui-même et à rechercher une "meilleure version de soi". Elle s'inscrit dans une quête de perfectionnement individuel et de validation par le regard des autres plutôt que dans une action collective. Le capitalisme a besoin d'éloigner les individus des conceptions de leur propre déterminisme, et la pensée positive est un outil pour cela. De plus, elle est un discours individualisant et apolitique qui bénéficie au néolibéralisme.
Neyrand dénonce la "neuromanie", c'est-à-dire la tendance à tout expliquer par le fonctionnement du cerveau, ce qui occulte la complexité des fonctionnements psychiques et humains. Il remet en question l'idée que le bonheur est un état stable et atteignable, rappelant que le concept de bonheur est indéterminé et lié à l'imagination. L'individualisme, le narcissisme et la pensée positive créent un terrain fertile pour “l'addiction programmée[6]” en façonnant des individus plus susceptibles d'être captés par les mécanismes de contrôle social du capitalisme contemporain.
“McMindfulness”
La pleine conscience, ou “mindfulness”, souvent présentée comme une pratique de réduction du stress et d'amélioration du bien-être, est en réalité devenue, selon Ronald Purser[7], une pratique "spiritualité capitaliste" qui sert les intérêts du néolibéralisme. Cette approche, qu'il nomme "McMindfulness", privatise la pratique en la détachant de ses fondements éthiques et sociaux bouddhistes, pour l'adapter aux exigences du monde de l'entreprise. Ainsi, elle encourage une forme d'attention individualisée, centrée sur l'amélioration de la performance personnelle plutôt que sur une prise de conscience des problèmes sociaux ou des inégalités. La pleine conscience, dans sa version "McMindfulness", est donc une forme d’attention qui, à l'instar de la pensée positive, détourne l'individu d'une réflexion critique sur le système et le pousse à s'adapter plutôt qu'à le remettre en question.
Cette instrumentalisation de la pleine conscience par le monde de l'entreprise n'est qu'un exemple parmi d'autres de la façon dont le capitalisme contemporain récupère et transforme les pratiques potentiellement émancipatrices en outils de contrôle social. En promettant une forme de bien-être individuel compatible avec les exigences de la productivité, le "McMindfulness" prépare le terrain pour des formes plus sophistiquées de manipulation comportementale. Cette logique d'adaptation individuelle, plutôt que de transformation collective, s'inscrit parfaitement dans un système plus large où l'addiction n'est plus un effet secondaire mais devient un véritable mode de gouvernance.
L'addiction programmée comme mode de gouvernement
Non seulement tous les problèmes sociaux complexes sont considérés par le capitalisme contemporain comme des situations pouvant être résolues par des solutions technologiques simples et calculables[8], mais il développe également des mécanismes sophistiqués de contrôle social, en particulier en exploitant les vulnérabilités psychiques et cognitives des individus. Il s'appuie pour cela sur une ingénierie de l'addiction qui opère à plusieurs niveaux : l’addiction attentionnelle, avec des notifications et des scrolls infinis, l’addiction consumériste, via l'obsolescence programmée, l’addiction financière, par le crédit facile, et l’addiction sociale, à travers la validation par les pairs et la peur de manquer quelque chose. L'ensemble de ces mécanismes est soutenu par des connaissances issues des neurosciences, de la psychologie comportementale et de l'économie comportementale. L'individualisme et le narcissisme, alimentés par la pensée positive, rendent les individus plus vulnérables à ces techniques de manipulation en les incitant à rechercher des gratifications immédiates et une validation externe. En conséquence, cette addiction programmée conduit à un épuisement attentionnel, à l'anxiété sociale et à la dépendance aux écrans, et affaiblit la pensée critique et la démocratie délibérative, servant ainsi des objectifs de prévisibilité des comportements, de docilité sociale et de maximisation du profit. Face à ce système, des formes de résistance émergent, telles que les digital detox, les pratiques de minimalisme et les communautés "low tech", ainsi que la nécessité de repenser collectivement les dispositifs technologiques et économiques (Newport, 2019)[9].
Vers une attention libérée
Pour contrer les mécanismes de captation et de manipulation de l'attention, en particulier via les technologies numériques et la pensée positive, il est crucial de développer une conscience critique des déterminismes sociaux et médiatiques qui influencent nos perceptions et nos choix. Il faut se réapproprier le temps mental en pratiquant la "digital detox", la concentration profonde et la lecture lente, et cultiver “l'attention conjointe[10]” lors d'interactions en présence, basées sur la réciprocité et le “care”[11].
Une éthique de l'attention doit guider nos choix, favorisant une “attention flottante[12]” qui suspend les jugements hâtifs, et nous sort du réductionnisme moral “like-hate”. La résistance passe par l'action collective pour construire des réseaux du “care”[13], défendre les communs attentionnels, promouvoir une démocratie de l'attention, et reconsidérer notre rapport au temps (Citton, 2014). “Attention is money”, du “temps de cerveau disponible”. Il s'agit d'un projet politique visant à retrouver une attention réellement nôtre, au-delà des automatismes et des sollicitations extérieures.
Une attention tournée vers la vie
Pour Yves Citton, 'l'attention flottante' est une pratique paradoxale qui met en avant le détachement comme voie vers une compréhension et une individuation plus profondes. Face à un système néolibéral qui cherche à capter et diriger notre attention de manière utilitaire, elle propose une forme d'attention non instrumentale. Loin d'être une simple distraction, elle consiste à ne pas focaliser intentionnellement son attention afin de se libérer des pré-paramétrages et d'accéder à une 'plus-value inter-attentionnelle'. Là où le néolibéralisme valorise la performance individuelle mesurable, l'attention flottante cultive une forme de connaissance collective qui échappe à la quantification.
Cette approche, combinée aux pratiques du care, offre une alternative concrète au modèle néolibéral de l'entrepreneur de soi-même. En effet, les réseaux du care, en mettant l'accent sur l'interdépendance et la vulnérabilité partagée, s'opposent directement à l'idéologie de la responsabilité individuelle. Ils réintroduisent la dimension collective là où le néolibéralisme cherche à l'effacer.
A qui profite la pensée positive ?
La “pensée positive” est une approche individualiste qui promeut l'idée que le bonheur se trouve en soi, par un travail personnel, indépendamment des situations extérieures (Neyrand, 2024). C’est, dans la pratique, une idéologie liée au néolibéralisme, qui contribue à hyper-responsabiliser les individus tout en les éloignant des structures collectives et solidaires. La “pensée positive” a des fondements religieux[3] avec une volonté de scientificité, notamment par la psychologie positive, qui met l'accent sur les aspects positifs de l'être humain, comme le bonheur, le bien-être et l'épanouissement personnel. Elle cherche à prouver, par des méthodes prétendument scientifiques, que son fonctionnement est réaliste. La psychologie positive est soutenue aux États-Unis par des fondations religieuses (p.e. John Templeton Foundation) qui fournissent des millions de dollars pour la recherche (Neyrand, 2024).
Le concept de “pensée positive critique[4]” ne rejette pas tout aspect positif de la pensée positive. Elle met en garde contre ses dérives lorsqu'elle est instrumentalisée par le néolibéralisme. Cela signifie qu'il est possible de considérer l'optimisme et le bien-être comme des objectifs valables, mais il est essentiel de ne pas les séparer des réalités sociales, économiques et politiques. La pensée positive ne doit pas servir à masquer ou à justifier les inégalités et les injustices.
Une idéologie du néolibéralisme
Selon Gérard Neyrand[5], la pensée positive est une idéologie du néolibéralisme qui individualise les problèmes sociaux, déresponsabilise les structures de domination, crée une nouvelle forme de culpabilité et alimente le narcissisme contemporain. Chaque individu possède en lui-même les ressources nécessaires pour atteindre le bonheur et le bien-être, ce qui nie les déterminations sociales et psychiques. En hyper-responsabilisant les individus, elle contribue à les enfermer dans leurs rôles sociaux (svadharma). Elle alimente le narcissisme contemporain en encourageant l'individu à se centrer sur lui-même et à rechercher une "meilleure version de soi". Elle s'inscrit dans une quête de perfectionnement individuel et de validation par le regard des autres plutôt que dans une action collective. Le capitalisme a besoin d'éloigner les individus des conceptions de leur propre déterminisme, et la pensée positive est un outil pour cela. De plus, elle est un discours individualisant et apolitique qui bénéficie au néolibéralisme.
Neyrand dénonce la "neuromanie", c'est-à-dire la tendance à tout expliquer par le fonctionnement du cerveau, ce qui occulte la complexité des fonctionnements psychiques et humains. Il remet en question l'idée que le bonheur est un état stable et atteignable, rappelant que le concept de bonheur est indéterminé et lié à l'imagination. L'individualisme, le narcissisme et la pensée positive créent un terrain fertile pour “l'addiction programmée[6]” en façonnant des individus plus susceptibles d'être captés par les mécanismes de contrôle social du capitalisme contemporain.
“McMindfulness”
La pleine conscience, ou “mindfulness”, souvent présentée comme une pratique de réduction du stress et d'amélioration du bien-être, est en réalité devenue, selon Ronald Purser[7], une pratique "spiritualité capitaliste" qui sert les intérêts du néolibéralisme. Cette approche, qu'il nomme "McMindfulness", privatise la pratique en la détachant de ses fondements éthiques et sociaux bouddhistes, pour l'adapter aux exigences du monde de l'entreprise. Ainsi, elle encourage une forme d'attention individualisée, centrée sur l'amélioration de la performance personnelle plutôt que sur une prise de conscience des problèmes sociaux ou des inégalités. La pleine conscience, dans sa version "McMindfulness", est donc une forme d’attention qui, à l'instar de la pensée positive, détourne l'individu d'une réflexion critique sur le système et le pousse à s'adapter plutôt qu'à le remettre en question.
Cette instrumentalisation de la pleine conscience par le monde de l'entreprise n'est qu'un exemple parmi d'autres de la façon dont le capitalisme contemporain récupère et transforme les pratiques potentiellement émancipatrices en outils de contrôle social. En promettant une forme de bien-être individuel compatible avec les exigences de la productivité, le "McMindfulness" prépare le terrain pour des formes plus sophistiquées de manipulation comportementale. Cette logique d'adaptation individuelle, plutôt que de transformation collective, s'inscrit parfaitement dans un système plus large où l'addiction n'est plus un effet secondaire mais devient un véritable mode de gouvernance.
L'addiction programmée comme mode de gouvernement
Non seulement tous les problèmes sociaux complexes sont considérés par le capitalisme contemporain comme des situations pouvant être résolues par des solutions technologiques simples et calculables[8], mais il développe également des mécanismes sophistiqués de contrôle social, en particulier en exploitant les vulnérabilités psychiques et cognitives des individus. Il s'appuie pour cela sur une ingénierie de l'addiction qui opère à plusieurs niveaux : l’addiction attentionnelle, avec des notifications et des scrolls infinis, l’addiction consumériste, via l'obsolescence programmée, l’addiction financière, par le crédit facile, et l’addiction sociale, à travers la validation par les pairs et la peur de manquer quelque chose. L'ensemble de ces mécanismes est soutenu par des connaissances issues des neurosciences, de la psychologie comportementale et de l'économie comportementale. L'individualisme et le narcissisme, alimentés par la pensée positive, rendent les individus plus vulnérables à ces techniques de manipulation en les incitant à rechercher des gratifications immédiates et une validation externe. En conséquence, cette addiction programmée conduit à un épuisement attentionnel, à l'anxiété sociale et à la dépendance aux écrans, et affaiblit la pensée critique et la démocratie délibérative, servant ainsi des objectifs de prévisibilité des comportements, de docilité sociale et de maximisation du profit. Face à ce système, des formes de résistance émergent, telles que les digital detox, les pratiques de minimalisme et les communautés "low tech", ainsi que la nécessité de repenser collectivement les dispositifs technologiques et économiques (Newport, 2019)[9].
Vers une attention libérée
Pour contrer les mécanismes de captation et de manipulation de l'attention, en particulier via les technologies numériques et la pensée positive, il est crucial de développer une conscience critique des déterminismes sociaux et médiatiques qui influencent nos perceptions et nos choix. Il faut se réapproprier le temps mental en pratiquant la "digital detox", la concentration profonde et la lecture lente, et cultiver “l'attention conjointe[10]” lors d'interactions en présence, basées sur la réciprocité et le “care”[11].
Une éthique de l'attention doit guider nos choix, favorisant une “attention flottante[12]” qui suspend les jugements hâtifs, et nous sort du réductionnisme moral “like-hate”. La résistance passe par l'action collective pour construire des réseaux du “care”[13], défendre les communs attentionnels, promouvoir une démocratie de l'attention, et reconsidérer notre rapport au temps (Citton, 2014). “Attention is money”, du “temps de cerveau disponible”. Il s'agit d'un projet politique visant à retrouver une attention réellement nôtre, au-delà des automatismes et des sollicitations extérieures.
Une attention tournée vers la vie
Pour Yves Citton, 'l'attention flottante' est une pratique paradoxale qui met en avant le détachement comme voie vers une compréhension et une individuation plus profondes. Face à un système néolibéral qui cherche à capter et diriger notre attention de manière utilitaire, elle propose une forme d'attention non instrumentale. Loin d'être une simple distraction, elle consiste à ne pas focaliser intentionnellement son attention afin de se libérer des pré-paramétrages et d'accéder à une 'plus-value inter-attentionnelle'. Là où le néolibéralisme valorise la performance individuelle mesurable, l'attention flottante cultive une forme de connaissance collective qui échappe à la quantification.
Cette approche, combinée aux pratiques du care, offre une alternative concrète au modèle néolibéral de l'entrepreneur de soi-même. En effet, les réseaux du care, en mettant l'accent sur l'interdépendance et la vulnérabilité partagée, s'opposent directement à l'idéologie de la responsabilité individuelle. Ils réintroduisent la dimension collective là où le néolibéralisme cherche à l'effacer.
Lorsque l'attention flottante est croisée avec d'autres formes d'attention (comme 'l'attention conjointe'), elle peut produire une "plus-value inter-attentionnelle", c'est-à-dire des sensibilités et des connaissances nouvelles, supérieures à la somme des savoirs apportés par chacun. À l'opposé de la logique marchande qui fragmente et monétise l'attention, cette approche crée des espaces de résistance où peuvent émerger des formes alternatives de relation à soi et aux autres.
Conclusion
Le parcours de l'individualisme, du salut religieux aux technologies numériques, révèle une constante tension entre émancipation et aliénation. Si la pensée positive et les technologies attentionnelles semblent offrir des voies de développement personnel, elles servent avant tout les mécanismes de contrôle et d'accumulation du capitalisme contemporain. La marchandisation systématique de nos aspirations les plus profondes - qu'elles soient spirituelles ou existentielles - n'est que le dernier avatar d'un système qui transforme toute quête de sens en opportunité de profit. Face à cette situation, l'attention flottante et les pratiques du care émergent comme des alternatives prometteuses, réintroduisant une dimension collective et politique dans notre rapport au monde. Ces pratiques ouvrent la voie à une forme d'individualité plus équilibrée, capable de résister aux sirènes du narcissisme numérique tout en cultivant une attention authentique à soi et aux autres.
Pour approfondir (titres au complet dans les notes):
Théorie fondamentale
1 Lasch, Christopher (1979). La Culture du narcissisme. Paris: Flammarion.
2 Citton, Yves (2014). Pour une écologie de l'attention. Paris: Seuil.
3 Zuboff, Shoshana (2019). The Age of Surveillance Capitalism. New York: Public Affairs
Technologies et attention
4 Alter, Adam (2017). Irresistible: The Rise of Addictive Technology and the Business of Keeping Us Hooked
5 Wu, Tim (2016). The Attention Merchants. New York: Knopf.
6 Morozov, Evgeny (2013). To Save Everything, Click Here. New York: Public Affairs.
7 Newport, Cal (2019). Digital Minimalism. New York: Portfolio.
Pensée positive et libéralisme
8 Neyrand, Gérard (2024). Critique de la pensée positive. Paris: Erès.
9 Ehrenreich, Barbara (2009), Bright-Sided. Metropolitan Books.
10 Stiegler, Bernard (2015). La Société automatique 1 : L'avenir du travail. Paris: Fayard
Care et collectif
11 Dardot, Pierre & Laval, Christian (2014). Commun. Paris: La Découverte.
12 Fraser, Nancy (2016). "Capitalism's Crisis of Care". Dissent.
13 Illich, Ivan (1973). La Convivialité. Paris: Seuil.
14 Rouvroy, Antoinette & Berns> Thomas (2013). "Gouvernementalité algorithmique et perspectives d'émancipation". Réseaux.
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[1] "Pendant des millénaires, nous avons appris à prêter attention à des formes relevant de l’imaginaire (imagos, Gestalt, patterns) ; les nouveaux dispositifs numériques analysent ces formes en données discrètes (data, bits, digits), qui relèvent de logiques symboliques. Alors que les segmentations du continuum sensoriel (les couleurs de l’arc-en-ciel, les notes de la gamme musicale) étaient opérées par des subjectivités individuelles – toutes infinitésimalement différentes entre elles, même si elles se recoupaient collectivement au sein de la culture qui les régissait –, ces segmentations sont désormais opérées au niveau des machines qui vectorialisent les perceptions sensorielles.” Yves Citton, Pour une écologie de l'attention, Seuil, 2014
[2] Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism, The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, PublicAffairs Books, 2019
[3] Norman Vincent Peale est un pasteur protestant américain qui a joué un rôle central dans la popularisation de la pensée positive, notamment par son ouvrage "La Puissance de la pensée positive" (1952). Ce livre a eu une grande influence et a contribué à diffuser largement les principes de la pensée positive. Joseph Murphy, un ministre de l'Église protestante de la science divine, a écrit de nombreux livres sur la pensée positive.
[4] Barbara Ehrenreich, “Comment la promotion incessante de la pensée positive a miné l'Amérique" (titre original en anglais : "Bright-Sided: How Positive Thinking Is Undermining America"),
[5] Gérard Neyrand, Critique de la pensée positive. Heureux à tout prix ? Toulouse, érès, 2014
[6] Alter, Adam (2017). Irresistible: The Rise of Addictive Technology and the Business of Keeping Us Hooked. New York: Penguin.
[7] Ronald Purser, McMindfulness, Repeater Books, 2019
[8] Morozov, Evgeny (2013). To Save Everything, Click Here. New York: Public Affairs.
[9] Newport, Cal (2019). Digital Minimalism. New York: Portfolio.
[10] Elle se distingue de l'attention individuelle en ce qu'elle met l'accent sur la dimension collective et relationnelle de l'attention. L'attention conjointe désigne le phénomène par lequel plusieurs individus orientent leur attention vers le même objet ou la même situation, en étant conscients de l'attention que les autres portent à cet objet. (Yves Citton)
[11] Une dimension essentielle de l'attention, souvent négligée dans les analyses traditionnelles. C’est une constellation de sensibilités et de pratiques qui englobent l'attention en tant que préoccupation pour le bien-être d'autrui. Le souci, qui est l'intérêt porté à ce qui rend la vie possible. La sollicitude, qui est la disposition à répondre aux besoins des autres. Et le soin, les actions concrètes pour maintenir et réparer ce qui est nécessaire à la vie.
[12] L'attention flottante est une pratique attentionnelle spécifique qui se distingue des formes plus conventionnelles d'attention par son caractère détaché, non intentionnel et ouvert à l'inattendu. Elle est liée à l'idée de suspendre les contraintes traditionnelles du raisonnement pour se laisser porter par des résonances et des associations. Il s'agit de mettre "entre parenthèses" ce que l'on sait du monde, de soi et des autres, pour accueillir ce qui émerge sans chercher à le cadrer immédiatement dans des catégories existantes. Elle accepte les "trous" et les interruptions dans le flux de la pensée, considérant que ce sont dans ces moments que peuvent émerger des associations et des idées nouvelles. (Yves Citton)
[13] Ces réseaux sont centrés sur la prise en compte attentionnée de la vulnérabilité d’autrui et visent à créer un environnement où le soin et le soutien sont prioritaires. Elles sont basées sur la reconnaissance de la solidarité et de la responsabilité collective envers les autres et promeuvent le bien commun (les communs) plutôt que l'intérêt privé. Leur objectif est de construire une société où l'attention, le souci, la préoccupation, la sollicitude et le soin (“care) sont valorisés et mis en œuvre. (Yves Citton)